Zakia, Naveen, Muzghan, Najla, Hafsa, cinq Afghanes exilées au Pakistan ont enfin rejoint la France après avoir obtenu un visa. Tant d’autres femmes fuyant les talibans espèrent décrocher ce précieux sésame.
Marie Claverie pour la Chronique
Les cinq Afghanes suivent la cohorte des chariots de bagages, les yeux arrondis, un peu hagardes, la démarche assurée malgré dix-sept heures de voyage. Zakia, 32 ans, apparaît la première. Elle ne porte plus son voile. De grandes créoles pendent à ses oreilles. L’esthéticienne affiche des lèvres très rouges, et un sourire qui fait trois fois le tour de sa tête. Je l’ai rencontrée et filmée à cinq reprises depuis la prise de pouvoir des talibans, le 15 août 2021, mais je n’avais jamais vu son sourire. Notre dernier rendez-vous, c’était le jour de la fermeture des salons de beauté en Afghanistan, décrétée par l’émirat taliban en juillet 2023. Plusieurs dizaines de milliers d’établissements avaient baissé le rideau, dont le sien, le Neel Saloon, sanctuaire de la féminité kaboulie depuis deux générations. Autant de foyers afghans, déjà à genoux, et désormais privés d’une rentrée d’argent vitale. Des pick-up chargés d’agents du renseignement taliban, kalachnikov en bandoulière, patrouillaient devant les vitrines. Alors que j’essayais d’interviewer Zakia, elle m’avait soufflé, le visage crispé : « Ils voient les esthéticiennes comme des terroristes… »
« C’est fini ! » Ce sont les premiers mots de Zakia, le 5 septembre 2023, face à la marée de journalistes qui se pressent à l’aéroport de Paris-Charles-de-Gaulle, l’Élysée ayant prévenu les médias de l’arrivée d’un groupe d’Afghanes. Ce soupir de soulagement vient clore des mois de luttes, d’humiliations, de dangers, durant lesquels les cinq femmes ont déployé des trésors d’abnégation, de résilience « et de rage », précise avec aplomb Naveen. Cette chercheuse émérite en socio-économie témoigne devant les micros : « Je parle pour mes sœurs afghanes restées derrière moi. Elles sont des milliers au Pakistan à étudier sur les trottoirs, dans des foyers pourris. Aidons-les ! » Depuis le retour des talibans, 600 000 Afghans ont franchi la frontière pakistanaise.
Les « profiteurs de guerre »
J’ai rencontré Naveen au Pakistan, à Islamabad, dans un jardin d’enfants décati. Elle avait fui l’Afghanistan deux mois avant l’arrivée des talibans, certaine d’être ciblée à leur retour. Nous ne nous étions pas croisées à Kaboul, mais nous aurions pu. L’anglais de Naveen est impeccable. Pendant longtemps, la trentenaire aux mèches blondes a été consultante pour des ONG étrangères. Issue d’une famille modeste, elle doit sa carrière à vingt ans d’aide internationale au développement : entre 2001 et 2021, le nombre des filles scolarisées dans le secondaire a été multiplié par cinq. Cependant, à l’exception du secteur éducatif, cette aide au développement, chiffrée à 150 milliards de dollars, a été largement détournée.
Le jour de notre rencontre à Islamabad, plusieurs familles afghanes pique-niquaient. Les exilés sont de plus en plus nombreux dans la capitale pakistanaise. Une pression migratoire « qui irrite une partie importante de la population », selon Shahryar Fazli, essayiste et analyste politique pakistanais : « Désormais, à chaque attentat au Pakistan, une petite musique politique désigne l’Afghan comme responsable, en l’assimilant aux terroristes » présumés talibans. Pour des raisons électorales, le gouvernement pakistanais a annoncé brutalement, début octobre, que les 1,7 million d’Afghans sans papiers présents au Pakistan devraient rentrer chez eux avant le 1er novembre 20231. Une catastrophe pour les dizaines de milliers d’Afghanes réchappées du régime taliban, qui se ruinent, depuis des mois, au Pakistan en frais de formation dans des instituts privés pour se maintenir à niveau. Mais rien d’étonnant à cette décision, a fortiori dans un pays lui-même exsangue économiquement. Le Pakistan n’a pas ratifié la convention de Genève des Nations unies de 1951, définissant le statut de réfugié. Il n’existe pas de législation nationale sur le droit d’asile, et le gouvernement expulse sans se soucier du droit international.
Je me souviens de l’anxiété de Naveen se tordant les doigts à l’idée de se retrouver bientôt expulsée vers ses bourreaux. Comment renouveler un visa expiré au Pakistan, quand la seule façon de le faire est de repasser côté afghan, au risque d’être arrêtée ? Et comment accepter, à nouveau, toute la chaîne de racket des « profiteurs de guerre », comme les surnomme Naveen ? Qu’il s’agisse de certains fonctionnaires de l’ambassade pakistanaise à Kaboul, qui délivrent aux Afghans des visas sous le manteau, pour des sommes allant jusqu’à 1 500 dollars. Ou encore du business des faux chaperons, à la frontière terrestre, s’improvisant « oncles » en cas de contrôle, et qui vous facturent jusqu’à 500 dollars l’« accompagnement masculin » ? Le voyage en avion entre Kaboul et Islamabad, un trajet beaucoup plus protecteur pour les femmes, n’est plus une option depuis qu’un décret taliban leur interdit de voyager seules.
Signez notre pétition pour soutenir les femmes afghanes
Depuis que les talibans ont pris le pouvoir, les Afghanes ne peuvent ni se déplacer librement ni accéder à certains emplois. Les filles de plus de 12 ans sont privées d’éducation.
Signez notre pétition pour demander à Emmanuel Macron de faciliter la délivrance de visas pour les femmes afghanes en exil.

Najlah porte ce qu’elle a précieusement ramené d’Afghanistan © Louella Pailley
Délais interminables pour les visas
Les documents non conformes n’expliquent pas à eux seuls l’extrême vulnérabilité des Afghanes au Pakistan, la plupart du temps hébergées par des familles pakistanaises, moyennant un petit loyer. Les témoignages montrent qu’elles sont souvent victimes d’abus, parfois réduites à un état proche de la servitude. Hafsa, qui fait également partie du groupe d’Afghanes arrivant du Pakistan, a vécu ce cauchemar plusieurs mois, à Lahore. La nuit, la professeure d’anglais était fréquemment harcelée par un jeune adolescent de la maisonnée, qui lui ordonnait de se recouvrir le corps et le visage intégralement : « Il ne fallait même pas que mon ombre soit visible au regard des hommes », raconte-t-elle depuis son centre d’hébergement de l’Ouest parisien. Un bâtiment fatigué, mais niché dans la verdure. Menacée physiquement par les talibans après avoir enseigné dans une école clandestine, Hafsa a perdu son métier en Afghanistan. Elle a traversé la frontière à pied, épuisé toutes ses économies pour obtenir un visa pakistanais… Elle n’imaginait pas subir des violences « encore pires » au Pakistan que dans son propre pays.
Le salut est arrivé lorsque le collectif français Accueillir les Afghanes a mis en lien Hafsa et les quatre autres exilées avec le consulat de France à Islamabad. Celui-ci ne conditionne pas l’entretien pour l’asile à l’obtention du visa pakistanais. Ces derniers mois, les femmes isolées ont même plutôt été considérées comme prioritaires pour les entretiens. Le blocage est intervenu plus tard au ministère de l’Intérieur français. Malgré la mobilisation importante, notamment de féministes comme Virginie Despentes ou Lauren Bastide, les délais d’attente peuvent durer jusqu’à neuf mois. De son côté, Beauvau affirme que 13 000 ressortissants afghans et afghanes ont pu légalement gagner la France depuis août 2021. Un chiffre trompeur, car la moitié concerne des regroupements familiaux, qui relèvent du droit français. L’autre comprend principalement les évacués de l’opération Apagan, mise en place au retour des talibans, pour les Afghans ayant travaillé ou collaboré avec les Français, ainsi que leurs familles.
Pour Hafsa, Naveen, Zakia, Muzghan et ses enfants, l’avenir se dessine plus serein. Les rendez-vous en cours à l’Ofpra devraient leur permettre l’obtention rapide d’un titre de séjour de réfugié. Même si les centres d’hébergement sont un peu sinistres, aucune ne s’en plaint. À la moindre occasion, elles prennent le thé ensemble et rêvent d’un Afghanistan futur où les femmes auront un plein accès à l’éducation, à l’emploi, à l’espace public. Un pays où elles pourront vivre libres.
1— Voir le rapport d’Amnesty International, Ils ne nous traitent pas comme des humains, août 2022, sur les expulsions aux frontières.
Ce que certains voudraient cacher, on l'écrit
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