Déjà dans le viseur du premier mandat de Donald Trump, la presse est assiégée depuis son retour au pouvoir. Patsy Widakuswara, cheffe du bureau de la Maison Blanche pour le média Voice of America, a été brutalement empêchée de travailler. Très vite, elle a intenté un procès contre la fermeture de la radio publique américaine. Rencontre avec la journaliste et son combat pour la liberté de la presse.
Série "Ma vie sous Trump" - épisode 3/6 : Chaque mois, nous donnons la parole à celles et ceux qui, aux États-Unis, subissent l'offensive anti-droits de l'administration Trump.
C’est un matin du mois de mars qui aurait dû être comme les autres. Le 14 mars 2025, la journaliste Patsy Widakuswara est en route pour les bureaux de Voice of America où elle travaille depuis plus de vingt ans. La radio publique est située à deux pas de la Maison Blanche en plein cœur de Washington. Et l’ombre du palais présidentiel sur le média se fait de plus en plus menaçante.
En arrivant, elle se retrouve face à une porte close. La salle de rédaction est bloquée. C’est la stupeur pour Patsy qui est placée en congé forcé aux côtés de 1300 autres employés de la célèbre radio américaine. Près de 600 journalistes indépendants reçoivent des avis de licenciement. La Voix de l’Amérique, dont les premières émissions remontent à 1942, est réduite au silence. C’est un symbole de l’information libre américaine qui s’éteint ce jour-là.
Elle sentait bien que le vent avait tourné et que la radio risquait d’être attaquée au plus haut niveau du pouvoir. “C’était un choc, mais ce n’était pas une surprise” explique Patsy. “Nous savions que cela allait arriver. Cela figurait dans le Projet 2025, une sorte de plan directeur du deuxième mandat de Donald Trump pour mener l’assaut contre la bureaucratie. Nous avions notre propre chapitre consacré, le chapitre 8, qui nommait clairement Voice of America."
Deux jours plus tôt, elle couvrait une conférence de presse à la Maison Blanche entre Donald Trump et le Premier ministre irlandais. À la question de la journaliste sur les expulsions de la population palestinienne de la bande de Gaza, le président Trump lui coupe la parole, “Personne n’expulse les Palestiniens à Gaza. Avec qui êtes-vous ?” - “Voice of America” - “Pas étonnant” lui rétorque-t-il avant de balayer du revers de la main sa question, un rictus aux lèvres. Deux jours après cet échange, la radio publique pour laquelle Patsy travaille est interdite et ne peut plus émettre sur les ondes.
Trump dénomme Voice of America sous le nom de “La Voix de l’Amérique Radicale”. Ce n’est pas sans rappeler la nomination de “Voix de Moscou” par le sénateur américain McCarthy qui a diligenté en 1953 une large enquête contre la radio et ses employés, alors soupçonnés de communisme.
Donald Trump signe un décret le 14 mars qui range l’Agence des États-Unis pour les médias mondiaux (USAGM) - l’organisme fédéral qui supervise plusieurs médias indépendants dont Voice of America - parmi les “éléments inutiles de la bureaucratie fédérale”. Il accuse la radio d’un supposé parti pris de gauche et d’être à l’origine de la diffusion de messages “antiaméricains”.
La fin du rêve américain
Patsy est une journaliste indonésienne-américaine. Elle a commencé sa carrière de journaliste en Indonésie en plein soulèvement populaire qui conduira à la démission du président Suharto en 1998, après 32 ans de règne répressif. Étudiante à l’Université de Jakarta, elle couvre les émeutes pour une station de radio qu’elle utilise comme plateforme pour rallier des soutiens à la manifestation étudiante. Son engagement lui fera perdre son poste.
Elle commence alors à travailler en tant que fixeuse pour des journalistes et des chaines de télévisions américaines. “C’est la première fois que je voyais la liberté de la presse en action, où les journalistes pouvaient couvrir les événements sans craindre la censure. Je me suis dit que c’était ce que je voulais faire dans ma vie, et c’est ainsi que je suis devenue journaliste.” Elle est embauchée à Voice of America en 2003 d’abord en tant que reporter pour le service indonésien. En 2018, elle devient la cheffe du bureau de la Maison Blanche de la radio publique. Mais le rêve américain et ses idéaux sur la liberté de la presse s’étiolent avant de voler en éclat lors du retour de Donald Trump au pouvoir.
Je n'aurais jamais imaginé que 27 ans plus tard, je poursuivrais le gouvernement américain en justice pour défendre la liberté de la presse.
La Voix de l’Amérique réduite au silence
Voice of America est créée en 1942, au cœur de la Seconde Guerre mondiale. Sa vocation est de porter la “voix de l’Amérique” à travers le monde, en particulier dans des pays où la presse n’est pas libre comme en Chine, en Russie ou en Iran.
Avant le décret trumpien du 14 mars 2025, la radio était diffusée dans 49 langues, à plus de 360 millions d’auditeurs et auditrices par semaine. C’est la radio la plus écoutée à travers le monde après la BBC World Service. Depuis, elle fonctionne à minima. Elle est passée de 49 à quatre langues seulement.
C’est une grande perte pour le peuple américain. Nous renonçons à notre voix dans un espace informationnel mondial à un moment où la Russie, la Chine et l'Iran intensifient leur diplomatie publique.
Les conséquences de l’arrêt de Voice of America ne se font pas attendre. La mère de Patsy, qui vit dans un village au centre de Java en Indonésie, lui a récemment envoyé une photo de sa télévision qui montrait une émission de Voice of America Indonesia datant d’il y a huit ans. “Je me suis sentie très triste de voir qu’ils ne recevaient que des informations périmées. Les stations de radio, les chaînes de télévision sont maintenant obligées de remplir leurs grilles avec tout ce que CGTN [China Global Television Network], RT [anciennement Russia Today] ou Xinhua [agence de presse nationale chinoise] leur fournissent. Je pense que c’est une perte énorme pour notre public qui ne reçoit plus d’informations indépendantes.”
Le statut migratoire à risque de certains journalistes de Voice of America
Environ 50 journalistes de Voice of America sont titulaires d’un visa J-1, un visa qui permet à des étudiants et des jeunes professionnels de travailler légalement aux États-Unis. Plus d’une douzaine d’entre eux sont issus de régimes répressifs et pourraient être en danger s’ils venaient à perdre leurs visas et à devoir retourner dans leurs pays d’origine.
La presse assiégée
Ces mesures contre Voice of America s’inscrivent dans l’offensive généralisée de Trump contre les médias. Alors que les attaques pleuvent contre les médias traditionnels, la nouvelle administration Trump ouvre les portes du pouvoir à des influenceurs et des podcasteurs de la sphère MAGA (Make America Great Again).
Ces influenceurs pro-Trump posent des questions faciles, voire des flatteries ou des compliments éhontés lors des points presse à la Maison Blanche. C'est une véritable perte pour le peuple américain car les questions essentielles ne sont pas posées.
Les attaques de Donald Trump contre la presse en quelques dates clés depuis son retour à la Maison Blanche
Novembre 2024
Quelques jours après sa réélection, Donald Trump nomme un de ses proches, Brendan Carr, à la tête de la Federal Communications Commission (FCC). La FCC est l’équivalent de l’Arcom aux États-Unis qui a notamment le pouvoir d’accorder et de retirer des licences de diffusion aux médias.
Février 2025
L’agence AP (Associated Press) est bannie du bureau Ovale, le bureau de Donald Trump, et de l’avion présidentiel. En cause : son refus d’utiliser le terme « golfe d’Amérique » pour désigner le golfe du Mexique.
Mars 2025
Donald Trump signe un décret pour démanteler les médias publics internationaux Voice of America, Radio Free Europe et Radio Free Asia.
Mai 2025
Donald Trump ordonne à l’Etat de cesser de financer PBS (Public Broadcasting Service) et NPR (National Public Radio).
Juin 2025
Le journaliste Mario Guevara est arrêté le 14 juin alors qu'il est en plein reportage sur des manifestations contre les politiques migratoires. Cela fait plus de vingt ans qu’il est journaliste aux États-Unis. Il est expulsé le 3 octobre vers son pays d’origine, le Salvador.
Juillet 2025
Donald Trump porte plainte contre CBS News et accuse la chaîne de télévision d’avoir favorisé Kamala Harris lors d’une interview. La société mère, Paramount, a préféré verser 16 millions de dollars pour mettre un terme aux poursuites judiciaires.
Août 2025
Le département américain de la sécurité intérieure (DHS) propose une modification du régime des visas qui limiterait la durée pendant laquelle les journalistes étrangers peuvent vivre et travailler dans le pays.
Septembre 2025
Donald Trump porte plainte contre le New York Times pour diffamation dans l’affaire Epstein et réclame 15 milliards de dollars. Sa plainte a été rejetée par un juge fédéral.
L’émission Jimmy Kemmel Live! est temporairement suspendue par la chaîne ABC (propriété de Disney) après les propos de l’animateur sur la mort de Charlie Kirk. La décision de suspendre l’émission est intervenue quelques heures après que le président de la FCC avait sous-entendu que le gendarme américain de l’audiovisuel pourrait retirer la licence aux chaînes qui diffusaient l’émission.
Le ministère américain de la défense impose aux journalistes américains accrédités de faire valider toute publication le concernant, qu’elle soit classifiée ou non. Le 14 octobre, un grand nombre de médias américains mais aussi internationaux dont le New York Times, Associated Press, Fox News, l’Agence France-Presse, ont refusé de signer le document du Pentagone. Des centaines de journalistes se retrouvent à devoir rendre leurs accréditations.
Novembre 2025
Donald Trump menace la BBC d’une plainte en diffamation pour un montage qu’il juge trompeur de l’un de ses discours le jour de l’assaut contre le Capitole. Le directeur général de la BBC démissionne avant d’appeler l’audiovisuel public britannique à “se battre pour défendre notre journalisme”.
Les États-Unis se retrouvent au 57ème rang (sur 180 pays) du classement 2025 de RSF*. La chute des États-Unis dans ce classement a lieu depuis dix ans. “Ce n’est pas un problème lié uniquement à la politique de Donald Trump” selon Clayton Weimers, directeur de RSF USA. Ce déclassement continu peut s’expliquer par plusieurs facteurs : une concentration des médias au sein d’entreprises qui privilégient la logique du profit, le dénigrement continu de la presse et la défiance provoquée chez les Américain·es, un contexte économique défavorable avec la disparition de médias locaux mais aussi un manque d’action politique que ce soit dans le camp des Républicains ou celui des Démocrates.
“Il n'est pas surprenant que les États-Unis aient connu un déclin de la liberté de la presse au fil des ans. Ce qui est surprenant, en revanche, c'est le peu de mesures prises pour inverser cette tendance. Les décideurs politiques n'ont pas pris les menaces qui pèsent sur la liberté de la presse au sérieux et n'ont pas pris les mesures nécessaires pour renforcer la liberté de la presse.” Clayton Weimers.
En tant qu’organisation qui défend la liberté de la presse, RSF USA est l’un des co-plaignants dans l’affaire Widakuswara v Lake.
* Ce classement s’appuie sur un score calculé à partir du relevé quantitatif des exactions commises envers les médias et les journalistes ainsi qu'une analyse qualitative du contexte social, politique et économique de chaque pays.
L'US Press Freedom Tracker* a comptabilisé 149 agressions contre les journalistes entre janvier et le 12 novembre 2025 aux États-Unis. On a déjà largement dépassé les 86 agressions comptabilisées en 2024. L’endroit le plus dangereux pour les journalistes aux États-Unis est la couverture de manifestations qui sont particulièrement dangereuses sous Trump. Il n'a pas hésité à déployer l’armée à Los Angeles lors des manifestations contre sa politique migratoire.
“L'administration actuelle de Trump est plus agressive envers les médias que sa première. Son administration et ses alliés au Congrès utilisent tous les leviers de pouvoir à leur disposition pour mener une offensive très concrète contre les médias.”, Stephanie Sugars, journaliste senior à l’US Press Freedom Tracker.
* L’US Freedom Tracker permet de chiffrer et de ne pas normaliser les violences et les attaques contre la liberté de la presse. Cet outil, développé par la Freedom of the Press Foundation, permet de collecter toutes les données disponibles sur les atteintes envers la presse depuis 2017. Il distingue 11 catégories d’attaques. Ces données sont issues d’alertes d’organisations et de médias partenaires, de déclarations de journalistes et des données disponibles en open source.
L’heure de la contre-attaque
Ce n’est pas la première fois que l’administration Trump s’en prend à Patsy. Alors qu’elle posait des questions au secrétaire d’État (Mike Pompeo) quelques jours après l’assaut du Capitole du 6 janvier 2021, Patsy a été retirée de la couverture de la Maison Blanche. Elle avait été réaffectée onze jours plus tard, lors de l’arrivée de Joe Biden au pouvoir.
Depuis, elle est restée en lien avec son avocat qui l’avait défendue en 2021. Au lieu d’être sidérée par l’annonce de la fermeture de Voice of America, elle était prête à agir.
“Tout le monde avait été mis en congé et personne ne savait quoi faire. Avec Jessica et Kate, nous avons décidé d’agir. Nous ne pouvions tout simplement pas laisser par ça.” [ndlr : Jessica Jerreat, rédactrice en chef à Voice of America, et Kate Neeper, directrice de la stratégie à l’USAGM sont les co-plaignantes de l’affaire Widakuswara v Lake]. Patsy, Jessica et Kate ont décidé, quelques jours après l’annonce de la fermeture de Voice of America, de résister en portant plainte devant la justice.
En tant que journalistes de Voice of America, nous avons une conscience particulière de l’importance de protéger la liberté de la presse. Beaucoup d'entre nous venons de pays où la liberté de la presse est rare. Nous connaissons parfaitement les signes d’érosion de la liberté de la presse et savons ce qu’il se passe ensuite au sein de la société. Nous pensons qu’il est de notre responsabilité de tirer la sonnette d’alarme.
Si Patsy ne peut actuellement plus travailler pour Voice of America, son combat pour sauver la radio publique et pour défendre la liberté de la presse l’occupe à plein temps. “Nous organisons des événements pour collecter des fonds, nous faisons de la sensibilisation dans les universités ou dans des séminaires sur le journalisme. Voice of America agit pour le bien commun, mais les Américain·es ne nous connaissent pas. Il est fondamental que le travail de Voice of America soit reconnu par le grand public et ses représentant·es. C’est toujours au Congrès de décider comment l'argent doit être dépensé pour la radio et pour quels programmes.”
Le temps de la justice est long mais Patsy a déjà obtenu des premières victoires. “Nous avons obtenu une première décision de justice qui a empêché le licenciement immédiat de nos contractuels.” Cette décision a permis à Voice of America de fonctionner à minima, en quatre langues seulement et avec environ 80 emplois de journalistes maintenus.
Avec le “shutdown” (paralysie budgétaire où plusieurs centaines de milliers de fonctionnaires sont mis au chômage technique) qui dure depuis le 1er octobre aux États-Unis, les quelques 80 journalistes qui subsistaient à Voice of America ont été à nouveau placés en congés sans solde et les derniers programmes ont cessé d’émettre. C’est la première fois que la radio publique cesse tous ses programmes pendant un “shutdown” aux États-Unis.
Défendre la liberté de la presse contre l’autoritarisme
Le combat de Patsy pour Voice of America est aussi un combat pour défendre la liberté de la presse, une des conditions indispensables d’un État de droit. “La première chose que fait tout régime autoritaire lorsqu'il veut consolider son pouvoir, c'est de prendre le contrôle des médias. Il prend le contrôle des institutions culturelles et il prend le contrôle du monde universitaire. Et c'est exactement ce qui se passe actuellement.”
Ce combat pour la liberté de la presse ne doit pas seulement fédérer les journalistes mais il doit aussi inclure la société civile. Car défendre la liberté de la presse est un levier essentiel pour défendre les autres droits humains. “Je pense que les Américains devraient se battre pour la liberté de la presse et se battre pour la démocratie. C’est comme cette histoire [ndlr : allusion à la citation du pasteur Martin Niemöller de 1946] où ils sont d'abord venus chercher ce groupe de personnes et je n'ai rien dit. Puis ils sont venus chercher ce groupe de personnes et je n'ai rien dit. Puis ils sont venus chercher ce groupe de personnes et je n'ai rien dit. Et quand ils sont venus me chercher, il ne restait plus personne pour me défendre.”
Si Patsy est inquiète, elle garde aussi son espoir et sa combativité, nourris par son amour pour son fils et pour le journalisme. “Ma motivation, c'est mon fils de 17 ans qui est sur le point d'entrer à l'université. Pourra-t-il bénéficier de la liberté académique, compte tenu de toutes les attaques contre les universités ? Pourra-t-il encore obtenir des informations fiables ? Pourra-t-il vivre dans une démocratie ? Mon amour pour mon fils et mon amour pour le journalisme se nourrissent mutuellement."
Je me bats pour le journalisme parce que je suis convaincue que c'est ce que je dois faire en tant que mère : protéger l'environnement dans lequel je pense que mon fils devrait vivre, c'est-à-dire la démocratie.
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