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Conférence de presse d'Amnesty International à Kiev, Ukraine, mai 2022.

Conférence de presse d'Amnesty International à Kiev, Ukraine, mai 2022.

Conflits armés et protection des civils

Guerre en Ukraine : « J’étais directrice d'Amnesty International Ukraine et, un jour, je suis devenue une réfugiée »

Le 24 février dernier, alertée à 5 heures du matin du début de l’invasion russe, Oksana Pokalchuk, alors directrice d’Amnesty International Ukraine, doit faire son sac et partir. Elle se rend à Irpine, où elle se croit à l’abri. Il n’en n’est rien. Depuis, Oksana est « réfugiée ». Une « réfugiée privilégiée » comme elle dit, qui s’évertue à alerter la communauté internationale des crimes commis en Ukraine, qui doit faire face à ses démons et continuer d’aider chaque jour ses concitoyens à survivre dans un pays devenu « un énorme réseau de résistants ».

5 août 2022

Départ d'Oksana Pokalchuk

Oksana Pokalchuk, qui était à la tête d'Amnesty International Ukraine depuis de nombreuses années, a quitté Amnesty International le 5 août 2022. Son départ fait suite à la publication d'un communiqué de presse de notre organisation sur les tactiques de combat de l’armée ukrainienne.

Comment avez-vous vécu l’invasion de l’Ukraine par la Russie ?  

Lors de l’invasion, j’étais à Kiev. A 5 heures du matin, un ami m’a appelée et m’a dit : « Je ne sais pas si tu es au courant Oksana, mais la guerre a commencé ». Je me suis levée, j’ai réveillé mes voisins dans la chambre d’à côté et nous avons ramassé nos affaires. Je suis allée à Irpine. J’étais persuadée que personne ne s’intéresserait à Irpine. C’est une petite ville tranquille dans la banlieue de Kiev. Il n’y a rien, que des jeunes familles, des enfants, beaucoup d’enfants… et des chiens. J’étais certaine que ce serait un endroit sûr. 

J’étais choquée. J’ai vu les avions et les hélicoptères attaquer Hostomel [la Russie a lancé un raid aéroporté pour prendre l'aéroport de Hostomel, à l'est de Kiev, ndlr]. Je les ai vus depuis ma fenêtre, là devant moi, à Irpine. J’ai entendu le bruit des bombes. Je les ai vus tirer des missiles depuis leurs avions. Dans les rues, le trafic s’agglutinait. Les personnes essayaient de fuir Kiev. Et puis les routes ont été détruites. Dès les premiers jours, c’était très dur. J’ai été chanceuse. Grâce à Amnesty International, j’ai pu quitter Irpine. Sans ça je serai restée là-bas. Mais j’ai perdu ma maison, et je ne sais pas si ma famille sera encore en vie demain. 

Vous avez œuvré pour les réfugiés une grande partie de votre carrière. Aujourd’hui, comment vivez-vous le fait d’être vous-même devenue réfugiée ? 

J’étais directrice d'Amnesty International Ukraine, et un jour, je suis devenue une réfugiée. Une personne qui fuit les bombes, qui n’a plus de maison. Tout ce qu’il me reste, c’est un petit sac à dos. Je ne sais pas comment en parler correctement. Lorsque j’entendais les récits des réfugiés, je les trouvais très forts. Pourtant, tout est différent quand cela vous arrive. Rien ne peut vous y préparer. J’essaie encore de savoir comment parler de cette situation aux autres. Mais je ne suis pas une réfugiée comme les autres : je travaille, je peux parler de la situation de mon pays et faire quelque chose. Et je suis Ukrainienne. La manière dont les pays européens nous ont accueillis et soutenus peut être riche d’enseignements sur la manière dont nous pouvons accueillir et traiter d’autres réfugiés. Nous devons saisir cette opportunité pour soutenir d’autres personnes réfugiées. 

"Il y a eu tant de morts. Je sais qu’il a plu et que les rues ont été nettoyées. Mais j’ai l’impression que les corps sont partout, comme des microparticules encore là."

Après… Comment c’est d’être réfugiée ? C’est dur. C’est dur. Je ne peux rien ajouter d’autre. Je ne peux pas retourner chez moi. Je n’en n’ai pas le courage. Je n’ai pas assez de ressources pour rentrer à Irpine. J’ai beaucoup travaillé sur d’autres conflits, au Donbass, sur des images de guerre, et j’ai entendu de nombreux témoignages... Mais là, c’est personnel, c’est intime. C’est votre petite ville. C’est ce marché où vous avez l’habitude de faire vos courses. C’est la personne que vous connaissez qui a été tuée sur place et dont vous voyez les restes de corps dans la rue. C’est votre jardin où se trouve la tombe de vos voisins. Tout le monde s’est rendu à Irpine. Même Macron est allé sur place. Mais pour moi, marcher dans ces rues, c’est comme marcher sur les restes des cadavres. Il y a eu tant de morts. Je sais qu’il a plu et que les rues ont été nettoyées. Mais j’ai l’impression que les corps sont partout, comme des microparticules encore là. Je ne peux pas.  Être réfugiée c’est dur aussi parce que même si je peux physiquement retourner chez moi, psychologiquement, je ne peux pas.  

Quel est l’enjeu aujourd'hui pour les personnes déplacées en Ukraine ? 

Il y a aujourd’hui sept millions de personnes déplacées à l’intérieur de l’Ukraine. L’hiver est très froid dans notre pays. Comment ces personnes vont-elles passer leur hiver ? Tout l’argent qui arrive en Ukraine est alloué aux forces de défense contre l’agression russe. Mais il est urgent de réfléchir à cet autre défi humain. D’ici deux à trois mois à peine, cette question sera d’une actualité brûlante. À moins que la guerre nucléaire ne soit déclarée d’ici là… 

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Le 30 juin, Amnesty International a sorti un rapport sur l'attaque du théâtre à Marioupol qui a eu lieu le 16 mars 2022, pouvez-vous nous expliquer en quelques mots de quoi il s’agit ?  

Nous avons prouvé que cette attaque aérienne a été commise par l’aviation russe. Et il ne fait aucun doute qu’il s’agit d’un crime de guerre. Pourquoi ? Parce qu’il s’agissait d’une cible civile. Aucun élément ne pouvait laisser penser qu’il y avait des militaires ukrainiens présents sur place. Il n’y avait aucun véhicule, aucune arme, aucun soldat présent sur place, et l’aviation russe avait les moyens de le savoir. Les personnes cuisinaient, venaient chercher de la nourriture, des soins, des informations…  

"La Russie a refusé les tests ADN. Nous ne saurons peut être jamais les noms des victimes." 

Nous ne savons pas exactement combien de personnes sont mortes. Nous ne pouvons pas savoir le nombre exact car la Russie ne nous a pas permis  d’enquêter et de collecter les corps. Et le plus dur pour moi, c’est qu’ils ont refusé de faire des tests ADN pour nous permettre de savoir qui sont les personnes décédées. Nous ne saurons peut être jamais leurs noms. 

Nous avons parlé avec 28 survivants et témoins de l’attaque. Un des garçons m’a raconté qu’il avait vu la main de son père. Il savait, dans ce chaos, dans la fumée ambiante et les décombres que c’était la main de son père. Nous connaissons si bien les détails des corps de nos parents, à quoi ressemble leurs bras… Et sa première réaction a été de protéger sa mère. Il ne voulait pas qu’elle voit cela. C’est bouleversant. 

Aller plus loin : L’attaque du théâtre de Marioupol constitue un crime de guerre

À lire aussi : "L'objectif principal de notre travail, c'est d'établir les faits"

Une image satellite du théâtre de Marioupol, en Ukraine le 12 mai 2022

Image satellite du théâtre de Marioupol, en Ukraine, le 12 mai 2022.

Avec le conflit ukrainien, jamais il n’a été autant question de justice internationale et de l’importance de poursuivre les responsables des crimes les plus graves. Quel espoir de justice et comment juger demain les auteurs des crimes de guerre en Ukraine ? 

Il y a trop de cas aujourd’hui. C’est impossible pour un pays de juger seul un nombre si important de crimes. Nous avons besoin de l’aide d’autres pays. Parce que justice doit être rendue. Et parce que la justice est la seule solution pour prévenir l’escalade des conflits à l’avenir.  Aujourd’hui, des discussions s’ouvrent pour savoir qui va juger quoi. La Cour pénale internationale (CPI) pourra s’occuper des affaires de grande ampleur, et notamment concernant la chaîne de commandement jusqu’au plus haut sommet de l’État. La justice locale quant à elle, pourra traiter des affaires de plus petite envergure, comme par exemple les cas individuels de soldats. Enfin, la compétence universelle doit permettre à d’autres pays comme la France de s’emparer de cette question pour juger les auteurs présumés de crimes les plus graves dans leur pays. Sans ça, nous n’y arriverons pas. 

Aller plus loin : Compétence universelle : une lâcheté française

"Une question reste en suspens : qui va juger le crime d’agression ?"

Mais une question reste en suspens : qui va juger le crime d’agression ? C’est le moment de se poser cette question majeure qui concerne l’ensemble des crimes d’agression qui se produisent et se produiront à l’avenir. Car il n’existe pas à ce jour de jugement possible pour un pays qui attaque un autre pays. 

Le 1er juillet 2022 a marqué les 20 ans de la Cour pénale internationale et la création du Statut de Rome. Qu’est-ce que cela vous inspire ?  

Comme pour la ratification de la Convention d’Istanbul, nous avons beaucoup œuvré pour pousser à la ratification du Statut de Rome par l’Ukraine. J’espère que notre pays pourra le ratifier un jour. C’est difficile de le faire maintenant, mais je crois que nous le ferons. C’est un signal et un symbole fort : celui que nous sommes un pays européen qui partage les valeurs de l’Union européenne, comme l’égalité, la justice…  

Comprendre : Six choses à savoir sur la Cour Pénale Internationale

La question de l’adhésion à l’Union européenne est-elle toujours centrale ? 

Tout ce qui se passe en Ukraine est lié à l’Union européenne… Il y a quelques jours, les troupes russes ont frappé un centre commercial, le centre de Kiev… Ces tirs étaient des représailles à l’annonce de la volonté de l’Ukraine d’adhérer à l’Union européenne.  

En 2013 : lors de l’Euromaïdan, des étudiants sont allés manifester leur opposition à la décision du gouvernement de ne pas signer un accord d'association avec l'Union européenne au profit d'un accord avec la Russie. Ils ont été violemment réprimés. Puis s’en est suivi l’annexion de la Crimée et le conflit dans le Donbass. Aujourd’hui, des personnes en Ukraine meurent en portant le drapeau de l’Union européenne.  

Qu’est-ce qui vous a le plus marqué depuis l’avènement du conflit et vous donne de l’espoir ?  

La façon dont les Ukrainiens agissent. C’est ce qui nous motive tous à continuer, à travailler. J’ai l’impression que mon pays est devenu un énorme réseau de résistants. On n’était pas préparé à cette guerre et pourtant les choses continuent de fonctionner grâce à l’entraide. La plupart d’entre nous travaillent chaque jour et sont bénévoles le reste du temps (sur place ou à distance) pour venir en aide à toutes celles et ceux qui en ont besoin. 

À titre personnel, j’ai aidé une activiste ukrainienne en danger qui refusait de quittait sa ville – une zone sous des tirs intenses – car elle s’occupait de quatorze personnes âgées : elle cuisinait pour elles et leur fournissait une aide médicale. Pendant trois mois, avec d’autres organisations, nous avons organisé leur transfert médicalisé. Toutes ces personnes sont désormais sorties de la ville et ont été mises à l’abri. Quand j’ai appris que la jeune femme activiste était arrivée en lieu sûr, j’ai pleuré. Mais c’est une goutte d’eau, car tout le monde fait la même chose en ce moment en Ukraine.   

Les grands combats d’Amnesty International Ukraine, de 1991 à nos jours

1991 : création d’Amnesty International Ukraine après l’effondrement de l’URSS, et lutte contre la torture. 

« À partir de 1991, nous avons pu opérer officiellement en Ukraine. À nos débuts, nous avons énormément travaillé sur la question de la torture. En tant qu’ancien État de l’URSS, la police détenait un immense pouvoir en Ukraine et jouissait d’une immunité totale, comme c’est le cas actuellement en Russie. Nous luttions donc contre leur impunité. » 

2014 : enquêtes après l’annexion de la Crimée et le début du conflit au Donbass.  

« Dans les premières années qui ont suivi l’annexion de la Crimée : nous avons réussi à sortir un rapport très important intitulé "Crimea on the dark", alors qu’aucune ONG de droits humains n’était tolérée par la Russie dans la région. Puis nous avons travaillé sur le conflit au Donbass, malgré les critiques dont nous faisions l’objet en Ukraine pour ce travail. »  

2015 : une réforme salutaire de la police.  

« Nous avons reçu de l’aide de différents pays, dont les États-Unis et la France, pour nous aider à réformer notre police. Bien sûr tout n’est pas parfait, mais depuis l’achèvement de cette réforme, entre 2015 et 2019, la situation est incomparable. Nous avons continué d’enquêter sur des cas de torture, mais ce n’était plus un sujet systémique. » 

2016 : les révélations du rapport "You don’t exist". 

« En 2016, nous avons publié un rapport conjoint avec HRW, "You don’t exist", à propos de civils détenus arbitrairement par les services secrets ukrainiens dans des sites de détentions informels et par des séparatistes soutenus par la Russie. À ce moment-là, critiquer le gouvernement était très compliqué, nous étions très nerveux. Mais ce rapport a permis la libération de dix-neuf personnes qui étaient détenues illégalement, certaines depuis deux ans au sous-sol d'un bâtiment des services secrets ukrainiens, à Kharkiv. » 

2017-2021 : en marche vers la ratification de la Convention d’Istanbul. 

« Ces cinq dernières années, nous avons énormément travaillé sur la ratification de la Convention d’Istanbul sur les droits des femmes, qui a été ratifiée il y a quelques jours par l’Ukraine. Et nous avons été au cœur de l’avènement de la Marche des fiertés dans notre pays. »  

24 février 2022 : l’invasion russe. 

« Aujourd’hui, notre travail a complètement changé. Nous avons tout stoppé pour travailler sur les crimes de guerre. Cela ne fait aucun sens de travailler sur autre chose pour le moment. » 

Voir toutes nos enquêtes sur l’Ukraine.

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