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Afrique de l'ouest

la sexualité sans tabous

Contraception, mariage précoce, excision : les militants de terrain libèrent la parole. Le chercheur Olivier Maurel a rencontré les acteurs de l’éducation sexuelle que l’illustrateur Damien Cuvillier a mis en images.

« Êtes-vous marié ? », « Combien avez-vous d’enfants ? ». En Afrique de l’Ouest, ces deux questions surgissent assez vite dans toute conversation. Le nom, le métier, l’origine, certes, on souhaite les découvrir. Mais la situation maritale et la dimension de la famille restent essentielles, attestant la puissance de l’homme et la fécondité de la femme. Elles définissent un statut. « Notre culture encourage encore le fait d’avoir beaucoup d’enfants sans en mesurer les conséquences », explique Maidanda Djermakoye, le Sultan de Dosso (Niger). De fait, l’Afrique est le continent le plus jeune au monde : 41 % de la population a moins de 16 ans et près de 70 % moins de 30 ans.

Cette vitalité démographique cache bien des non-dits au premier rang desquels, la sexualité. « On a encore du mal à en parler en famille, même si on la regarde ensemble, assis côte-à-côte, devant la télévision, témoigne le rappeur sénégalais Xuman. Sans parler de la pornographie sur Internet. C’est comme si nous étions une société à la fois prude et impudique, ce qui est assez contradictoire… ou hypocrite ! ».

Un taux de fécondité de 5,7 enfants par femme

« Libérer la parole et sortir du déni de la sexualité des jeunes ». Ce leitmotiv revient dans la bouche de mes interlocuteurs, quel que soit leur âge. Malgré les interdits religieux et familiaux, une grande partie des jeunes sont actifs sexuellement, parfois dès 13 ou 14 ans.

Or beaucoup n’ont pas reçu d’information suffisante pour prévenir les maladies sexuellement transmissibles, ni éviter les grossesses précoces ou non désirées. « Le sexe ne doit plus faire peur, explique le journaliste béninois Éric Gbemavo. Il ne faut pas faire comme si cela n’existait pas, parce que quand le problème est là, c’est trop tard. En devenant parents trop tôt à cause de l’ignorance, ces jeunes sont rejetés ou plongés dans la pauvreté ».

Ce besoin de parole se lit également dans les yeux de nombreuses femmes mariées. Moins de 20 % des Africaines utilisent une méthode de contraception. Le taux de fécondité atteint 5,7 enfants par femme en Afrique de l’Ouest et la mortalité materno-infantile reste très élevée.

« C’est un truc de Blancs »

Globalement, les États africains encouragent la planification familiale afin que chaque foyer contrôle le nombre et le rythme des naissances. Mais des freins sociaux persistent. « C’est un truc de Blancs », entend-on souvent, surtout chez les hommes, y compris des responsables politiques. Par ailleurs, les moyens mobilisés ne permettent pas un accès suffisant aux produits contraceptifs et aux soins de qualité.

Comment faire évoluer les représentations et les comportements sans être moralisateur ni braquer les esprits ? Comment vaincre des peurs rarement exprimées en couple ou en société ?

Les hommes et les femmes de la société civile que j’ai rencontrés ont relevé le défi. L’ONG sénégalaise Raes, par exemple, a imaginé une série télévisée intitulée C’est la vie, écrite par Marguerite Abouet (auteure de la BD Aya de Yopougon) et Charli Beléteau (réalisateur-scénariste de Plus belle la vie).

La première saison a déjà été diffusée sur A+, TV5 Monde, ainsi qu’en plusieurs langues sur une trentaine de chaines locales. La série raconte l’histoire d’Asitan, l’infirmière qui vient d'être embauchée au centre de santé du quartier de Ratanga. Les intrigues au sein de l’équipe, les turpitudes quotidiennes des habitants, la mort d’une jeune de 15 ans après un avortement clandestin : autant de voies pour aborder sans fard la santé sexuelle ou les relations hommes-femmes. Et la discussion se poursuit après chaque épisode dans les causeries et sur les réseaux sociaux animés par l’ONG.

« Apprendre à nous taire »

Sur le terrain, outre l’action menée directement auprès des femmes et des adolescentes, il s’agit aussi de mobiliser les hommes : les garçons, les maris, les leaders politiques, religieux et coutumiers. Depuis le développement de l’épidémie de VIH/sida, la santé communautaire a démontré son efficacité. L’implication de la société civile est indispensable pour inventer et faire vivre des solutions adaptées, individuellement et collectivement.

C’est fini le temps où l’on dresse un podium et où les organisateurs parlent 90 % du temps pour prêcher la bonne parole

Loukman Tidjani, responsable associatif béninois.

« Il faut apprendre à nous taire et comprendre comment les gens voient les choses, entendre ce qu’ils vivent, ce qu’ils attendent. Il faut leur laisser la parole pour qu’ils s’expriment avec leurs mots, pas les nôtres ». C’est bien cette « démocratie sanitaire » qui garantira l’acceptabilité sociale et la durabilité des changements de pratiques.

À travers les témoignages que j’ai recueillis auprès de Marie-Victorine Bambara, de Moussa Fall, de Mamane Jaharou, d’Adam Dicko et de Sessimè, ces luttes de chaque jour prennent corps.

Au Burkina Faso « La médecine n’est pas qu’une affaire technique »

Le docteur Marie-Victorine Bambara est médecin gynécologue, responsable de la formation à Pathfinder International. Elle nous reçoit chez elle, après sa journée de travail à la clinique, nous offre à boire et fait placer des tortillons incandescents pour éloigner les moustiques. Une attention à l’autre qui est au cœur de sa pratique professionnelle.

« Il faut savoir écouter, conseiller et accompagner, sans chercher à influencer. C’est ce qu’on appelle le consentement éclairé du patient. Cela signifie que le soignant ne doit pas choisir à la place d’une femme, mais la guider pour qu’elle trouve la méthode qui lui convient le mieux. Il y a beaucoup de rumeurs sur la contraception et elles font un tort considérable à la planification familiale. Le plus souvent, elles émanent de femmes pour qui le produit contraceptif n’est pas adapté et a généré des effets secondaires ou bien de celles qui ne l’ont pas utilisé correctement et se sont retrouvées enceintes.

La plupart de ces situations proviennent d’un manque d’écoute ou d’explication de la part du médecin prescripteur. J’ai été responsable d’une maternité et je répétais aux équipes que lorsqu’on n’a pas envie de parler, soit on prend sur soi, soit on ne vient pas à la consultation. La médecine n’est pas qu’une affaire technique : la dimension humaine est très importante. Les questions gynécologiques sont des sujets très intimes, encore plus quand il s’agit de sexualité ou d’avoir un enfant. La patiente a besoin d’une oreille attentive. Cela demande du temps pour créer une relation et se faire comprendre.

La médecine n’est pas qu’une affaire technique : la dimension humaine est très importante.

Alors oui, dans la salle d’attente, on s’impatiente à cause du retard. Mais une fois assises devant moi, celles qui se plaignaient s’éternisent à leur tour, bien contentes que je prenne aussi du temps avec elles. Il faut également répondre présent après et laisser la porte ouverte en cas de doute ou de problème. Des fois, quand je reçois un couple, je les programme en fin de consultation : comme ça, le mari peut sortir faire ses courses au lieu d’attendre. Et il a moins peur d’être reconnu ou de se retrouver tout seul parmi les femmes ! La planification familiale, c’est aussi savoir inventer ce genre d’astuces ».

Au Sénégal « Nous avons rédigé un argumentaire islamique sur la planification familiale »

Moussa Fall est l’imam principal de la mosquée du quartier Sacré-Cœur et coordinateur adjoint du Réseau Islam & Population. De sa voix sereine, il sait peser le sens des mots pour accorder le respect des textes à celui des femmes et des hommes de sa communauté.

« J’avais environ 15 ans lorsque j’ai vu un téléfilm qui parlait de planification familiale. C’était l’histoire d’une jeune fille qui avait déjà eu plusieurs enfants. Après avoir perdu son travail, elle s’est retrouvée seule à la maison, avec les petits. Puis elle est retombée enceinte. Et comme elle ne supportait plus le poids de ses maternités successives, elle a fini par enterrer vivant son dernier-né.

J’ai été très touché par ce film. Je me sentais d’autant plus solidaire de toute cette souffrance que ma propre mère a eu 9 enfants. Il est clair que sa santé a été très affaiblie par ses grossesses rapprochées. Elle est morte à 42 ans, moi j’en avais 10. Pour un enfant, perdre sa mère est une injustice. Il devient victime du manque d’amour dont on a tant besoin à cet âge.

Une fois adulte, je n’avais pas envie que d’autres vivent ce que j’avais vécu. C’est pour cela que j’aborde ces questions, à la fois en tant qu’homme et tant qu’imam.

L’espacement des naissances est très clairement signifié dans le Coran. Le verset 233 de la sourate 2 (al Baraqah - La Vache) prescrit l’allaitement maternel pendant une durée complète de deux ans.

Dans son verset 14, la sourate 14 dite Luqman confirme ce délai avant le sevrage. Il est même porté à trente mois au verset 15 de la sourate 46 (al Ahqaf – Les Dunes). Des hadiths (les dits du Prophète) vont dans le même sens. À dire vrai, puisque le Coran est contre tout ce qui menace la vie de l’être humain, il n’est pas étrange qu’il s’oppose aux maternités rapprochées et prévoie une politique de planification familiale.

Néanmoins, plusieurs religieux persistent à la remettre en cause. Certains disent que pour chaque bouche ouverte, il y a un mets à mettre dedans. Mais n’ont-ils pas des yeux pour voir ces enfants malnutris dans des familles où les parents ne peuvent pas subvenir aux besoins élémentaires ? Et si la maîtrise des naissances est haram (illicite), est-il moins haram de laisser un enfant de la fratrie mourir faute de moyens, faute de pouvoir payer les soins ? C’est pour expliquer et convaincre que le Réseau Islam & Population a rédigé un argumentaire islamique sur la planification familiale. Cela permet de replacer le débat au cœur des textes sacrés ».

Au Niger : « Je me sers de mon stylo pour montrer l’injustice »

Mamane Jaharou dirige le journal L’Indépendant après avoir longtemps travaillé dans la presse écrite en tant que spécialiste santé. Est-ce l’influence de sa tante sage-femme ? Est-ce le regret de n’avoir pas fait d’études de médecine ? Quoi qu’il en soit, il témoigne de ce que vivent certaines femmes de son pays.

« Je suis journaliste, et comme tout bon journaliste, je raconte ce que je vois. Je rapporte des faits. Alors pour parler de mon engagement en faveur des femmes et de la planification familiale, je vais raconter plusieurs scènes qui m’ont marqué.

Un de mes premiers souvenirs remonte à mon enfance. C’était à Gouradje, pendant les vacances scolaires. J’ai appris qu’une camarade de classe s’était mariée. Elle s’appelait Balki. Elle avait 12 ou 13 ans seulement. Peu après la rentrée, elle a disparu de l’école parce qu’elle était déjà enceinte ! Un matin, en fin de printemps, je la croise en train de puiser de l’eau. On se salue. Et quelques jours plus tard, tandis que j’étais sur les bancs à étudier, on a entendu les pleurs des femmes qui annonçaient un décès. C’était elle. Elle est morte pendant l’accouchement. Et j’ai encore au fond de moi son regard, près du puits, déjà femme malgré elle, avant d’avoir pu être une jeune fille.

Des textes juridiques pour éviter tout cela ? Ils existent mais ne sont guère appliqués 

Autre histoire pour vous dire jusqu’où va parfois le malheur de certaines femmes de ce pays. Dans la maison familiale, il y avait une jeune fille qui nous amenait de l’eau. Elle était mariée à un sorcier bien plus âgé que mon vieux. Pourtant elle-même avait à peine 20 ans. Elle était belle, propre et vêtue correctement.

Mais quand elle s’approchait de moi, j’étais écœuré parce qu’elle sentait très fort l’urine. Je disais à ma maman que je ne voulais plus qu’elle amène de l’eau à la maison à cause de son odeur. Ma mère me rétorquait que je n’avais pas un bon odorat et puis c’est tout. Ce n’est que plus tard, une fois adulte, que j’ai compris l’histoire de cette jeune femme qui ne garde pas l’urine comme on disait dans le village. J’ai réalisé que c’était une fistuleuse, victime de mutilations sexuelles.

Des textes juridiques pour éviter tout cela ? Ils existent mais ne sont guère appliqués : le changement de mentalités n’est pas au rendez-vous. C’est pourquoi le travail de proximité est essentiel. Et les journalistes doivent contribuer à le faire sortir de l’ombre. Je n’ai pas fait d’études de médecine, mais je me sers de mon stylo et du micro pour montrer l’injustice, pour faire connaître celles et ceux qui se battent ».

Au Mali : « La jeunesse africaine doit se réveiller »

Adam Dicko garde toujours le sourire, mais ne mâche pas ses mots. Depuis 2014, elle préside le Mouvement d’action des jeunes de l’International Planned Parenthood Féderation pour la région Afrique. Sa parole politique, elle la nourrit par son action de terrain pour ne pas perdre le sens des réalités.

« À 15 ans, j’ai adhéré au Mouvement d’action des jeunes dans mon district. Ils m’ont formée aux questions de planification familiale. Je chômais les cours pour y aller et mener des actions de terrain. Je transmettais les messages dans les écoles, dans le quartier. Comme je ne suis pas très haute de taille, avec des traits fins, les gens se demandaient ce que venait faire cette petite fille dans les séances de formation. En plus, j’ai le verbe facile et j’ose : je n’ai pas honte de prononcer le mot sexe ni de dire les choses. Des parents ont même interdit à leurs enfants de me fréquenter à cause de ce que je disais dans les causeries.

Ils disaient que j’étais gâtée, que les Blancs m’avaient transformée, que je poussais leurs enfants au sexe ! Malgré tout, les actions organisées dans mon quartier ont eu du succès. Les jeunes me faisaient confiance, alors ils m’ont élue présidente du district, puis présidente nationale. C’est un niveau plus politique : il y a beaucoup de réunions dans toute l’Afrique.

Cela m’a éloignée du terrain, mais à chaque fois que je peux, je voyage dans le pays, surtout dans les villages. Être en contact avec les gens est une passion. On n’écrit pas un projet en restant devant son ordinateur : il faut aller au-devant des réalités. Là au moins, je peux discuter avec les jeunes, tandis que dans les déplacements à l’étranger, tu ne vois que les aéroports.

Franchement, lors de certaines rencontres internationales, je trouve ça insultant de faire venir des jeunes de loin et de ne pas leur donner la parole. Soi-disant, il n’y a plus le temps parce que les discours ont trop duré. Très souvent, même, la déclaration est déjà prête avant le sommet : les jeunes ne sont là que pour cautionner. On les instrumentalise et en plus on dépense de l’argent en vain.

Mon père m’a dit un jour que lorsqu’on montrait quelqu’un du doigt pour l’accuser, les quatre autres doigts restaient tournés vers soi. Quelle est notre part de responsabilité, nous les jeunes Africains ? Nous nous contentons de montrer du doigt. Mais nous devons aussi nous remettre en cause. Pourquoi avons-nous laissé faire ? La jeunesse africaine doit se réveiller, elle doit briser le mur de l’ignorance et agir enfin ».

Au Bénin : « Au départ, j’ai eu du mal à aborder cela dans mes chansons »

Bidossessi Christelle Guédou, alias Sessimè, est une auteure compositrice interprète d’AfroPopRock. Son nom de chanteuse vient de son prénom indigène Bidossessi qui veut dire « Tout dépend du destin ».

« En voyageant, j’ai vu tant de femmes sur les routes. J’ai vu tant de regards qui en disaient long. Il fallait que j’apporte un plus avec mon travail d’artiste. Mais au départ, j’ai eu du mal à aborder cela dans mes chansons. D’autant que le monde artistique n’est pas plus facile que d’autres pour les femmes. Ce sont leurs qualités physiques et leurs tenues qui font parler : pas leur talent ni ce qu’elles ont à dire.

D’ailleurs, parmi les chanteuses africaines, nous sommes peu nombreuses à nous être engagées publiquement sur des sujets de société. Avec le succès, j’ai gagné du respect, mais il m’a quand même fallu du temps pour que je fasse une chanson sur les femmes. J’ai voulu une parole forte que j’ai écrite en langue fons pour être entendue et comprise par le plus de gens possible.

— On ne va pas frapper la femme jusqu’à la tuer en lui cassant les os dans le corps.

— On ne va pas la forcer pour coucher avec elle : la femme mérite le respect.

— La femme n’est pas un arbre que l’on va découper à la machette.

— Ce n’est pas une chaussure qu’on foule aux pieds.

— Ce n’est pas un tissu qu’on doit changer avec le temps.

— La femme doit susciter le respect.

— Non aux violences faites aux femmes !

Finalement, la société réagit super bien. Les gens ont besoin d’attention, d’écoute, d’amour. En concert, dans toute une foule, c’est formidable de se dire qu’il y a au moins une personne qui sera touchée par le message d’une de mes chansons. Il y a quelques jours, une fille m’a écrit sur le Net : « Tata Sessimè, j’aimerais savoir comment m’en sortir car je n’ai pas de repères ». Je n’ai pas su quoi répondre. Je ne sais pas encore quoi dire.

Il faut être prudent quand on parle aux jeunes. À la maison ou à l’école, nous leur disons ce qu’ils doivent faire sans savoir ce qu’ils vivent ni ce qu’ils ressentent vraiment.

Quand certains m’écrivent ou viennent me voir, je prends d’abord le temps de comprendre ce qui les préoccupe et qu’ils ne peuvent pas dire à leurs enseignants, à leurs parents. Nous devons écouter les jeunes sans les juger ou les culpabiliser. Ils ont besoin de figures qu’ils respectent, qui les réconfortent, avec lesquelles ils se sentent reconnus et sont en confiance… Mais attention, pas une idole ou un gourou qui les manipule ! ».

— Par Olivier Maurel. Illustrations Damien Cuvillier pour La Chronique d'Amnesty International