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Ukraine

gays, envers et contre tous

Yakiv Riboukine, 22 ans, coordonne le centre LGBT+ depuis 2018. © Michel Despratx

Attisée par l’extrême droite, l’homophobie reste virulente à Kharkiv. Complaisance de la police, passivité de la justice. Pourtant, ni les insultes ni les coups n’ont découragé les membres de Sphère, pionnière des organisations de défense des droits LGBT+. Un dossier à retrouver dans notre magazine d'enquêtes et de reportages La Chronique.

On le sent nerveux devant l’entrée en fer forgé, peinte en bleu électrique. D’un geste brusque, il la franchit en serrant fort, dans sa main gauche, un objet aux contours imprécis. Sept autres garçons poussent dans son dos, un masque à gaz sur le visage. L’un après l’autre, ils disparaissent en s’engouffrant dans l’escalier qui conduit au sous-sol. C’était le soir du 4 juin 2018, à Kharkiv, une ville d’Ukraine d’un million et demi d’habitants. Huit activistes d’extrême droite avaient décidé de frapper dur contre l’installation d’un centre communautaire LGBT+. En bas, dans le local tout juste inauguré, dix personnes assistaient à un cours d’anglais.

« On a entendu un fracas. Ils défonçaient le lavabo et la vaisselle. J’ai vu une main qui jetait vers nous une grenade lacrymogène, puis leurs silhouettes repartir en courant vers l’escalier ».

Yakiv Riboukine, étudiant de 22 ans

Yakiv Riboukine, étudiant de 22 ans et membre de Sphere © Michel Despratx

C’est Yakiv Riboukine qui nous décrit la scène, vidéosurveillance à l’appui. Cet étudiant en publicité de 22 ans coordonne le centre LGBT+ depuis son ouverture, en 2018. Nous avons fait les comptes. Ces quatre dernières années, à Kharkiv, Sphère a encaissé 30 attaques homophobes. « On a tout eu, résume Vera Chernygina, gazage, jet d’oeufs, de peinture ; crachats, insultes, coups, saccages ; seaux d’urine, de foie et de sang de poulet ; excréments ». Cheveux blonds et courts, Vera, 38 ans, est une pionnière du mouvement LGBT+ ukrainien. Née à Kharkiv dans une famille homophobe et conservatrice, elle a créé, en 2006, la première organisation lesbienne féministe de la ville : Sphère.

« À cette époque, nous nous réunissions à quelques femmes pour parler de violence conjugale, de nos droits, du féminisme et de l’homosexualité… Isolées et discrètes. Puis, vers 2017, on s’est décidées à exister en société. On a organisé la première Gay Pride de l’histoire de Kharkiv, et nous avons ouvert ce lieu communautaire ».

UN REFUGE FACE AU REJET

Dans ce sous-sol voûté rempli de symboles arc-en-ciel, des femmes et des hommes LGBT+ vont et viennent tous les jours. Ils s’informent, débattent des questions de genre. Ils planifient des actions publiques, projettent des films et lisent des textes féministes. Ce samedi, c’est une chorale qui occupe la salle du fond, au sol couvert d’un gazon synthétique. Dix femmes et trois hommes, âgés de 17 à 42 ans, chantent de vieilles chansons ukrainiennes autour du piano électrique. Informaticienne, dentiste, flûtiste, illustratrice ; tous ont subi, en famille ou en société, un rejet agressif de leur orientation sexuelle.

Faye, la plus jeune, a les cheveux ras sur un côté. Régulièrement, dans la rue, des inconnus lui demandent de s’en justifier. Toujours des hommes. « Une coiffure différente, pour une femme, c’est se voir accusée d’être pute, féministe, ou lesbienne ». Quand les parents de Faye ont découvert son homosexualité, ils ont voulu l’envoyer dans un hôpital psychiatrique. Marie, artiste numérique de 18 ans, n’affiche rien de repérable. Un jour qu’un inconnu la drague dans le métro, elle lui renvoie qu’elle est lesbienne. « Le mec m’insulte, devient comme fou, me secoue par les épaules et me cogne la tête contre un mur. Heureusement, des passants l’ont fait fuir ».

L’aînée du groupe, l’informaticienne Olena, a révélé son orientation sexuelle en famille neuf ans plus tôt, quand son père proposait d’enfermer au goulag tous les homosexuels. « Je lui ai rétorqué : tu peux commencer par moi ! Depuis, fini. Il ne me parle plus ». Il y a quatre ans, ils ont tous vu la haine homophobe ordinaire se muer en violence d’extrême droite organisée. C’était le 17 mai 2017. Sphère lançait la première action LGBT+ dans une rue de la ville.

DES PLAINTES EN PAGAILLE

Ce jour-là, huit lesbiennes féministes, coiffées de tulle et de couleurs joyeuses, se positionnent à l’entrée du palais des mariages, le bâtiment municipal où habituellement les couples hétérosexuels se jurent fidélité jusqu’à la mort. Soudain arrivent à pied 50 hommes, matraques et bombes lacrymogènes à la main. Yakiv, 17 ans à l’époque, accompagnait la noce lesbienne avec son petit ami. « Ils nous encerclent, nous traitent de pédés pervers et nous crachent dessus. Un gars me cogne à la mâchoire ».

Les assaillants brûlent un drapeau arc-en-ciel, lancent des lacrymogènes et s’affrontent à 15 policiers. Les fausses mariées s’éparpillent en courant. Des policiers les aident à évacuer. Sphère déposera plainte pour violences. Des mois plus tard, le tribunal prononcera un non-lieu. « Manque d’éléments à charge ». Ce délit, impuni, est le premier d’une longue liste.

« Un soir, nous étions 170 entassés ici pour fêter le Nouvel An 2019. Quatre inconnus sont venus poser ce cadenas sur la grille de l’entrée, nous bloquant au sous-sol pendant des heures. En manque d’air, deux personnes ont fait un malaise. S’il y avait eu un incendie, on y passait ».

Vera, cofondatrice de l'ONG Sphere

Sur le cadenas, scié par la police, est collé un logo : « Ordre et Tradition ». C’est le nom d’un groupe d’extrême droite ultra conservateur créé en 2016. Chrétien. Anti-Roms. Antirusses. Homophobe. Mais surtout, violent, armé, et entraîné au combat. L’un de ses chefs, Ivan Pilipchuk, poste en ligne des photos de Mein Kampf et de lui effectuant le salut nazi.

« Cela fait trois ans que la police a les preuves, se désole Vera, la vidéo, le cadenas, la signature des assaillants, et on ne sait même pas si la police les a interrogés ».

Vera, cofondatrice de l'ONG Sphere dans les locaux © Michel Despratx

Depuis quatre ans, Sphère et ses proches ont déposé 30 plaintes. Aujourd’hui, seulement trois font l’objet d’une enquête. Pourquoi ? Le parquet n’a pas répondu à nos questions.

Mais l’avocate de Sphère, Tamila Biespalaya, explique : « Les plaintes pour “violence”, “entrave à rassemblement pacifique de citoyens” ou “violation des droits à l’orientation sexuelle” (dans notre Code pénal, le crime homophobe n’existe pas) sont classées sans suite ou restent entre les mains des policiers, qui “oublient” de les transmettre au procureur. Le policier ukrainien ne prend pas au sérieux la violence homophobe. Tant qu’il n’y a pas de blessés, il s’en fout ».

Résultat : l’extrême droite homophobe sait comment échapper aux juges. Elle vandalise, harcèle, mais évite d’abîmer les corps. Sa tactique ? Priver Sphère de chaque parcelle d’espace public. Début 2019, ses militants sont au courant que les deux dirigeantes de l’organisation LGBT+, Vera, et sa complice Anna Chahyrina (43 ans), sont en train de préparer l’impensable : une Gay Pride à Kharkiv. Anna vient défendre le projet au conseil municipal, peuplé d’élus hostiles, armés d’une pétition de 5 837 citoyens opposés à la marche. Dix représentants d’Ordre et Tradition et d’autres groupuscules prétendent « empêcher les pervers de débaucher les enfants ».

De leur côté, ils veulent organiser 11 contre-manifestations sur le trajet de la Gay Pride. Le maire les soutient sur le coup, avant de revenir rapidement sur sa décision sous la pression des ambassadeurs d’Allemagne, de Suède, de Grande-Bretagne et des organisateurs de l’EuroPride.

Vera Chernygina, cofondatrice et présidente de Sphère, devant la façade du centre LGBT+ © Michel Despratx.

ATTAQUER N’EST PAS FRAPPER

L’extrême droite n’encaisse pas. Trois jours avant la Pride, des « patriotes » bloquent l’entrée d’une conférence sur la tolérance organisée par Sphère dans le musée de la ville. Beaucoup portent les insignes de Freikor : une organisation militaro-patriotique et suprémaciste, fondée en 2018 par des vétérans du Donbass¹. Ils aspergent l’orateur avec un liquide vert.

La police n’arrête personne, et s’en explique : « On ne peut pas les empêcher d’assister à un événement public ! »

Anna répond : « Mais attendez : vous voyez bien que là, ils nous attaquent ! ».

« Oui, réplique le gradé, mais ils ne vous frappent pas ».

Content, le chef du commando Freikor peut déclarer avec malice : « Nous sommes juste venus discuter ».

Discussion infructueuse : trois jours plus tard, le 15 septembre 2019, plus de 2 000 personnes convergent vers une place de la ville. Énorme succès de la Gay Pride. Mais ce n’est pas un défilé tranquille. C’est une ronde, entourée de clôtures et de policiers en protection. Les groupes d’extrême droite encerclent tout ce monde en lançant des œufs sur les arrivants. Daniel, un garçon de 17 ans, ne parviendra jamais à entrer dans le défilé. Un homophobe crache sur sa petite amie aux cheveux roses. Il va pour la défendre, dix hommes le rouent de coups et écrasent des mégots sur son corps. « Je n’ai plus de fils », dira plus tard son père en découvrant que Daniel voulait participer à la marche des homosexuels. « Vous avez déshonoré notre établissement », le sermonnera ensuite le directeur de son lycée…

À la fin de la Gay Pride, la police doit évacuer les gens dans des autobus, et assurer leur protection jusqu’au métro. Ces derniers mois, les homophobes ont multiplié les attaques. Ils ont bombé sur la façade une croix orthodoxe et des slogans.

« Mort aux LGBT ».

« Avorteurs assassins ».

« Pervers ».

« Sodome ».

Ils se sont menottés à la grille pour empêcher une réunion. Ils ont brisé deux fenêtres qui donnaient sur la rue.

« On a dû installer cinq caméras de surveillance, une grosse ventilation pour les attaques au gaz, des extincteurs et une alarme reliée à une boîte de sécu privée », égrène Vera. Pour limiter les collisions, Sphère se fait plus discrète.

« On organise moins de débats publics. On réduit les apparitions ».

Face aux violences, Vera cherche surtout à rester solide.

« Ça va. Je ne me sens pas traquée à chaque instant. Mais après une attaque, je vois un psy pour conserver mes forces ».

Yacha aussi a eu besoin d’un soutien psychologique. Son conflit avec les homophobes a commencé très jeune.

« L’année de mes 15 ans, j’ai fait un coming out en ligne. J’ai choisi la date du 1er avril pour dire, si ça dégénérait, que c’était une blague. J’avais bien fait : des garçons du lycée ont posté en réponse : “Trouvez-le et tuez-le”. Personne n’a cru à la blague : je suis devenu “le pédé”. Alors, j’ai arrêté de mentir ».

Après qu’un homophobe a cogné sa mâchoire en 2017, Yakiv a démarré une thérapie. « J’y ai passé plus d’un an, mais ça m’a aidé à remplacer la peur par une sorte de fureur militante ».

Yakiv n’agresse jamais ses adversaires. Mais il prend des leçons d’autodéfense et de secourisme.

Anna, cofondatrice de Sphere

LE CONSERVATISME EN RECUL

Bientôt, une bénévole de Sphère va démarrer une petite révolution. Daria Nagayivska dirige une ONG féministe. Pendant un an, elle va enseigner à des centaines de policiers de Kharkiv les droits des LGBT+.

« Je vais leur expliquer ce qu’est une discrimination. Et déconstruire, avec eux, la croyance que l’homosexualité est une maladie, ou que la visibilité des LGBT+ dans la société rendra leurs enfants homosexuels… ».

La formation est financée par le National Democratic Institute, un think tank lié au gouvernement américain qui a aidé la « révolution orange »², en Ukraine, et combattu celle de Chávez, au Venezuela. Si les Ukrainiens restent majoritairement hostiles au mariage gay, Daria note que plusieurs petits changements, poussés par l’étranger ou non, améliorent le statut des femmes et des minorités sexuelles dans son pays. Et, la génération née avec le numérique, après 1995, baigne dans un univers de séries américaines qui les acclimatent aux diversités. Autre indice d’un recul des conservatismes : le bon déroulement de la dernière Gay Pride, en septembre. Plus de 3 000 participants et aucun incident.

« La police a sécurisé le parcours, résume Anna, on a marché deux kilomètres et demi sans recevoir un oeuf ! »

Les homophobes – une cinquantaine – s’étaient groupés à l’autre bout de la ville en épargnant le cortège.

« Ils se retiennent un peu cet automne, explique Vera, car certains chefs d’extrême droite se présentent aux élections municipales… »

Et cette année, Mikita Solovyove, chef d’un parti ultralibéral de droite, est venu marcher au premier rang avec les célébrités culturelles de la ville et les représentants des ambassades étrangères.

« Mais le plus dingue, complète Yakiv, c’est qu’il y avait aussi ma soeur, ma mère et ma grand-mère ! »

Un grand absent, quand même, à cette dernière Gay Pride : le conseil municipal. Nous lui demandons pourquoi, chaque année, il boude l’événement. Son porte-parole répond en moraliste appliqué :

« Les droits des citoyens sont encadrés par la Constitution, ce qui comprend la liberté d’une participation ou d’une non-participation aux actions qui font l’objet de vos recherches ».

Anna sourit. « Nos élus savent surtout que 90 % de leur électorat est homophobe… »

Sphère n’attend rien de la municipalité ni d’aucune administration ukrainienne.

« On ne leur demande pas d’argent, car ça nous obligerait à les citer à chaque initiative. D’autant qu’ici, il faut souvent graisser la patte d’un fonctionnaire, pour obtenir une subvention ».

D’où vient le financement de Sphère, alors ? De l’étranger. Du National Democratic Institute, financé par le gouvernement américain. De la Freedom House, une ONG des droits humains dirigée jusqu’en 2005 par un chef de la CIA et différents néoconservateurs américains. De cercles LGBT+ suédois et hollandais. D’une fondation charitable allemande, des ambassades de Grande-Bretagne et des États-Unis…

« On nous accuse d’être payés par les Américains. On répond aux appels à subventions qui se présentent, c’est tout. Aucun des donateurs ne contrôle nos actions ».

Avant de quitter Kharkiv, nous cherchons le local de Freikor, les assaillants homophobes. On tombe dessus dans une rue silencieuse, bordée de vieux immeubles austro-hongrois. La porte en bois, à moitié défoncée, permet d’entrevoir un intérieur mal éclairé, avec trois sacs de terre entassés dans le couloir. Un jeune garçon en bonnet et pantalon de jogging noir ouvre en hésitant. Il sort son téléphone, appelle son chef, demande des instructions, puis nous transmet le numéro d’un certain Bandera. À notre message, laissé sur son répondeur, ce Bandera répond par SMS :

« À notre avis, Amnesty International est une organisation partiale qui adhère à l’idéologie de gauche. Nous ne voyons donc pas l’intérêt d’un tel entretien, doutant fort de l’objectivité du matériel final ».

Dommage. Nous lui demandons son nom complet, il dit s’appeler Bohdan Voitsekhovsky : Internet nous apprend que ce diplômé en criminologie a guerroyé contre les Russes au Donbass avant de cofonder Freikor en mars 2018. La police de Kharkiv l’a arrêté il y a deux ans pendant l’attaque de la Gay Pride. Puis elle l’a libéré, faute d’avoir pu prouver sa participation aux violences physiques. Son pseudo, « Bandera », renvoie en vérité à Stepan Bandera, un héros national ukrainien, né en 1909, et tué au cyanure par le KGB en 1959. Antisémite, pronazi, Bandera avait massacré des Juifs avec une unité SS en 1941.

En attendant le taxi pour l’aéroport, on expose à Yakiv cette référence du leader de Freikor à un ancien collaborateur pronazi. Le jeune militant LGBT+ sourit, sous sa fine moustache, et lève les yeux au ciel. — M. D.

¹ Le conflit du Donbass, à l’est de l’Ukraine, a commencé en 2014. Il oppose l’armée ukrainienne et des forces séparatistes, épaulées par l’armée russe.

² À la suite de la victoire truquée de Viktor Ianoukovitch à l’élection présidentielle le 21 novembre 2004, un mouvement de contestation populaire fait reculer le pouvoir. L’opposant Viktor Iouchtchenko présidera le pays de 2005 à 2010.

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