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Ilya et Olena à Uzhhorod (Ukraine) où ils habitent aujourd’hui. © Michel Despratx

Ilya et Olena à Uzhhorod (Ukraine) où ils habitent aujourd’hui. © Michel Despratx

Conflits armés et protection des civils

Guerre en Ukraine : à 11 ans, le jeune Ilya échappe de justesse à une adoption en Russie

Depuis le début de la guerre, les Russes enlèvent des enfants ukrainiens. Le jeune Ilya, 11 ans, a échappé de justesse à une adoption, avant d’être rendu à sa famille sous l’œil des caméras. 

Écrit par Michel Despratx

Pour notre magazine La Chronique #439 paru au mois de juin 2023

On le rencontre sur une berge du fleuve Ouj, en Ukraine. La main dans celle de sa grand-mère, Ilya marche contre un vent froid. Ses enjambées font une curieuse impression, l’intérieur de sa cuisse gauche n’existe plus. Au mois de mars 2022, un média prorusse l’avait filmé sur un lit d’hôpital, alors qu’il avait été blessé par une bombe. Le reportage affirmait que des soldats et des médecins russes l’avaient « sauvé des combats de Marioupol ». Le mois suivant, Moscou et Kiev organisaient ensemble une coûteuse opération pour le reconduire dans sa famille en Ukraine. Un succès pour la cause des enfants déplacés par la guerre. Et en même temps une victoire symbolique pour Moscou, qui peut se flatter de soigner des enfants ukrainiens, et de les rendre à l’ennemi.

Ça, c’est l’histoire officielle. Celle qu’Ilya nous raconte est tout autre. L’enfant se colle à Olena, sa grand-mère retraitée de 63 ans, puis monte les marches qui mènent du fleuve à l’hôtel Uzhhorod. Ils s’assoient avec nous dans une chambre, où ils vont nous donner leur version.   

Sous les bombes

Le 24 février 2022, Ilya et sa mère Natalya (fille d’Olena) habitent une petite maison près de Marioupol. En voyant les chars russes approcher, ils fuient vers la cité balnéaire, où les missiles les obligent à se réfugier, avec huit inconnus, dans le sous-sol d’une HLM. L’air est froid, la nourriture manque. Ilya raconte : « Le quinzième jour, on décide de repartir à pied à la maison ». Ils découvrent leur portail, tordu comme une vieille branche. Les tuiles du toit, la table en bois, gisent en morceaux dans le jardin bombardé. Dans la cave de la maison abandonnée du voisin, ils mettent la main sur des conserves, de l’eau, et des bouteilles de vin. Au cinquième jour, vers 17 heures, Ilya réveille sa mère qui somnole sous une couverture : « Maman ? La voisine, Vyera, propose de venir nous réchauffer chez elle ? ». Ils marchent 20 mètres en direction de la maison voisine. Au milieu du chemin, Ilya n’entend plus rien. Un bruit blanc siffle dans ses oreilles. Ses yeux louchent sur sa cuisse : la moitié n’y est plus. Des éclats de fer brûlants ont pénétré dans la jambe jusqu’à l’os. Il se souvient de la douleur : « Elle est venue dans la seconde ». Sa mère le traîne chez la voisine qui allonge Ilya, bande ses blessures et stoppe l’hémorragie. Natalya a du sang sur le visage : un éclat s’est fiché dans son front. Ilya se colle à elle, et il entend sa respiration se transformer en ronron métallique. La voisine sent le pouls de la femme ralentir, elle emmène doucement Ilya terminer sa nuit dans une autre chambre. Pendant qu’il dort encore, elle creuse un trou dans le jardin, et y enfouit le corps de la maman. À son réveil, Ilya n’a pas le temps de voir la tombe. Cinq soldats russes frappent à la porte : « Évacuation ! ».

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Les Russes au chevet d’Ilya

« Les soldats m’ont transporté à l’hôpital de Donetsk, rempli de blessés de guerre. Un médecin a saisi une pince, l’a enfoncée dans ma cuisse et a sorti cinq éclats de métal. Sans anesthésie, ça a fait super mal », raconte Ilya. Après l’opération, une employée des services sociaux de l’hôpital, le questionne sur sa situation familiale : « Ma mère est morte, mais j’ai une grand-mère et un frère ». La jeune femme le rassure : « Ne t’inquiète pas, tu iras à Moscou pour être mieux soigné. Tu remarcheras : les médecins russes sont forts ». Ilya se souvient d’une femme gentille et attentionnée : « Elle m’apportait de bons fromages ou des bonbons ». Quant au personnel de l’hôpital, il l’incite à lire des livres et des BD en russe, une langue qu’il ne veut pas parler. Ilya sent qu’on l’éloigne de l’Ukraine qu’il connaît, et s’étonne que personne ne lui parle des recherches entreprises pour retrouver sa grand-mère.

À 1 435 km de là, Olena, justement, ne dort plus. Depuis huit jours, le téléphone de sa fille sonne dans le vide. Le samedi 26 mars, elle reçoit d’un parent en Russie l’extrait d’un reportage télévisé, tourné dans l’hôpital de Donetsk. Il montre un garçon, alité et plâtré, qui raconte : « Il y a eu l’explosion. J’ai été blessé à la jambe. Maman avait un morceau de ferraille dans la tête… Le lendemain matin, elle était morte ». Olena hurle. Elle pleure « un jour entier » avant de courir demander à la mairie et à la police comment rejoindre Ilya : « Tous me répondent : on ne peut rien ». Elle écrit alors une supplique au gouvernement. Elle téléphone à l’hôpital de Donetsk, et on lui passe Ilya : « Mon petit chat ! Comment vas-tu ? Ta jambe ? » Ilya rit de bonheur. « Le docteur m’a enlevé de la peau devant pour reboucher derrière. Ça fait mal. Quand viens-tu me chercher ? » Olena parle ensuite à la jeune employée des services sociaux : « Je suis sa grand-mère ». « Vous devez le prouver avec des documents, répond la femme, et les apporter ici, pour qu’on ne mette pas Ilya dans un orphelinat ». Olena crie : « Mais que dites-vous ? Vous n’avez pas le droit ! Je suis vivante, madame, et je vais reprendre mon petit-fils ». Olena consulte un site internet que lui a transmis l’employée, expliquant les démarches. « Ce site n’a jamais fonctionné, raconte-t-elle. Je le signale à la femme qui me répond qu’elle n’y peut rien. Je comprends alors qu’elle ne fera aucun effort pour m’aider à récupérer Ilya ». Deux jours plus tard, Olena rappelle l’hôpital. Elle tombe sur le médecin-chef qui s’étonne. Il croyait ce garçon orphelin. « Son employée lui avait caché mon existence. Il me montre, en visio, un formulaire qu’elle a posé sur son bureau, en attendant qu’il le tamponne. Il y est écrit qu’Ilya est sans famille, que la jeune femme propose de devenir sa tutrice (1) ? Je crie au téléphone : mais vous êtes fous ! Elle n’a pas le droit ! » Le nœud de l’histoire est là.

Depuis le début de la guerre, sous couvert de les mettre à l’abri des combats, les Russes ont enlevé de force des milliers d’enfants ukrainiens (2) qui séjournaient, certains provisoirement, dans des foyers pour enfants ou des orphelinats d’Ukraine. Ils les ont déplacés dans des hôpitaux, des sanatoriums ou des camps (3) de Russie ou des régions occupées. Si le tuteur ou le parent d’un de ces enfants ne vient pas le réclamer parce qu’il est emprisonné ou hospitalisé, qu’il n’a pas les moyens de voyager, ou simplement, qu’il ignore où se trouve l’enfant, les Russes peuvent déclarer ce dernier « sans protection parentale », et le placer dans une famille russe (4). Le président Poutine a signé un décret qui facilite l’adoption d’orphelins étrangers par des Russes et leur acquisition de la nationalité russe. Ainsi, même un jeune Ukrainien possèdant une famille et désirant la retrouver, comme Ilya, risque d’être adopté en Russie. Si sa grand-mère n’était pas arrivée jusqu’à lui, une employée de l’hôpital de Donetsk aurait pu d’un coup de tampon devenir sa tutrice.

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Sont-ils nombreux, comme lui ? « On ne connaît pas les chiffres », nous dit la représentante de Save Ukraine, une ONG de Kiev, qui aide à réunir des familles séparées par la guerre. « Les Russes ne donnent jamais la liste des enfants qu’ils déplacent, bien que le droit international les y oblige. Nous, nous avons aidé des parents ukrainiens à récupérer 25 enfants que les Russes avaient déportés dans des sanatoriums de Russie, du Donbass, ou de la Crimée annexés ». Selon Kiev, si Moscou enlève et « russifie » ces enfants, c’est pour briser le sentiment national ukrainien, pour voler à l’Ukraine son futur. Et si c’était, aussi, pour se servir de ces enfants comme d’un butin de guerre ?

Selon Kiev, si Moscou enlève et « russifie » ces enfants, c’est pour briser le sentiment national ukrainien. pour se servir de ces enfants comme d’un butin de guerre ?

Retrouvailles sous l’œil des caméras

Revenons à Olena. Le 13 avril, une femme lui téléphone. « Bonjour, je suis Iryna Veryshchuk. La Vice-Première ministre ». Le courrier envoyé au gouvernement ukrainien se révèle efficace : la dirigeante demande à Olena de venir à Kiev, au plus vite. Et on met les moyens pour l’y aider. Deux hommes l’attendent à la gare. Un Ukrainien, Roustan, et un Russe aux cheveux argentés, dont les yeux clairs rappellent à Olena quelque chose. Un Russe ? À Kiev ? En pleine guerre ? « Comme c’est étrange », pense Olena. L’homme la salue : « Je suis Roman, le représentant de la commissaire aux Droits de l’Homme de la fédération de Russie. Nous allons vous accompagner jusqu’à votre petit-fils ». Olena comprend : Kiev s’est arrangé au plus haut niveau avec Moscou pour ramener Ilya. Comme lorsque deux nations procèdent à un échange de prisonniers de guerre. Un train spécial les conduit à Varsovie, où ils sont rejoints par un Polonais, et, surprise, un Israélien… Pourquoi ? Olena s’interroge. Les hommes discutent politique pendant trois heures. Ils prennent un avion privé qui se pose en Turquie avec Olena à son bord, et enfin à Moscou. Là, le Russe, Roman, s’éclipse et confie Olena à deux agents de la commissaire russe aux droits de l’Homme : Andreï et Natacha. « Nous allons vous aider à récupérer votre enfant », assurent-ils. Ils se rendent en train jusqu’à Rostov, passent en voiture la frontière du Donbass, et s’arrêtent à Donetsk à une heure du matin, dans un hôtel aux portes gondolées. Le lendemain matin, « on file vers l’hôpital », poursuit Olena. Là, une caméra de télévision les accueille avec le médecin-chef, déclarant que dans son hôpital, « on sauve les enfants de Marioupol qui souffrent de la guerre ». Olena rompt le protocole, et fonce vers Ilya.

Elle le serre dans ses bras, et lui chuchote, en pleurs : « Mon petit ange… On meurt ici, tous les deux, ou on en part ensemble ! » Ils regagnent Moscou, en ambulance, puis dans un minibus Mercedes qui roule toute la nuit.

L’intermédiaire

Le Russe, Roman, les récupère chez lui, aux environs de Moscou, dans une villa aux baies donnant sur une terrasse, entourée de bouleaux. Une peinture romantique couvre un grand mur. Ilya est allongé sur un canapé ocre. Roman lui demande s’il a faim, puis lui offre un iPhone 13 à 885 euros. Le Russe est riche. « Riche comme un oligarque », songe Olena, qui reconnaît le visage de Roman Abramovitch, le milliardaire russe qui pesait 15 milliards de dollars, avant la guerre, propriétaire des plus gros yachts de la planète. Quand le président Poutine, son ami, a envahi l’Ukraine, l’Union européenne l’a inscrit sur sa liste des personnalités visées par des sanctions. Puis quand Abramovitch a proposé son aide à Volodymyr Zelensky pour lui servir de canal de communication avec Moscou, le président ukrainien a demandé à Joe Biden de retarder les sanctions américaines visant l’oligarque… Mais l’important, ici, c’est que la presse internationale décrit l’habile Abramovitch comme l’homme étant au cœur du processus d’échange de prisonniers, entre Kiev et Moscou. À l’instar, côté ukrainien, de la Vice-Première ministre Iryna Veryshchuk.

Après l’escale, dans le palais de Roman Abramovitch, c’est le retour en Ukraine, puis l’arrivée en ambulance à l’hôpital de Kiev, en compagnie d’Iryna Veryshchuk, la Vice-Première-ministre en personne, car le cérémonial est important : il montre que l’État ukrainien fait revenir les enfants volés par les Russes. Des médecins réopèrent Ilya. Ils extraient à nouveau de sa jambe, cinq morceaux de métal. Le 26 avril, jour de l’anniversaire d’Ilya, un quadragénaire lui rend visite dans sa chambre, souriant : « Bon anniversaire ! Comment vas-tu ?...Qu’avons-nous, dans ce plâtre ? De l’or ? Des diamants ? — L’or et les diamants, c’est toi », réplique Ilya, qui a reconnu le président Volodymyr Zelensky. Au retour d’Ilya dans sa famille, le gouvernement ukrainien a déclaré : « Nous nous battons pour [ramener au pays] chaque petit Ukrainien (5) ». Dépensera-t-il pour d’autres les moyens qu’il a déployés pour Ilya Matvienko ? Kiev n’a pas répondu. En attendant, depuis le début de l’année, l’ONG Save Ukraine a fait revenir de la Crimée occupée, pas moins de 96 enfants enlevés des régions de Kherson et de Kharkiv. — M. D.

 

1— Une fonctionnaire de la mairie d’Uzhhorod, en Ukraine, nous confirme avoir téléphoné à cette employée des services sociaux de l’hôpital de Donetsk. Elle témoigne lui avoir rappelé qu’il est illégal d’adopter Ilya, s’il possède une famille. 2— 16 221 enfants, selon le gouvernement ukrainien. 3— Selon une étude de février 2023, réalisée par un laboratoire de l’université Yale (financé par le gouvernement américain), 6 000 enfants ukrainiens seraient détenus dans 40 camps russes où leur sont inculqués l’amour de la Russie et la détestation du monde occidental. 4— Selon la fédération de Russie, 380 orphelins ukrainiens ont été placés dans des familles russes et ont reçu la nationalité russe. 5— Site du ministère ukrainien de la Réintégration, 13/10/2022.

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