Après un quart de siècle de détention au Kirghizistan, un Ouïghour de 56 ans risque d’être extradé vers la Chine, où il pourrait être condamné à mort. Nos journalistes ont eu accès à des messages vocaux dans lesquels il raconte son histoire.

Extrait de La Chronique de mai 2025 #462
— De nos envoyés spéciaux : Léa Polverini (texte), Robin Tutenges/Hors Format (photos) et Aidai Tokoeva (fixeuse).
Lors de son transfert, par une nuit tiède de septembre 2024, du centre de détention provisoire SIZO-1 de Bichkek au centre pénitentiaire no 19 de Dzhany Dzher, 40 kilomètres plus loin, Behremjan Exmet a pleuré. Après vingt-cinq ans de détention dans des sous-sols sans fenêtres, c’était la première fois qu’il revoyait la lune. Pendant toutes ces années, frappé à coups de tiges de fer, il a enduré de violents interrogatoires. Ces sévices lui ont fait perdre la plupart de ses dents, endommagé un genou et laissé de nombreuses cicatrices sur le dos et le thorax. Pourtant, Behremjan n’a jamais cédé : il a toujours affirmé son innocence.
Nous arrivons à Bichkek, la capitale kirghize, dans l’espoir de visiter en prison ce Ouïghour de 56 ans, originaire de la région ouïghoure de Chine, appellée « Xinjiang ». En 1999, la justice kirghize l’a accusé d’avoir participé à un attentat terroriste avec quatre complices et l’a condamné à mort. La peine a été commuée en réclusion à perpétuité. Avec les remises de peine, il aurait pu recouvrer la liberté depuis 2024. Mais s’il est libéré dans les semaines ou les mois à venir, il se retrouvera confronté à une angoissante perspective : en tant que citoyen chinois, il sera automatiquement renvoyé en Chine, où, selon son avocat, il risque une nouvelle condamnation à perpétuité, ou même la peine de mort pour « terrorisme ».
Pour entrer en contact avec Behremjan, nous faisons appel à un anthropologue danois, Rune Steenberg. Depuis des années, il collecte des informations sur la persécution à grande échelle des Ouïghours, mise en place par la Chine et soutenue par les pays voisins eux-mêmes sous l’influence croissante de Pékin. Dans le cadre de ses recherches, Rune a établi un premier contact avec Behremjan en mai 2023. À deux reprises, il a pu lui rendre visite en prison. L’année dernière, Behremjan est parvenu à se procurer clandestinement un smartphone. La nuit, après la prière du soir, il enregistrait discrètement des messages qu’il envoyait à Rune. Le Danois en a reçu plus de cinquante, dans lesquels le prisonnier racontait son histoire. Mais en mars 2024, les gardiens ont mis Behremjan à l’isolement après avoir découvert son téléphone. Depuis, Rune ne reçoit plus d’enregistrements vocaux, mais uniquement des appels de la cabine téléphonique de la prison. Le 13 janvier 2025, nous sommes chez lui, lorsque son portable sonne. C’est Behremjan. Il faut faire vite, chaque minute compte. Le prisonnier ouïghour est heureux d’entendre nos voix : « Merci infiniment, votre visite est pour moi un espoir, je vais transmettre vos noms au directeur de la prison pour une autorisation de visite. Si Dieu le veut, nous nous verrons mercredi ! »
En attendant, Rune allume son smartphone et nous fait écouter les messages vocaux qu’il a reçus de Behremjan. Sur le premier, le prisonnier chuchote.
Tout a commencé par un simple voyage en famille. En 1991, à 23 ans, il travaille à la préfecture de Kashgar, au service international de la poste. C’est à ce moment-là que sa tante lui propose de passer deux mois de vacances chez elle, en Ouzbékistan. Behremjan obtient l’autorisation de son employeur chinois, fait sa valise et part pour Tachkent. Séduit par la vie en Asie centrale, il prolonge son séjour de plusieurs semaines, ce qui le met en infraction. À son retour en Chine, la sanction est immédiate : un juge le condamne à trois mois de travaux d’intérêt général. Et comme son voyage prolongé à l’étranger fait peser sur lui le soupçon d’être un « ethno-nationaliste », son employeur le licencie.

A cette époque, le régime chinois, marqué par les manifestations de Tian’anmen, s’efforce d’écraser toute contestation. La région ouïghoure, qui réclame plus d’autonomie, est fortement surveillée. Alors que les anciennes Républiques soviétiques d’Asie centrale deviennent indépendantes et que des mouvements islamistes gagnent du terrain, le Parti communiste chinois craint que des alliances étrangères ne viennent soutenir les revendications d’autonomie des Ouïghours, mettant ainsi en danger son autorité.
Son casier judiciaire l’empêchant de retrouver un emploi public, Behremjan n’envisage aucun avenir pour lui en Chine et décide de quitter le pays. En 1995, il obtient un visa pour l’Ouzbékistan et s’installe à Tachkent, la capitale. Il essaie d’acquérir la nationalité ouzbèke, mais les autorités la lui refusent. Il se résout alors à acheter un passeport kirghize : « À cette époque, il était courant d’acheter de faux passeports dans les anciens pays soviétiques d’Asie centrale. Je suis allé à la frontière kirghize, j’ai donné mon passeport chinois à des policiers, et, en échange d’un pot-de-vin, ils m’ont remis un passeport kirghize », détaille Behremjan dans un message enregistré la nuit.

Unique photo de Behremjan prise en juin 2023 dans un hôpital de prison. Il y était soigné pour un calcul rénal. © Hors Format
Complicités troubles
Les années passent. À Tachkent, Behremjan travaille dans la boutique de vêtements de sa tante. Fin février 1999, il décide de partir visiter la ville d’Och, dans le sud du Kirghizistan. Alors qu’il change de l’argent au marché d’Andijan, sur la route menant à la frontière, un voleur lui dérobe son portefeuille avec tous ses papiers. Confiant, il porte plainte et explique aux policiers qu’il est kirghize d’origine chinoise. « Deux semaines plus tard, des policiers ouzbeks viennent m’arrêter à la maison. Je pensais qu’ils avaient des informations sur mon passeport volé, mais pas du tout : ils prétendent vouloir vérifier mon casier judiciaire. Ils me conduisent au poste et, là, ils tentent de me rançonner de l’argent, et si je ne les paie pas, ils m’expulseront au Kirghizistan. » Behremjan refuse de céder. Furieux, les policiers l’enferment en cellule, sans lui permettre, dit-il, de contacter qui que ce soit.
Le 23 mars, des étrangers débarquent dans le commissariat : le KGB kirghize. « J’ai vu de mes yeux un de leurs officiers remettre 1 000 soms [28 euros à l’époque] aux policiers ouzbeks. Ils ont compté l’argent devant moi. Je comprenais que les policiers ouzbeks me vendaient aux kirghizes », rapporte Behremjan. Depuis 1996, les deux pays collaborent étroitement dans le cadre du « groupe de Shanghai », une alliance « antiterroriste » entre la Chine, la Russie, le Tadjikistan et le Kazakhstan. Mais cette alliance est surtout un redoutable outil répressif transnational, qui vise particulièrement les Ouïghours et permet aux pays membres d’extrader d’un pays à l’autre les militants politiques – ou toute personne désignée comme telle.
Behremjan est transféré dans une prison d’Och, où des interrogateurs kirghizes le traitent comme un terroriste ouïghour. Ils le pressent de questions : « Qu’as-tu fait ? Pourquoi as-tu quitté la Chine ? Fais-tu partie d’une organisation ouïghoure ? » Behremjan raconte cet interrogatoire à Rune Steenberg dans une note vocale de onze minutes. Sa voix rauque, éraillée, témoigne des coups qu’il a reçus. « Un type, de près de 2 mètres, m’a frappé des heures en m’ordonnant d’avouer mes crimes. » Quels crimes ? Behremjan l’ignorait. « Je répétais que je n’avais rien fait. Ils me demandaient : “Connais-tu telle personne ?” Je n’en connaissais aucune. Ils m’ont battu et torturé [notamment à coups de tiges de fer, détaille le prisonnier dans différents audios]. Après trois ou quatre jours, alors que j’avais à peine récupéré, ils sont revenus avec des officiers du KGB, ils m’ont mis une cagoule noire sur la tête et m’ont forcé à monter dans une voiture, puis dans un avion. Direction : Bichkek. »
Behremjan affirme que dans la capitale kirghize, il a passé trois mois dans une prison du KGB. « Là, l’un des agents qui m’avait “acheté” en Ouzbékistan reprend les interrogatoires. Il sort son arme, la colle sur ma tempe et me dit : “Que tu avoues tes crimes ou non, tu ne sortiras jamais d’ici vivant. Tu finiras brisé en cellule, on t’y cassera la tête.” Puis il déchire sous mes yeux les lettres que j’avais rédigées pour alerter l’ambassade de Chine sur ma situation. Il dit : “C’est un ordre des Chinois, ils ne considèrent pas les Ouïghours comme des êtres humains, mais comme des chiens. Tel est ton destin”. » Puis soudain, l’homme du KGB pose une question précise : « Connais-tu Askar Tohti ? » Behremjan répond qu’il connaît ce nom. Askar est un Ouïghour, ami de son frère. Il l’a croisé en Chine, mais ne l’appréciant guère, il n’en a jamais été proche. L’interrogateur lui apprend qu’Askar s’est fait arrêter quelques mois plus tôt au Kazakhstan avec trois autres personnes en possession de faux passeports kirghizes. Sous la torture, il aurait donné son nom. C’est ainsi que, de fil en aiguille, Behremjan se retrouve accusé d’appartenir à un réseau terroriste.
Un procès pipé
Un an plus tôt, le 30 mai 1998, un minibus avait explosé à Och, faisant deux morts et dix blessés. La presse attribuait l’attentat à des « wahhabites », un terme vague utilisé pour désigner des « fondamentalistes musulmans ». À cette époque, la peur d’une « menace islamiste » étrangère domine l’agenda politique de la région. Les autorités kirghizes multiplient les arrestations, et les gouvernements kirghize et ouzbek se livrent à une surenchère pour démontrer leur fermeté dans la lutte contre tout mouvement islamiste.

L’avocat Kamil Ruziev suit le dossier de Behremjan depuis 2014. Ce défenseur des droits humains et ancien membre du Centre national contre la torture avait pu lui rendre visite dans les sous-sols du centre de détention SIZO-1 à Bichkek © Hors Format
La justice accuse Behremjan d’avoir fomenté cet attentat avec Askar Tohti, Ali Mensum (un autre Ouïghour), Ahmet Günyan (un Turc), et Nazer Chochaev (un Karatchaï). Pourtant, Behremjan jure ne connaître aucun d’eux. Son procès s’ouvre le 12 mars 2001. « Bien que j’aie été sévèrement battu et torturé pendant deux ans en détention préventive, j’ai refusé d’avouer un crime que je n’avais pas commis », insiste Behremjan. Il dénonce un simulacre de justice : « Le tribunal d’Och nous a condamnés à mort [Günyan a écopé de vingt ans de prison] sur la base de fausses déclarations de “témoins” qui ont simplement affirmé nous reconnaître. » Il ajoute : « Nous n’avons pas eu le droit de nous défendre correctement ni de bénéficier d’un procès équitable. »
Parmi les témoins, Behremjan remarque un homme qui, en détention, portait des haillons mais qui, lors de l’audience, apparaît soudain en costume : « un jeu du KGB », analyse-t-il. Pour renforcer l’accusation de radicalisme religieux, le procureur présente une photo de Behremjan barbu, prise en détention, où il n’avait tout simplement pas les moyens de se raser. Rune Steenberg nous rapporte enfin les propos de deux avocats kirghizes, qui ont souhaité rester anonymes : « Pour des raisons politiques, le tribunal voulait un coupable, et Behremjan Exmet était tout simplement l’homme sans défense, au mauvais endroit et au mauvais moment. »
La communauté ouïghoure se mobilise pour le défendre, avec des militants des droits humains comme Tursun Islamov – aujourd’hui décédé. En vain : Behremjan est condamné à mort. En 2007, le président Kurmanbek Bakiev abolit la peine capitale, et sa condamnation est commuée en prison à vie.
Risque d’extradition
Aujourd’hui, Behremjan est défendu par Kamil Ruziev, un avocat engagé depuis vingt ans dans la lutte contre la torture. L’an dernier, il a voulu consulter le dossier judiciaire du prisonnier ouïghour, mais ses demandes sont restées sans réponse. Nous le rencontrons à Karakol, centre historique de la vieille diaspora ouïghoure du Kirghizistan, dans le nord-est du pays. Ici, la surveillance policière est manifeste : à chaque entrée dans un café, des policiers « en pause » s’installent à la table voisine. À l’hôtel, des civils questionnent innocemment la tenancière sur les étrangers logés à l’étage. Ancien membre du Centre national contre la torture, Kamil Ruziev est habitué à ce harcèlement policier. En 2014, il a rendu visite à Behremjan et à Askar, emprisonnés dans les sous-sols du centre de détention SIZO-1, au cœur de Bichkek, un lieu connu pour ses pratiques de torture. « Maintenant, déplore Kamil, Behremjan et Askar ont purgé leur peine et sont en droit d’obtenir leur libération, mais leurs demandes sont ignorées. Dans ces prisons, on ne voit pas le soleil, on n’a pas d’air frais, la santé se dégrade rapidement. Quand les gens sortent après vingt ans, ils ne vivent pas longtemps. » Et si Behremjan était libéré demain, avertit Rune, un autre danger l’attendrait : « Il reste un citoyen chinois sans autre nationalité. À sa sortie de prison, sans visa ni permis de séjour au Kirghizistan, il risquera l’extradition vers la Chine, comme d’autres Ouïghours récemment expulsés de Thaïlande. » Comme ce Ouïghour Jelil Turdi, que le Kirghizistan a renvoyé de force en 2000 sous la pression de Pékin. En Chine, Behremjan pourrait être torturé et condamné à une lourde peine de prison. Ou pire : à mort, une nouvelle fois, pour des accusations de terrorisme qu’il a toujours niées.
« À sa sortie de prison, sans visa ni permis de séjour au Kirghizistan, il risquera l’extradition vers la Chine »
— Kamil Ruziev, avocat de Behremjan
Les vieilles dames d’Almaty
L’affaire est devenue un imbroglio que plus personne ne semble en mesure de démêler. Le défenseur des droits humains Tursun Islamov, régulièrement intimidé par les autorités pour sa défense des Ouïghours, a renoncé à reprendre le dossier il y a quelques années, jugeant ne plus en avoir la force. L’Ittipak (« Unité »), l’organisation ouïghoure représentée à l’Assemblée nationale, fuit le terrain politique pour se concentrer sur des questions culturelles. De son côté, le Congrès mondial des Ouïghours, sollicité par Kamil Ruziev lors d’un passage à Munich, a affirmé connaître l’affaire, mais n’a entrepris aucune action.
Le dernier espoir pour Behremjan pourrait venir du Kazakhstan. Un petit groupe caritatif informel s’y est constitué autour de Fafrolova Rakhida Arshidinova et de vieilles dames ouïghoures d’Almaty, qui lui envoient de la nourriture, un peu d’argent, et le visitent en prison. Elles ont d’ailleurs eu une idée, au cas où le prisonnier serait libéré cette année : organiser son mariage. Rune explique : « S’il épousait une Kirghize, il pourrait demander la nationalité par son intermédiaire et gagnerait alors le droit de rester au Kirghizistan. »
22 janvier 2025. Le jour de notre visite à Behremjan est enfin arrivé. Sous la neige et un vent glacial, Rune et nous approchons du mur de la prison, surmonté de barbelés et d’un haut mirador. Un gardien nous conduit dans la salle d’attente, où des familles patientent, sacs en main remplis de pain, de chocolat ou de biscuits. Une gardienne saisit nos passeports, les examine d’un air suspicieux et nous demande de patienter. Au bout d’une demi-heure, elle nous annonce : « Vous ne pourrez pas le voir. » Rune négocie et exige de rencontrer un supérieur, la femme hausse les épaules puis repart. C’est alors qu’autour de nous, le ton monte : des familles se font elles aussi refouler. Des disputes éclatent, des portes claquent. Un gardien nous approche en disant : « Vous n’avez pas de certificat notarié de proche parent, vous devez repartir. » Puis, en pointant son index sur une affiche de lutte contre la corruption, il insiste : « Ce n’est pas négociable. » Nous quittons la prison. Dehors, nous remarquons que des gardes viennent se poster devant les portes en renfort. Pour nous protéger du froid, nous nous réfugions dans une gargote située en face de la prison. La tenancière, avec ses dents en or et un gilet siglé « LOVE » sur les poches, remarque nos visages abattus. « Vous n’êtes pas les premiers à être venus pour rien !, nous dit-elle pour nous consoler. Depuis hier, c’est étrange, ils renvoient beaucoup de visiteurs… »
Pourquoi ? Nul ne le sait. Cinq jours plus tard, Rune Steenberg apprendra par les vieilles femmes d’Almaty qui soutiennent Behremjan qu’une mutinerie aurait éclaté dans la prison. Des femmes de détenus et la mère de l’un d’eux leur ont affirmé qu’un maton aurait tué un prisonnier, puis trois autres. L’information reste invérifiable : la presse kirghize n’en parle nulle part, et le ministère de l’Intérieur, que nous avons contacté, n’a pas souhaité répondre. Depuis, tout contact avec Behremjan est devenu impossible.

Découvrez La Chronique sans plus tarder : recevez un numéro "découverte" gratuit
Remplissez ce formulaire en indiquant votre adresse postale et recevez gratuitement votre premier numéro dans votre boîte aux lettres !