Aller au contenu
Agir
Faire un don
ou montant libre :
/mois
Grâce à la réduction d'impôts de 66%, votre don ne vous coûtera que : 5,1 €/mois
URGENCE GAZA

 Exigez avec nous la justice pour toutes les victimes et la protection sans condition des populations civiles

Armes soniques - Le déni

Utiliser le son comme une arme, ce n’est plus de la science-fiction. Les armes soniques existent. Des États les utilisent sur le terrain militaire, mais aussi pour le maintien de l’ordre. Journaliste indépendante, Élodie Emery a enquêté pour La Chronique.

Le 15 mars dernier, lors d’une manifestation massive dans la capitale serbe, Belgrade, la foule s’est fendue en deux. Un son étrange a provoqué un mouvement de panique. Des manifestants ont ensuite évoqué des nausées, acouphènes, douleurs thoraciques. Que s’est-il réellement passé ?

En France, le gouvernement nie tout usage d’armes acoustiques. Pourtant, une vidéo de 2021 montre un policier équipé d’un canon à son, et on découvre que plusieurs modèles peuvent s’acheter en ligne...

Dossier de La Chronique d'octobre #467

— Par notre envoyée spéciale en Serbie, Élodie Emery (texte) et Marko Risovic (photos).

19 h 11. Et soudain...

Le 15 mars, à Belgrade, un phénomène sonore d’origine inconnue a semé la panique au cœur d’une manifestation. Les autorités nient. Pour comprendre, la journaliste Élodie Emery s’est rendue sur place.

Je repasse les vidéos, encore et encore. Je sais que des milliers de Serbes l’ont fait avant moi, mais je traque quand même un détail, un indice susceptible d’expliquer ce mal mystérieux ayant frappé les manifestants, le 15 mars dernier à Belgrade. Des dizaines de films amateurs circulent sur les réseaux sociaux, tous captés par des smartphones. On y voit une foule immense et compacte, figée dans le recueillement pendant de longues minutes : un hommage aux victimes de la gare de Novi Sad, deuxième plus grande ville de Serbie. L’auvent en béton de l’entrée principale s’est effondré le 1er novembre 2024, tuant 16 personnes. La gare venait d’être rénovée pour 16 millions d’euros, mais l’enquête judiciaire en cours soupçonne que les travaux ont été réalisés sans plans structurels ni supervision technique fiable. Les Serbes ont l’habitude, la corruption ronge tout. Mais cette fois, c’en est trop. Dans tout le pays, les étudiants ont bloqué les universités, les manifestations sont quotidiennes. Celle du samedi 15 mars est la plus massive qu’ait connue la Serbie : 300 000 personnes à Belgrade, 10 000 au moins sur la seule artère de Kralja-Milana. Juste avant que tout bascule, le silence est si dense que l’on entend, sur les vidéos, le ronronnement de la climatisation de l’hôtel Hilton, tout proche.

Puis, à 19 h 11, « ça » commence. Une jeune femme se retourne, comme si elle avait senti quelque chose : un souffle, une menace, une présence derrière elle. Une autre l’imite. Et, soudain, une force invisible fend la foule en deux. L’avenue Kralja-Milana se vide en moins de deux secondes. Stop. Je rembobine encore une fois. Qu’est-ce qui a pu provoquer cette déchirure ? Pas de choc, pas de charge policière, pas de canon à eau, pas de gaz lacrymogène. On ne voit rien, et on n’entend quasiment rien non plus – un sifflement lointain sur certaines vidéos, vite couvert par des cris de panique. Puis tout s’arrête. Les manifestants reviennent au centre de l’avenue, hagards, comme sonnés. Sur l’une des vidéos, on distingue une voix : « Mais qu’est-ce que c’était que ça ?! »

Belgrade 15 mars 2025
Belgrade 15 mars 2025

Samedi 15 mars 2025. À Belgrade, 300 000 personnes manifestent contre la corruption. © Marko Risovic // Seconde photo : 19 h 11. Une force invisible fend la foule en deux. L’avenue Kralja-Milana se vide en moins de deux secondes. © Capture d'écran X

Un « canon sonique »

Le lendemain, la presse serbe ne parle que de cette foule tranchée net par une force mystérieuse. Sur les réseaux sociaux, les hypothèses s’emballent. À la télévision, un expert militaire, puis un avocat évoquent une idée vertigineuse : et si le gouvernement avait tiré sur la foule avec une arme secrète ? Une arme capable de vider une avenue entière en quelques secondes ? Cette arme existe, précisent-ils. Et ils la nomment : « canon sonique ». Un simple tour sur Internet suffit pour apprendre que le canon sonique n’est pas une invention de science-fiction. Il est né aux États-Unis, au début des années 2000, conçu à l’origine pour repousser les attaques de pirates en mer. À première vue, rien de spectaculaire : une enceinte, dont le trépied est posé sur le toit d’un véhicule blindé, ou portée à la main pour les modèles les plus légers. Mais le dispositif émet un son strident projeté en faisceau étroit vers une cible, et lorsqu’il est dirigé sur une foule, il peut provoquer une douleur intense aux tympans – des lésions même – et un déséquilibre sensoriel.

Le canon à son LRAD, pour Long Range Acoustic Device, est classé parmi les « armes non létales à énergie dirigée », aux côtés du gaz lacrymogène et de la grenade assourdissante. Aux États-Unis, les policiers l’ont utilisé en 2009 lors du sommet du G20 à Pittsburgh, puis en 2014 à Ferguson pour disperser des rassemblements contre les violences policières. Les images de l’époque sont éloquentes : des manifestants fuient en se bouchant les oreilles, visages crispés, certains désorientés, d’autres à genoux. Les effets physiologiques du LRAD, mal documentés, sont loin d’être anodins. Soumis au modèle 450X qui crache jusqu’à 145 décibels (au-dessus du seuil de la douleur humaine), des manifestants rapportent maux de tête, vertiges, troubles respiratoires, oppression thoracique, accélération du rythme cardiaque. Le LRAD 2000, plus puissant, émet au-delà de 160 dB, un niveau sonore qui peut provoquer l’éclatement d’un tympan… Plusieurs manifestants américains ont déposé des plaintes, certains évoquant des séquelles durables.

Graphique effets des décibels sur le corps humain

Effets des armes soniques sur le corps humain © Élise Desmars-Castillo

Acrobatie politique

À Belgrade, le gouvernement nie en bloc avoir utilisé cette arme contre sa propre population. Le président Aleksandar Vučić, au pouvoir depuis 2017, affirme que les armes soniques sont interdites en Serbie, et menace de poursuites judiciaires quiconque oserait propager, selon ses mots, « de fausses informations » sur l’incident du 15 mars. La suite, que je découvre dans la presse locale, relève d’un exceptionnel numéro d’acrobatie politique.

Belgrade 15 mars 2025

La jeep noire stationnée derrière le Parlement surmontée d’un canon sonique LRAD 450XL. Belgrade, 15 mars 2025. © Stringer/AFP

Première figure, le grand écart. Trois jours après la manifestation, pressé par les questions de députés perplexes, le ministre de l’Intérieur, Ivica Dačić, affirme que la police ne possède pas de canons soniques : seulement « des mégaphones puissants, utilisés pour diffuser des messages vocaux ». L’opposition exige des précisions. Dačić finit par lâcher le morceau : bon, d’accord, ces « mégaphones » sont bien des LRAD. Pour éviter la chute, il enchaîne aussitôt avec la deuxième figure : la roulade arrière. Ces LRAD, dit-il, sont « encore dans leurs cartons, rangés dans un entrepôt ». Jamais installés, jamais utilisés ! Sauf que, le lendemain, un gendarme anonyme contredit cette version dans les colonnes du journal quotidien Danas : « Nous étions cachés derrière l’Assemblée nationale avec un appareil LRAD monté sur notre jeep, géré par un opérateur chargé de l’activer en cas de besoin. » Mieux encore : selon lui, « plusieurs autres dispositifs étaient déployés dans la ville ce soir-là »… Fake news ? Apparemment non. Lors d’une conférence de presse, l’opposante politique Marinika Tepić porte le coup de grâce. D’abord, elle sort une photo datée du 15 mars : on y voit une jeep noire stationnée derrière le Parlement, surmontée d’un LRAD 450XL (photo ci-dessus). Puis, une facture officielle qui liste l’arsenal détenu par le gouvernement : neuf LRAD 100X et sept LRAD 450XL, achetés en 2021 pour 81 millions de dinars (actuellement 700 000 €). Le fabricant est une entreprise américaine du nom de Genasys. Neuf plus sept, qui nous font donc seize armes soniques interdites en Serbie.

Coincé, le ministre de l’Intérieur tente alors son ultime figure : la pirouette sémantique. « Quand j’ai dit que nous n’avions pas de canon sonore, explique-t-il, je voulais dire que nous ne l’avions pas inclus dans notre arsenal de maintien de l’ordre. » Salto arrière, belle performance… Mais pas suffisante pour clore le débat. Depuis le mois de mars, une poignée de Serbes déterminés cherchent la vérité : journalistes, citoyens révoltés, ONG, avocats, experts en acoustique ou en dynamique des foules, chacun enquête à sa manière. Pour ma part, les vidéos de cette attaque invisible me font penser aux phénomènes para­normaux de la série X-Files. Et à Belgrade comme dans cette fiction, les cartésiens se cassent les dents : quand je m’envole pour la Serbie en juin, personne n’a encore su dire avec certitude ce qui s’est passé avenue Kralja-Milana. Pourtant, l’enjeu est de taille – le président Vučić a mis sa démission dans la balance si l’utilisation d’une arme sonique était prouvée.

Nemanja Rujević, journaliste d’investigation primé, barbe et cheveux noirs, travaille pour l’hebdomadaire Vreme, l’un des seuls titres de presse indépendants de Serbie. Je le retrouve à la terrasse d’un café, accompagné d’un bichon frisé qui refuse de poser une patte sur le bitume : Belgrade, ville sans arbres ou presque, est écrasée par la chaleur. Nemanja Rujević a enquêté pendant trois mois non-stop. En roulant la première d’une longue série de cigarettes, il me raconte ses découvertes. « Quand j’ai vu, sur X, la première vidéo de ce qui s’est passé à 19 h 11, j’ai d’abord cru qu’une voiture fonçait dans la foule… mais il n’y avait pas de voiture ! » Le soir même de la manifestation, le 15 mars, il publie un appel à témoins. Jusqu’à tard dans la nuit, une centaine de personnes lui répondent. Toutes décrivent un bruit que les vidéos n’ont pas capté, un « rugissement », une « fusée en train de décoller ». Un son inédit et glaçant qui les a poussées à la fuite sans réfléchir.

 

À la recherche du son fantôme

Le lendemain, Nemanja Rujević cartographie les témoignages à l’aide d’un logiciel de dessin. Il me montre son écran : « Regarde, l’épicentre, c’est là. J’ai mis en rouge les endroits où le son a été perçu le plus fort. » Puis il trace une ligne droite avec son index. « Le son a parcouru l’avenue sur au moins 450 m en direction de la place Slavija. » Et il a semé une terreur dont ne se remettent pas les victimes que je vais rencontrer.

Je monte dans un taxi pour Vinća, une petite ville pavillonnaire à une demi-heure de route au sud-est de Belgrade, connue à la fois pour son site archéologique et pour sa plus grande décharge à ciel ouvert d’Europe. J’y rencontre Radomir Stupar, 51 ans, patron d’une entreprise de composants informatiques. Sa femme Sladjana travaille avec lui. Elle est assise à l’ombre sur la terrasse avec leurs deux filles, Iva et Ena, la vingtaine. Toute la famille se recueillait sur l’avenue Kralja-Milana le soir du 15 mars. Iva, la cadette, se lance : « C’est comme si une horde de chevaux fonçait sur nous au galop. » Son père enchaîne : « Ou comme si 500 voitures de course fonçaient sur nous. Le son a duré quelques secondes. On a couru. Des gens sont tombés… puis, d’un coup, plus rien. » Radomir retrouve sa femme et ses filles assises sur un trottoir. Ena tremble. « Ce son, c’était comme s’il venait de l’intérieur de mon corps. »

Famille Stupar

La famille Stupar montre les certificats médicaux établis après les symptômes survenus à la suite de la manifestion du 15 mars 2025. © Élodie Emery

Acouphènes et pertes auditives

De retour chez eux, Radomir souffre de maux de tête et d’un bourdonnement persistant dans les oreilles. Iva se plaint de nausées et d’une douleur à la poitrine. Vers 23 heures, ils se rendent au centre médical. « Il y avait déjà cinq personnes dans la salle d’attente, raconte Ena. Toutes avec les mêmes symptômes. » Elle me tend une chemise plastifiée, ce sont leurs comptes rendus médicaux. Deux diagnostics : « réaction stressogène d’intensité sévère », et une « pression sanguine anormale ». Prescription : des anxiolytiques. Combien sont-ils à avoir consulté pour les mêmes symptômes ? Difficile de le savoir, les hôpitaux refusent de communiquer sur ce sujet, et aucun médecin n’a voulu me recevoir. Dans un article, je tombe sur le nom d’un médecin ORL à l’hôpital de Subotica, 180 kilomètres au nord de Belgrade. Le Dr Nebojša Rakić est le premier à accepter mon appel et m’explique pourquoi : « Je viens de prendre ma retraite, je ne crains plus rien ! Mes collègues sont sous pression, les directions d’hôpitaux sont à la solde du pouvoir. » Il rapporte avoir reçu quatre manifestants après la soirée du 15 mars. « Je leur ai fait passer des tests auditifs. Tous montraient des signes de traumatisme acoustique. Des acouphènes et des pertes auditives légères, comme celles que l’on observe chez des gens exposés à des explosions de pétards. » Nebojša Rakić les traite avec des fluidifiants sanguins. En échangeant autour de la machine à café de son hôpital, il apprend que 18 autres patients ont consulté dans les trois jours suivant la manifestation, avec des symptômes similaires. Par curiosité, il appelle des confrères à Novi Sad, à 100 km de Belgrade. Réponse : « Une soixantaine de cas semblables ! » Et à Belgrade même ? « Je n’ai eu personne, mais le directeur de l’hôpital a affirmé sans ciller à la télévision n’avoir reçu aucun patient présentant de tels symptômes. » Le médecin retraité rigole, il n’en croit rien.

Avec le temps, les troubles des patients suivis par le Dr Rakić se sont dissipés, comme ceux de la famille Stupar. Mais pas la colère. « Notre gouvernement a voulu nous écraser, accuse Sladjana, la voix tremblante, cherchant son paquet de cigarettes d’une main fébrile. Tu te rends compte ? Ils nous ont même accusés d’avoir tout mis en scène. »

Sladjana Stupar n’exagère pas. Deux jours après la manifestation, le président Vučić annonçait avoir sollicité l’aide du FSB – les services secrets russes – ainsi que celle du FBI américain, pour faire toute la lumière sur cet « événement mystérieux ». En moins d’un mois, les agents russes affirmaient avoir testé les LRAD détenus par les forces de police serbes… sur des chiens.

Leur conclusion : « Sans l’ombre d’un doute, ces dispositifs n’ont pas été utilisés pendant la manifestation. » Pour expliquer la panique qui s’était emparée de la foule, ils proposaient une autre hypothèse : une poignée d’opposants, équipés de simples smartphones, auraient mimé une panique collective. Si c’était une flashmob, il faut saluer la performance : des milliers de personnes ont joué leur rôle à la perfection. Cela dit, les agents russes n’avaient peut-être pas tout à fait tort en évoquant un groupe opérant dans l’ombre…

 

Une ligne d’écoute débordée

Ce soir du 15 mars, six ONG de défense des droits humains (Civic Initiatives, FemPlatz, YUCOM, CRTA, Belgrade center for human rights, A11 Initiative) ont formé une cellule d’urgence pour répondre aux appels des manifestants arrêtés par la police. Mais au fil de la nuit, ils se retrouvent submergés par des milliers de coups de fil qui racontent tout autre chose : un son. Un rugissement totalement inexplicable. En quarante-huit heures, les militants recueillent 3 519 témoignages. L’un d’eux compile et analyse cette matière brute. Son nom : Djordje Krivokapić. Je le rencontre chez lui, dans son appartement au nord de Belgrade.

Avocat, professeur de droit des affaires et de protection des données, Djorde a cofondé la Share Foundation, qui défend l’accès au savoir sur Internet. Il a l’habitude de traiter des données… Mais pas en si grand nombre, et, surtout, pas si vite. Installé devant deux grands écrans, il fait défiler des pages de tableau Excel. « La première nuit, j’ai classé et encodé les positions géographiques de chaque témoin. Ensuite, j’ai classé les descriptions du son, puis les ressentis physiques et psychologiques. » Au bout de deux jours de travail acharné, Djorde et ses confrères obtiennent une base de données inédite.

Djordje Krivokapić

Aleksandar Jaćić, professeur à la faculté des arts de Belgrade, analyse le spectre audio du bruit qui a paniqué la foule. © Élodie Emery

Sur sa carte interactive, consultable en ligne, je découvre des milliers de témoignages, matérialisés par des points blancs. Il suffit de les survoler pour lire le récit associé. Encore et toujours, les manifestants décrivent un son atrocement anxiogène, comparable à celui d’un moteur d’avion, de voiture, de camion, de moto, de train, de drone ou de fusée. « C’est exceptionnel de réunir autant de témoignages d’un même événement, souligne Djorde. Comme on ne peut rien attendre de la justice serbe, on a interpellé les institutions internationales. » Le 29 avril 2025, la Cour européenne des droits de l’homme prend l’alerte au sérieux (1). Elle impose à la Serbie une « mesure provisoire » interdisant l’usage « d’engins sonores pour le contrôle des foules (sauf à des fins de communication) ». Encouragées, les ONG serbes saisissent cinq rapporteurs spéciaux de l’ONU, qui, pour leur part, demandent « une enquête rapide, impartiale et efficace ». Une rapporteuse va plus loin encore. Selon elle, l’usage d’une arme sonore lors d’un moment de recueillement « peut être qualifié de torture ». « C’est important parce que ça atteste que les gens qui ont témoigné ne sont pas fous et qu’il s’est bien passé quelque chose le 15 mars à 19 h 11 », dit Djordje. Même si, reconnaît-il, « on ne sait toujours pas quoi ».

C’est bien le problème. En dépit de cette monumentale enquête, les activistes n’ont mis la main sur aucune preuve formelle. Il y a certes les factures des armes soniques et la photo de la jeep surmontée d’une enceinte. Mais le son décrit par les manifestants, ce grondement sourd, ne ressemble pas aux alarmes stridentes typiques des LRAD. Alors, d’où sortait-il ? Aurait-il été produit par une autre machine ? À la demande du groupe de travail formé par Djorde Krivokapić et ses confrères, un expert britannique s’est penché sur la question. Un artiste, autant qu’un enquêteur.

L’hypothèse du canon vortex

Lawrence Abu Hamdan est audio-balisticien. Son talent : identifier des projectiles uniquement à partir du son qu’ils émettent. En 2023, il a fondé Earshot, la première ONG spécialisée dans l’investigation sonore pour la défense des droits de l’homme et de l’environnement. Dès le lendemain de la manifestation, son équipe récupère les vidéos. « Ce qui frappe d’abord, c’est que les gens réagissent à un son… qu’on n’entend pas. Et pourtant, il est évident qu’ils vivent un événement acoustique hors norme. » Sur quatre vidéos, Earshot détecte néanmoins quelque chose : un « vlouff » presque inaudible, grave, comme si l’air lui-même se pliait sous une force invisible. Le 17 mars, l’ONG publie sur X une première déclaration : « Plusieurs vidéos contiennent un son cohérent avec le bruit produit par un canon vortex. »

Tapez « canon vortex » sur un moteur de recherche, et vous tomberez une vidéo étonnante, filmée sur une route déserte des États-Unis. Vous verrez une remorque équipée d’un tube à large bouche, long comme un minibus. Soudain, le canon tire une masse d’air sous pression à 300 km/h, formant un gigantesque anneau de vortex semblable à un anneau de fumée. Mais le plus impressionnant reste le son : le sifflement de l’onde de pression ressemble à s’y méprendre à celui, étouffé, d’un avion de chasse à basse altitude. « Dans un canon vortex, l’expulsion du gaz produit un sifflement comparable à celui d’un réacteur », explique Lawrence. Je retourne sur la carte de Djordje Krivokapić. Pas moins de 4 témoins du 15 mars sur 10 évoquent un « vent », un « courant », ou une « vague d’air ». Bingo ? La théorie a, en tout cas, enflammé un groupe d’étudiants belgradois, qui a modélisé et mis en ligne une reconstitution de l’attaque vortex. Selon eux, le coup de canon aurait été tiré depuis le sommet du Palata Albanija, le seul immeuble de 13 étages qui offre une vue dégagée sur l’avenue Kralja-Milana. Reste que personne n’a entendu le coup de canon initial ni rapporté la présence d’une machine aussi massive à cet endroit… La piste, très incertaine, offre au moins une sortie de crise toute trouvée à Genasys, l’entreprise américaine ayant vendu des LRAD à la Serbie. Relayant le tweet de Earshot, elle enfonce le clou : « Les preuves vidéo et audio que nous avons vues et entendues jusqu’à présent ne soutiennent pas l’utilisation d’un LRAD lors de l’incident du 15 mars à Belgrade. » D’ailleurs, à en croire Genasys, on a tort de considérer les LRAD comme des « armes » – quel vilain mot ! Sur son site, le fabricant parle de « dispositifs de communication » destinés à « atténuer le recours à la force et sauver des vies ».

Quelques mois après avoir émis l’hypothèse du canon vortex, coup de théâtre : Lawrence Abu Hamdan se ravise. Entre-temps, lui et ses collègues ont mené des entretiens avec 15 manifestants à qui ils ont fait écouter différents sons, dont celui d’un canon vortex. « Les témoins n’ont pas réagi », reconnaît-il. Le 18 juin, Earshot publie son rapport final. La conclusion prend un tournant inattendu : « Il est fort probable que les manifestants aient été victimes d’une attaque par une arme acoustique hautement directionnelle. » Traduction : un LRAD. Un peu gêné, le spécialiste glisse au passage que, lorsqu’il a publié sa première analyse, les documents attestant que la Serbie possède des LRAD n’étaient pas encore sortis. Or, selon lui, la quasi-absence de son sur les vidéos renforce la théorie du LRAD plutôt qu’elle ne la disqualifie : « Ces appareils émettent un son extrêmement directionnel, comme un laser sonore. » Ce qui expliquerait pourquoi les téléphones situés hors de l’axe n’ont rien enregistré, ou seulement une version atténuée du signal. Mais, là encore, l’explication ne colle pas entièrement : personne, à Belgrade, n’a entendu la sirène caractéristique d’un LRAD, même dans un axe déterminé. « Ici, précise Lawrence, nous sommes face à un son différent qui n’est pas une alarme. »

 

Le mystère s’épaissit

Pas une alarme, mais autre chose. Autrement dit, si ni le son ni l’effet produits ne ressemblent à ce qui a été documenté jusqu’ici, c’est peut-être que les canons à son ont diffusé un bruit enregistré. D’après le constructeur, le LRAD dispose d’une fonction permettant de télécharger et diffuser n’importe quel son. Y compris, par exemple, celui d’un avion au décollage. C’est désormais la thèse soutenue par Lawrence Abu Hamdan, sans qu’il n’en détienne la preuve irréfutable.

Alors que mon séjour à Belgrade se termine, mes chances de percer le mystère s’amenuisent. Les experts en armement que j’ai consultés sont tout aussi désemparés que le commun des mortels. Marc Chassillan, ingénieur et consultant international défense et sécurité, m’écrit qu’il n’a pas creusé le sujet. « J’avais émis l’hypothèse d’une arme à micro-ondes de faible puissance qui donne une sensation de brûlure sur la peau, mais rien ne permet d’affirmer ou d’infirmer l’hypothèse. » L’armée américaine dispose effectivement d’une arme de ce type : l’Active Denial System. Il projette un faisceau d’ondes électromagnétiques à haute fréquence, qui agit sur les molécules d’eau présentes à la surface de la peau. Résultat : une sensation de brûlure immédiate, comparable à celle provoquée par un four à micro-ondes. Je replonge dans la base de données de Djordje Krivokapić : 10 % des témoins disent avoir ressenti « une chaleur ». Mais une « brûlure », personne.

Mon dernier interlocuteur s’appelle Aleksandar Jaćić. Il a 52 ans, enseigne le montage cinématographique, et même s’il n’a, a priori, aucune compétence en armes non létales, il connaît bien le son, et encore mieux la contestation : il a participé à toutes les manifestations contre Slobodan Milošević, jusqu’à celle du 5 octobre 2000, qui a précipité sa chute. « C’est de mon université, la faculté des arts dramatiques de Belgrade, qu’est parti le mouvement qui a paralysé tout le pays », m’annonce-t-il en guise de teaser.

Je comprends rapidement que j’ai affaire à un profil obsessionnel. Penché sur son écran, Aleksandar revoit les vidéos de l’événement image par image. Pour analyser, il a fait comme Earshot, en chargeant une douzaine de vidéos du 15 mars dans iZotope RX, un logiciel d’analyse sonore utilisé dans le cinéma. Il me montre le spectre audio du bruit qui a semé la panique dans la foule : une ligne hachée, irrégulière, comme un électrocardiogramme en détresse. « Ce qu’il faut comprendre, dit-il, c’est que ce son a été enregistré avec des téléphones ordinaires, incapables de capter des fréquences très basses, en dessous de 80 Hz ; et c’est peut-être à ça que les manifestants ont été exposés. »

Aleksandar Jaćić

L’avocat et professeur Djorde Krivokapić a compilé et analysé 3 519 témoignages. © Élodie Emery

Pour Aleksandar Jaćić, les témoignages soutiennent ce scénario : « le sifflement d’un missile de croisière approchant », un « bourdonnement », ou une « vibration ». Des infrasons, martèle le professeur. Inaudibles, mais perçus par le corps, comme les basses d’un concert qui vous traversent la poitrine. Ces infrasons peuvent déclencher une réponse physiologique : tension artérielle en hausse, rythme cardiaque accéléré, nausées, maux de tête. « Ils activent un mécanisme cérébral primitif qui les interprète comme un signal de danger, enclenchant une réaction de fuite. » L’hypothèse est séduisante… Et aussitôt balayée par Lawrence Abu Hamdan, de Earshot. « Pour projeter des basses fréquences avec une telle intensité, au point de fendre une foule en deux, il faudrait un haut-parleur d’une puissance et d’un volume monstrueux. Le LRAD 450 en est incapable. »

Dans l’avion qui me ramène en France, je consulte mes notes. J’ai noirci un cahier entier et mon téléphone est saturé de dix heures d’entretiens enregistrés. Mes interlocuteurs s’accordent au moins sur un point : tant que le gouvernement de Vučić sera en place, on n’aura pas le fin mot sur ce qui s’est produit le 15 mars. Je me remémore les mots de mon confrère journaliste de Vreme, Nemanja Rujević. « En dégainant des certitudes, les experts font comme les politiques, ils produisent de la désinformation. Tant qu’une source ne dira pas qu’elle a appuyé sur le bouton du LRAD, tu ne pourras pas conclure ton article sur une certitude. » Et il a ajouté, en soufflant sa fumée de cigarette : « Enfin, tu feras ce que tu veux, hein ! »

 

1– Il n’existe à ce jour aucun traité international comme celui sur les armes classiques qui pourrait s’appliquer à ces armes.

Lire aussi

France : matraques et décibels

Armes soniques en 11 dates

Loading...