En 2019, les habitants d’une petite ville québécoise découvrent que l’air qu’ils respirent est saturé en arsenic. Un poison invisible, relâché par la fonderie voisine. Face au silence des autorités, des citoyens engagent un bras de fer contre la pollution industrielle et le gouvernement.

Extrait de La Chronique d'été 2025# 464-465
— Par Grégoire Osoha. Illustrations : Damien Roudeau.
Le tuyau de l’aspirateur engloutit les moutons de poussière éparpillés sur le plancher. Scène banale de ménage hebdomadaire à Rouyn-Noranda, une ville de 40 000 habitants à l’extrême ouest du Québec. Mais Julie Fortier a beau voir son sol briller, rien n’y fait. Elle sait qu’il reste contaminé. Quand elle termine son ménage, elle arrache le sac de l’appareil et le jette aussitôt dans la poubelle extérieure. Une seule idée en tête : éloigner le mal de ses poumons, de ceux de son enfant. Et elle n’est pas la seule. Dans son quartier, l’angoisse gagne du terrain. Car à Rouyn-Noranda, le mal a un nom : l’arsenic, roi des poisons.
L’arsenic, que l’impératrice romaine Agrippine aurait utilisé pour assassiner son mari Claude, sature l’air de la capitale de la province d’Abitibi-Témiscamingue depuis plusieurs générations. Inodore, invisible, silencieux. Longtemps, personne ne s’en est soucié. Jusqu’à ce qu’en 2019 une enquête de routine des services locaux de la Santé publique révèle l’ampleur du danger : chez les enfants de l’école Notre-Dame-de-Protection, les taux d’arsenic relevés dans les ongles sont près de quatre fois supérieurs à ceux d’un groupe témoin à Amos, une ville située à 100 kilomètres. Les regards se tournent alors vers le nord de Rouyn-Noranda, là où deux cheminées rejettent en continu d’épaisses fumées blanches, emportées par les vents. Depuis cent ans, la fonderie Horne fait partie du paysage. Tout commence au début du xxe siècle, quand deux entrepreneurs, Sam Thomson et Humphrey Chadbourne, décident d’exploiter un gisement de cuivre découvert par le prospecteur Edmund Horne. Pour réduire les coûts, ils choisissent de fondre le métal sur place. L’usine sort de terre à quelques centaines de mètres des premières habitations. Dans les années qui suivent, la ville s’étend autour de la fonderie. Le ver est dans le fruit.
L’attentisme des responsables
Au tout début des années 1970, la mine de cuivre est épuisée. En moins de cinquante ans, Horne a siphonné tout le minerai stocké sous terre depuis des millénaires. Pour maintenir l’activité, la fonderie change de stratégie : elle s’approvisionne désormais en résidus miniers des environs et en déchets électroniques venus du monde entier. Jour et nuit, elle produit des anodes de cuivre, essentielles à la fabrication de composants électroniques, des câbles électriques et d’autres produits de haute technologie nécessaires à l’économie mondialisée. Au même moment, le mouvement écologiste prend son essor dans le nord de l’Amérique. Parmi ses combats majeurs : le trou dans la couche d’ozone, causé par les produits chimiques, et les pluies acides, générées par les gaz des usines, qui empoisonnent les sols. La fonderie Horne, justement, rejette d’importantes quantités de dioxyde de soufre, un des principaux responsables de ce phénomène. Sous la pression des écologistes locaux, des systèmes de filtration et de nettoyage sont installés. Une modernisation partielle, financée en grande partie par l’argent public. Les habitants de Rouyn-Noranda avalent la pilule : le coût est élevé, mais, au moins, l’air devient respirable. Du moins le croient-ils…

Julie Fortier se souvient de son enfance dans le quartier Notre-Dame, dans les années 1990. Elle raconte avec émotion : « Avec les copains, on se retrouvait souvent au pied de l’usine. C’était notre point de ralliement. On y passait des après-midi entiers à jouer comme des gamins. Personne ne nous a jamais dit que c’était dangereux d’être là. » Trente ans plus tard, la direction de la Santé publique distribue aux habitants une liste de « gestes simples » pour réduire l’exposition des enfants aux contaminants : « Lavez régulièrement les planchers de la maison », « Lavez régulièrement les jouets des enfants », « Nettoyez régulièrement vos animaux de compagnie s’ils vont à l’extérieur »… Mais aucune précision sur ce que « régulièrement » signifie. Dans les rues de Rouyn-Noranda, on rit jaune. « Il faudrait un temps plein, juste pour suivre toutes ces recommandations », glisse un habitant.
Des preuves enfin
Passé le choc, la résistance s’organise. Un groupe de citoyens commence à fouiller les archives et les rapports administratifs. Ils tombent sur une révélation : la fonderie Horne bénéficie depuis des années de dérogations accordées par le gouvernement du Québec. En clair, elle a le droit de dépasser le seuil légal d’émission de métaux lourds dans l’air, arsenic compris. Les citoyens s’indignent. Ils ne s’adressent plus seulement à l’entreprise, mais interpellent désormais le gouvernement.
L’association nationale Mères au front rejoint le mouvement local et réclame un environnement « sain et sécuritaire ». Plusieurs ministres font le déplacement depuis Québec, écoutent, mais restent évasifs. Car, derrière la question sanitaire, ils s’inquiètent pour les milliers d’emplois directs et indirects générés par la fonderie, et pour les 45 millions de dollars d’impôts qu’elle verse chaque année à l’État québécois, selon le cabinet Aviseo Conseil. Cette inertie agace les citoyens mobilisés. Mais ils vont la retourner à leur avantage. Car tant que le gouvernement ne dit pas non à une réduction des émissions d’arsenic, il reste une marge de manœuvre. Il faut donc continuer à collecter des preuves, et faire parler de la ville dans les médias.
Julie Fortier convainc une vingtaine de voisins de payer de leur poche une étude approfondie sur la poussière présente dans leurs logements. Un laboratoire indépendant est mandaté. Quand les résultats tombent, ils font froid dans le dos. Jean, l’un des voisins, titulaire d’une maîtrise en hygiène industrielle, les juge « alarmants ». Il confie à Radio-Canada son inquiétude pour la santé des enfants… et la valeur immobilière des maisons. La médiatisation fait son effet. Début 2023, alors que la fonderie attend le renouvellement de son attestation réglementaire quinquennale, le gouvernement serre la vis : le seuil autorisé d’arsenic passe de 100 à 15 nanogrammes par mètre cube d’air. Encore loin de la norme nationale fixée à 3 ng/m3. Mais une première brèche est ouverte.
L’argument du stress
Les Rouynorandais ne comptent pas s’arrêter là. Beaucoup luttent encore pour abaisser le seuil à 3 ng/m3. En parallèle, Julie Fortier franchit une nouvelle étape. Elle se porte volontaire pour représenter un nombre encore indéterminé de citoyens dans le cadre d’une action collective en justice, en vue d’obtenir des réparations.
Le défi s’annonce complexe : établir un lien de causalité incontesté entre les émissions de la fonderie et des maladies chroniques, souvent multifactorielles. Alors, le cabinet d’avocats Siskinds Desmeules opte pour une stratégie déjà éprouvée. La plainte ne repose pas sur les atteintes physiques, mais sur le stress que cette situation inflige aux habitants. Pour Me Diallo, l’un des avocats, « ce n’est pas parce qu’il n’y a pas d’atteintes physiques qu’il n’y a pas de dommages […]. Il y a un préjudice moral, une atteinte à leur bien-être et à la sécurité des citoyens. Et ces droits sont protégés par les chartes ». Il a fallu à ce cabinet près de vingt ans pour obtenir des dommages et intérêts au nom des habitants de Shannon, au Québec, qui craignaient pour leur santé après avoir bu de l’eau contaminée. Julie Fortier connaît les obstacles. Elle sait qu’un tel combat réclame du temps, de l’énergie, de la persévérance. Mais elle est prête. Pour que les enfants de Rouyn-Noranda puissent un jour jouer dehors… sans respirer de l’arsenic.
à lire

Atome 33, Grégoire Osoha, éd. Marchialy.
Contre la pollution industrielle
Décembre 1927
Inauguration de la fonderie Horne.
Décembre 1989
Fin des émissions de dioxyde de soufre.
Septembre 2019
Étude sur la concentration d’arsenic dans l’air et l’eau.
Mars 2023
Réduction par le gouvernement des limites d’émission d’arsenic.
Octobre 2023
Action collective des habitants de Rouyn-Noranda contre le gouvernement du Québec et la fonderie Horne.

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