
Extrait de La Chronique de Novembre 2025 #468
— Par notre envoyé spécial à Londres, Mathieu Martinière (texte).
Partout dans le monde, défendre le climat peut coûter très cher. Aux Philippines, au Mexique ou en Colombie, des militants écologistes tombent sous les coups de groupes armés, dans des exécutions extrajudiciaires, ou meurent en prison. Ces dernières années, en moyenne, une personne est tuée tous les deux jours.
En Europe, on ne tue pas. Mais on punit. Le journaliste Mathieu Martinière a enquêté au Royaume-Uni, où des juges envoient en prison des militants non violents pour un blocage routier, une banderole, un slogan. Il raconte comment la désobéissance écologique est devenue un crime. Et comment certains lobbys industriels, liés au secteur de l’énergie, poussent la justice à museler la contestation.
En France, la police nasse, matraque, embarque. L’État durcit les lois, surveille, fiche et infiltre. Résultat : la France détient le record européen des violences policières contre les défenseurs de l’environnement.
ROYAUME-UNI
Prisonniers climatiques
Bloquer une route. Crier pour le climat. Finir en prison. En trois ans, le Royaume-Uni a basculé : peines records, procès absurdes, écologistes non violents transformés en criminels. Pourquoi cette sévérité ? Et qui pousse la justice à cogner aussi fort ?
« J’ai demandé à Holly : tu m’aimerais toujours si je devais aller en prison ?, confie Marcus. Elle m’a répondu oui, mais ni elle ni moi ne savions combien de temps cela allait durer. » Dans le jardin de sa maison de Tottenham, au nord de Londres, Marcus Decker remonte le fil du temps. Cheveux longs, barbe bien fournie, le professeur de musique de 36 ans est vêtu d’un simple short et d’une large chemise bleu ciel. En ce mois de juin trop ensoleillé, la température dépasse les 30 degrés en Angleterre, et la BBC diffuse des messages de prévention. Difficile donc de ne pas apercevoir le bracelet électronique, fixé sur la cheville nue de l’activiste depuis sa sortie de prison en février 2024. Après 490 jours de détention, Marcus Decker est en liberté conditionnelle. « Ce bracelet ne s’enlève pas. Il est étanche. Je dois le recharger tous les jours, ce qui m’oblige à rester assis près d’une prise pendant près de deux heures », explique-t-il. En couple depuis cinq ans avec Holly Cullen-Davies, musicienne et mère de deux enfants, Marcus Decker, de nationalité allemande, est aujourd’hui menacé d’expulsion. Mais quel crime horrible a-t-il bien pu commettre ? Une action pacifique pour le climat, au Royaume-Uni.
Retour en octobre 2022. Marcus, cordiste expérimenté, et son ami Morgan Trowland, ingénieur spécialisé dans la construction de ponts, planifient minutieusement leur action. Un peu avant 4 heures du matin, dans la nuit du 17, ils grimpent sur le pont Queen Elizabeth II, qui enjambe la Tamise à l’est de Londres. La structure, impressionnante, surplombe une autoroute à quatre voies, où passent environ 160 000 véhicules par jour. Équipés en matériel d’escalade, ils se hissent à 60 mètres sur l’un des piliers du pont, puis déploient une banderole « Just Stop Oil » (« Arrêtez simplement le pétrole »). Les deux hommes restent trente-sept heures dans les airs, avant que la police ne vienne les déloger. Leur action bloque la circulation, provoquant d’importants embouteillages. L’opération et les images, très médiatisées, marquent les esprits.
Avril 2023. La sentence tombe. Le tribunal de Basildon (comté d’Essex) les condamne pour « nuisance publique ». « Vous devez être punis pour le chaos que vous avez causé, pour dissuader les autres de vous copier », lâche, implacable, le juge Shane Collery. Verdict : deux ans et sept mois de prison pour Marcus Decker, trois ans pour Morgan Trowland. Du jamais-vu outre-Manche pour des manifestations en faveur du climat.
« Vous devez être punis pour dissuader les autres de vous copier »
— Shane Collery, juge de Marcus Decker
C’est une épidémie planétaire. Partout, les défenseurs du climat et de l’environnement sont menacés ou poursuivis1. Entre 2012 et 2021, 270 militants écologistes ont été tués aux Philippines, 322 en Colombie et 154 au Mexique. En France ou en Allemagne, les manifestants sont molestés, harcelés par les forces de l’ordre. Mais en Europe, c’est au Royaume-Uni que la répression judiciaire est la plus dure, que les peines de prison sont les plus longues. « La Grande-Bretagne est un contre-modèle absolu sur le plan européen », dénonce auprès de La Chronique Michel Forst, rapporteur spécial des Nations unies sur les défenseurs de l’environnement et ancien directeur d’Amnesty International France. En juin 2025, dans un courrier envoyé à David Lammy, alors secrétaire d’État britannique aux Affaires étrangères, Michel Forst va jusqu’à demander une compensation financière pour remédier à « la pénalisation, la persécution et le harcèlement présumés » de l’activiste Marcus Decker.
Comment le Royaume-Uni en est-il arrivé là ? Le basculement se produit en 2022 et 2023, quand les gouvernements conservateurs successifs font adopter deux nouvelles lois. « Le Police Crime Sentencing and Court Act confère à la police des pouvoirs étendus pour limiter les manifestations, décrypte Katy Watts, avocate pour l’organisation britannique Liberty. Il a été suivi par le Public Order Act, qui vise davantage à créer de nouvelles infractions pénales, ciblant des tactiques très spécifiques des activistes environnementaux, telles que l’entrave aux infrastructures nationales et le blocage. » « Avec ces nouvelles lois, se souvient Marcus Decker, de nombreuses manifestations ont été déclarées illégales. Les gens étaient parfois arrêtés en quelques secondes dans la rue. » Comme Greta Thunberg, la militante suédoise de 22 ans, interpellée en octobre 2023 à Londres, en marge d’un événement de dirigeants de l’industrie pétrogazière.
Je retrouve Michelle Cadet-Rose autour d’un café, à deux pas de Parliament Square. « En tant que manifestante, j’ai l’impression de vivre dans un État autoritaire, pas dans une démocratie », dit-elle d’une voix inquiète. À 59 ans, cette militante écologiste, plusieurs fois arrêtée pour des actions pacifiques et emprisonnée une dizaine de jours, est devenue l’une des porte-parole de Just Stop Oil, le mouvement non violent opposé aux énergies fossiles. Les autorités la surveillent de près, comme beaucoup de ses camarades.
L’un d’eux, Stephen Gingell, 57 ans, père de famille originaire de Manchester, a été condamné à six mois de prison pour avoir simplement marché une demi-heure durant, lors d’une manifestation pacifique au nord de Londres. Libéré sous conditions, il ne purge que dix jours de détention. Mais le verdict est tristement historique. Il s’agit de la première peine de prison prononcée en vertu de l’article 7 du nouveau Public Order Act, qui pénalise l’« interférence » avec les « infrastructures nationales clés ». Une simple route entre dans cette catégorie. « Ces lois britanniques sont clairement destinées à lutter contre les militants environnementaux qui utilisent ces méthodes non conventionnelles qu’on appelle la désobéissance civile », déclare Michel Forst à La Chronique.
Les chiffres font frémir. À la mi-2025, en trois ans d’existence seulement, le groupe Just Stop Oil recense 3 300 arrestations au sein de ses membres et 180 peines d’emprisonnement. Parmi les actions les plus médiatiques, celle de Phoebe Plummer et d’Anna Holland. Le 14 octobre 2022, ces deux jeunes femmes jettent de la soupe sur Les Tournesols de Van Gogh, exposés à la National Gallery de Londres. Protégé par une vitre, le tableau n’est pas touché. Seul son cadre doré est endommagé. Mais en septembre 2024, Phoebe, 23 ans, écope d’une peine de deux ans de prison et Anna, 22 ans, de vingt mois.
Digne d’un roman de science-fiction
Parfois, les verdicts semblent sortis de romans de science-fiction. Dans la nouvelle Minority Report de Philip K. Dick (1956), les agents de police peuvent visualiser les crimes avant qu’ils ne soient commis. Le 27 mai 2025, un tribunal condamne quatre militants de Just Stop Oil à des peines de prison allant de dix-huit à trente mois. Indigo Rumbelow, Daniel Knorr, Margaret Reid et Ella Ward comptaient participer à une opération baptisée « Oil Kills » (« Le pétrole tue ») à l’aéroport de Manchester. Ils prévoyaient de se munir de coupe-boulons, de meuleuses d’angle et de glu pour s’introduire sur le tarmac et se coller au sol. La police les a arrêtés avant qu’ils puissent mettre leur plan à exécution. La plus jeune, Ella, n’a que 22 ans. « Être jugée devant une Cour de la Couronne à l’aube de la vingtaine a été la chose la plus effrayante que j’ai jamais vécue. Mais avais-je le choix ? À l’université, j’ai étudié la vérité, et maintenant je dois agir en conséquence », témoigne-t-elle sur le média openDemocracy.
En juillet 2024, cinq activistes de Just Stop Oil sont condamnés à de lourdes peines de prison alors qu’ils n’ont même pas pris part à une action. Leur crime ? Avoir participé à un simple appel en visio Zoom, en vue d’organiser le blocage de l’autoroute M25, sur le périphérique de Londres. Roger Hallam, 58 ans, cofondateur d’Extinction Rebellion et de Just Stop Oil, est le plus lourdement condamné. Cinq ans de prison, ramenés à quatre en appel en mars 2025. La plus longue peine jamais prononcée à ce jour contre un militant pour le climat au Royaume-Uni.
Malgré ses 75 ans, en novembre 2022, Gaie Delap a quant à elle bien envahi la M25, le périphérique autoroutier de Londres, avec une dizaine de militants de Just Stop Oil. Cette ancienne professeure aux lunettes rondes, grand-mère de six petits-enfants, écope de vingt mois de détention en août 2024. Une peine très sévère, en dépit de son âge et d’une santé fragile. « Peu avant d’entrer en prison, j’ai eu un mini AVC et je n’ai pas pu obtenir de médicaments pendant deux ou trois mois lorsque j’étais à l’intérieur », confie Gaie Delap. À son incarcération, on lui demande même de faire un test de grossesse… Elle préfère aujourd’hui en rire. « La plupart des personnes que j’y ai rencontrées s’étonnaient qu’une manifestante pacifique pour le climat puisse aller en prison », se souvient-elle.
Gaie Delap y passe trois mois et demi, pendant lesquels elle donne des cours d’anglais, avant d’être remise en liberté conditionnelle. Problème : la société privée qui gère les bracelets électroniques ne parvient pas à lui en trouver un de la taille de son poignet. Pour ce couac administratif, elle repasse par la case prison pendant quarante et un jours. Une situation ubuesque. « J’ai donc passé Noël, le Nouvel An et mon 78e anniversaire derrière les barreaux. J’ai finalement été libérée le 31 janvier 2025, précise Gaie. J’étais dans une prison locale, donc je pouvais recevoir la visite de ma famille, c’était mieux. Mais la deuxième fois, quand j’ai été rappelée, c’était une blessure morale, car vous savez que vous êtes en prison pour une mauvaise raison », lâche-t-elle au téléphone, la voix émue. Elle a depuis porté plainte contre le ministère de la Justice pour cet emprisonnement abusif.
Munie enfin d’un bracelet électronique à sa taille, Gaie Delap a pu retrouver sa maison de Bristol. Mais elle reste soumise jusqu’en mars 2026 à un couvre-feu, qui l’empêche de sortir de 19 heures à 7 heures du matin, et de participer à des manifestations. Autre mesure vexatoire, avant toute visite à sa famille dans les Cornouailles, elle doit demander la permission à son officier de probation.
Pour les proches des activistes emprisonnés, l’attente s’avère souvent plus longue que prévu. Et la séparation d’autant plus douloureuse. Pendant la détention de Marcus Decker, sa compagne Holly Cullen-Davies réduit son temps de travail pour lui rendre visite, défendre sa cause et répondre aux médias. Elle lance une pétition qui recueille 176 000 signatures. De célèbres acteurs, comme Olivia Colman, Dominic West ou Jeremy Irons, co-signent un texte de soutien d’artistes. « Je devais aussi, d’une certaine manière, protéger mes enfants de ce qui se passait tout en les incluant, c’était donc un exercice d’équilibriste », relate Holly Cullen-Davies, assise dans son jardin à Tottenham. Ses enfants ont alors 9 et 7 ans. « C’était très difficile de ne pas connaître toutes les étapes du processus judiciaire. Puis, nous avons compris qu’il y aurait une mesure d’expulsion pour Marcus. » Une première audience au tribunal de l’immigration et de l’asile est fixée en novembre 2025. Avec les recours, le parcours judiciaire pourrait encore durer des années pour Marcus Decker.

Londres, 5 avril 2024. Roger Hallam (au centre). 5 ans de prison pour un blocage routier © LEON NEAL/GETTY IMAGES EUROPE/Getty Images via AFP
Des tribunaux interdisent d’évoquer le climat
Au téléphone depuis l’Écosse, Adrian Johnson, 59 ans, raconte comment il a été privé de son fils pendant de longs mois. Arrêté pour avoir marché quelques minutes dans une manifestation à Londres, cet ancien principal adjoint d’un collège devenu porte-parole de Just Stop Oil se voit interdire l’accès à la capitale jusqu’à son procès. En parallèle, son fils Daniel, 24 ans, participe à l’action menée sur la M25 avec Gaie Delap. Placé sous contrôle judiciaire, il doit respecter un couvre-feu strict et porter un bracelet électronique. Mais Daniel vit à Londres, et son père en Écosse. « J’ai dû voir mon fils une seule fois en un an », constate Adrian, finalement acquitté. Il se souvient très bien de l’un de ses procès, en janvier 2024. « Le juge écossais m’avait interdit d’utiliser des notes, j’ai donc dû me fier à ma mémoire. Et il m’a demandé de résumer ma défense, fondée sur le droit pénal international, en seulement deux phrases », en sourit-il encore.
Plusieurs militants et avocats confirment cette extrême rigidité des tribunaux britanniques. Certains juges allant même jusqu’à interdire aux accusés d’invoquer le réchauffement climatique pendant les procès. David Nixon, 39 ans, en est témoin. Ce militant d’Insulate Britain, un mouvement qui demande la rénovation énergétique de tous les logements sociaux d’ici à 2025 et privatifs d’ici à 2030, a été condamné en février 2023 à huit semaines de prison pour « outrage à la cour ». Son crime de lèse-majesté ? Avoir refusé de se soumettre à l’interdiction du tribunal de parler du climat. « Dans ma déclaration finale, j’ai dit au juge que j’allais le faire de toute façon. Cela me semblait juste. Ne pas le faire aurait été pour moi un déni formel », se justifie David Nixon depuis son comté du Yorkshire.
Le juge qui a prononcé cette peine, Silas Reid, siège à Londres. Il a été surnommé « Judge Dredd », en référence à un personnage de bande dessinée, un justicier casqué qui répète à l’envi « la loi, c’est moi ». Lors d’un procès en mars 2024 contre cinq femmes d’Extinction Rebellion accusées d’avoir cassé la porte vitrée du siège européen de la banque J.P. Morgan à Londres, ce juge a même averti le jury que leur conscience n’avait pas sa place dans l’affaire. « Vous pouvez avoir votre opinion sur ces actions ou ces organisations. Vous pouvez avoir votre opinion sur le changement climatique. Ce procès ne porte pas sur le changement climatique. Il porte sur des dommages criminels. Il s’agit ni plus ni moins que de cela », lance le juge Reid à la barre. Comme si l’on décidait de juger un bris de vitre sans tenir compte de l’incendie qui fait rage de l’autre côté du mur.
« Nous n’aurions jamais pensé avoir des prisonniers d’opinion, ici, au Royaume-Uni »
— Adrian Johnson, porte-parole de Just Stop Oil
Le Royaume-Uni pointé du doigt par l’ONU
Plus tôt, en mars 2023, le juge avait fait arrêter Trudi Warner, une assistante sociale à la retraite de 68 ans, qui portait une pancarte devant le tribunal avec ce message : « Jurés, vous avez le droit absolu d’acquitter un accusé selon votre conscience. » Elle sera poursuivie pour outrage à magistrat, avant d’être acquittée un an plus tard. Mais elle déclenche entre-temps la naissance du mouvement Defend Our Juries [« Défendre nos jurys »]. Dans tout le pays, des citoyens se prennent en photo avec le message de Trudi Warner. « Nous n’aurions jamais pensé avoir un jour des prisonniers d’opinion, ici, au Royaume-Uni », soupire Adrian Johnson.

Londres, 14 octobre 2022. Arrestation de Phoebe Plummer. 2 ans de prison pour de la soupe sur une vitre © Photo12/Alamy/Mark Kerrison
Cette brutale répression judiciaire des activistes écologistes britanniques n’a pas laissé les instances internationales indifférentes. Le rapporteur spécial des Nations unies sur les défenseurs de l’environnement, Michel Forst, s’est rendu plusieurs fois sur place pour rencontrer les militants et observer les procès. Il en est ressorti très inquiet. « La situation est très préoccupante au Royaume-Uni et elle n’a pas beaucoup bougé depuis mes dernières visites », dénonce-t-il. En juillet 2024, après la condamnation à quatre années de prison de Daniel Shaw, l’un des participants de la réunion Zoom, Michel Forst évoque dans un communiqué un « jour très sombre pour les droits humains fondamentaux au Royaume-Uni ».
Le rapporteur spécial se souvient de cette scène, en marge du procès. « Les jours précédents, devant le tribunal, des dizaines de militants brandissaient des panneaux demandant simplement que le jury puisse entendre la défense des prévenus, raconte Michel Forst. Il y avait une dizaine de cars de policiers qui, chaque fois, menaçaient les militants, les arrêtaient, les emmenaient sur le côté. Et le jour où je suis arrivé, comme par miracle, il n’y avait plus de car de police. »
Pour le rapporteur, le Royaume-Uni viole clairement le droit international et la Convention d’Aarhus (1998), qui régit l’accès à l’information, la participation du public au processus décisionnel et l’accès à la justice en matière d’environnement. Fin 2024, dans une réponse à Michel Forst, le ministère de l’Environnement, de l’Alimentation et des Affaires rurales du Royaume-Uni conteste ces accusations et l’interprétation du rapporteur de l’ONU. « Les questions décrites dans les lettres de M. Forst concernent la participation de personnes à des activités contraires à la législation du Royaume-Uni. La Convention ne prévoit aucun droit à la désobéissance civile », écrit le ministère. Contacté par La Chronique, le gouvernement n’a pas répondu à nos questions.
« Écofanatiques »
Quelle est l’origine de cette hostilité aux militants de l’environnement outre-Manche ? Pour comprendre, revenons en juillet 2019. En quelques mois, le mouvement Extinction Rebellion, né à Londres, a essaimé ses actions médiatiques pour le climat, bloquant des ponts ou des sites emblématiques de la capitale, comme la place d’Oxford Circus. En réponse, un think tank conservateur influent, Policy Exchange, publie un rapport sévère, le mal nommé « Extremism Rebellion ». La publication s’alarme que les activistes, pacifiques, pourraient « basculer vers le terrorisme » et appelle à l’édiction de lois plus strictes à leur égard. Ce rapport va servir de socle théorique pour différents gouvernements conservateurs, et donner naissance à deux textes législatifs : le Police Crime Sentencing and Court Act de 2022, et le Public Order Act de 2023. « Extinction Rebellion a plutôt bien réussi à faire évoluer l’opinion publique à l’époque. Pour le gouvernement, cela exigeait une réponse », analyse Oscar Berglund (2), maître de conférences à l’université de Bristol et spécialiste de l’activisme climatique. Et il ajoute : « Leur réaction était dictée par des intérêts économiques et politiques. »
Plusieurs médias indépendants britanniques rapportent ainsi que Policy Exchange, organisme opaque, a perçu des financements de l’industrie des énergies fossiles. Le site openDemocracy révèle par exemple que le think tank a reçu un don de 30 000 $ en 2017 de la compagnie pétrolière américaine ExxonMobil. Ces détracteurs des activistes climatiques peuvent aussi s’appuyer sur le multimillionnaire Paul Marshall. Cet investisseur dans les énergies fossiles est également propriétaire de médias connus pour leur climatoscepticisme, comme la chaîne de télévision GB News. Ses journalistes se montrent régulièrement très critiques envers Extinction Rebellion ou Just Stop Oil. Un cadre de Greenpeace, rencontré au siège de l’organisation à Londres, et souhaitant garder l’anonymat, décrit un front uni d’intérêts opposés à l’écologie : « On assiste à une tempête orchestrée par des médias populistes de droite, de gouvernements autoritaires et un think tank financé par l’industrie du pétrole. »
Oscar Berglund est d’accord : « Les forces de droite se sont mobilisées pour encourager la répression de militants non violents, qui ne sont pourtant clairement pas des terroristes ou des organisations criminelles. » La rhétorique employée par certains médias conservateurs britanniques, ainsi que par les hommes et femmes politiques au pouvoir, est aujourd’hui qualifiée de « toxique » par Michel Forst. De même qu’en France, où le ministre Gérald Darmanin traite les Soulèvements de la Terre d’« écoterroristes », Rishi Sunak, Premier ministre britannique de 2022 à 2024, stigmatise les militants climatiques en les qualifiant d’« écofanatiques ». Quant au très populaire journal The Sun, propriété du magnat anglo-australien Rupert Murdoch, il dépeint les militants de Just Stop Oil comme des « égoïstes » responsables de blocages et de nuisances.
Le tabloïd va jusqu’à infiltrer la fameuse conversation Zoom des militants (voir p. 17), avant de transmettre l’enregistrement à la police. Ces vents contraires ont largement contribué à rendre les actions du mouvement impopulaires.
Le 26 avril dernier, les chasubles orange fluo de Just Stop Oil défilent une dernière fois dans les rues de Londres, s’arrêtant devant le palais de Westminster et le siège de la compagnie pétrolière britannique Shell. C’est un choix : l’organisation a mis fin à sa campagne d’actions. Elle se consacre désormais à la défense de ses membres dans les tribunaux. Officiellement, Just Stop Oil assure avoir remporté son pari. Le nouveau Premier ministre travailliste, Keir Starmer, a en effet fait la promesse électorale au printemps 2023 de ne plus accorder de nouvelles licences pétrolières et gazières dans le pays, l’objectif affiché du mouvement.
Derrière la sévérité des tribunaux : l’industrie pétrolière qui veut faire taire la contestation

© Henry Nicholls/AFP
Militants réduits au silence
Mais la répression violente menée depuis trois ans au Royaume-Uni a affaibli Just Stop Oil et épuisé l’énergie de ses militants. « Beaucoup sont en prison », souligne Oscar Berglund. L’arrivée du Labour au pouvoir n’a pas mis fin au harcèlement judiciaire. « Le gouvernement travailliste poursuit l’agenda anti-manifestations des précédents gouvernements. Il réprime, par exemple, avec une grande fermeté la solidarité propalestinienne », déplore la juriste Katy Watts, de l’organisation Liberty. « Et il n’existe absolument aucun projet pour supprimer les lois mises en place par les conservateurs », ajoute-t-elle, déçue.
Des lois répressives aux conséquences concrètes. Emprisonnés, parfois loin de leur famille, placés sous bracelet électronique, soumis au couvre-feu et interdits de manifester, les écologistes britanniques sont contraints au silence. Résultat : la question du dérèglement climatique a perdu en visibilité dans les médias. « Je ne peux pas répéter ce que j’ai fait, je risquerais d’être de nouveau arrêté », confie Marcus Decker, qui continue quand même à parler du climat dans ses chansons. « J’ai été libéré sous caution avec des conditions, détaille Stephen Gingell depuis Manchester. Ne pas aller à Londres, ne pas participer à des manifestations. Et deux ans plus tard, je ne sais pas si ces conditions sont toujours en vigueur. Cela a évidemment eu un effet dissuasif, car je ne participe à aucune manifestation perturbatrice. » Depuis l’Écosse, Adrian Johnson, lui, en est persuadé : « C’est clair, l’État prend des mesures pour réduire le nombre de personnes qui défendent l’environnement. Il tente de dissuader les gens de s’engager. » Ce père de quatre enfants sait de quoi il parle. Après sa condamnation à vingt et un mois de prison avec sursis et deux cents heures de travail d’intérêt général, son fils Daniel a décidé d’arrêter l’activisme climatique. Oscar Berglund résume : « Désormais, au Royaume-Uni, les militants pour le climat incarcérés sont des prisonniers politiques. »
1— Voir le rapport d’Amnesty International de juillet 2025 « Attaqués pour avoir défendu la planète » et la carte de la répression des défenseurs de l’environnement sur amnesty.fr
2— Lire le rapport de l’université de Bristol sur bristol.ac.uk/policybristol/policy-briefings/criminalisation-climate-protest/
Et en France ?
La police réprime les défenseurs de l’environnement plus violemment qu’au Royaume-Uni.
2016-2018 Bure (Meuse). L’État harcèle les opposants à l’enfouissement de déchets radioactifs avec l’arsenal antiterroriste : 85 000 écoutes, perquisitions, balises GPS, valises espions, plus d’un million d’euros dépensés.
Juin 2019 Paris. La police gaze à bout portant des militants pacifiques d’Extinction Rebellion (XR), sans dialogue préalable.
Sept. 2019 Paris. La police gaze massivement et nasse (de manière illégale) la Marche climat.
Nov. 2022 Bouc-Bel-Air (Bouches-du-Rhône). La police antiterroriste enquête sur les manifestants ayant occupé et dégradé l’usine Lafarge.
Fév-mars 2023 Sainte-Soline (Deux-Sèvres). Les tirs massifs de LBD, grenades et gaz lacrymogènes blessent 260 opposants aux mégabassines, dont 40 grièvement.
Mars 2023 Le ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin dissout les Soulèvements de la Terre (annulé par le Conseil d’État).
Mars 2024 Cuq-Toulza (Tarn). Les gendarmes privent de nourriture, d’eau, de sommeil les opposants à l’A69 perchés dans les arbres, les insultent, puis tirent des grenades et frappent les ravitailleurs (le 18 mars).
Mai 2024 Paris. Lors d’une manifestation contre Amundi, actionnaire de TotalEnergies, la police encercle 400 militants : 8 heures de nasse, 201 interpellations et gardes à vue.
Juillet 2024 Paris. Pendant les JO, la police arrête 8 militants d’XR pour collage de stickers dans le métro et les retient 11 heures pour « dégradations » et « groupement en vue de commettre un délit ».
Seine-Saint-Denis. La police arrête trois membres d’XR et deux journalistes, les place en garde à vue sans preuves de violences ou dégradations.
Bois de Vincennes. La police place en garde à vue 9 militants d’XR qui grimpaient dans les arbres, accusés de « groupement en vue de violences ».
Garde à vue de 44 militants d’XR pour avoir envisagé de déployer une banderole appelant à réformer la Constitution.
Juin 2025 Le Havre (Seine-Maritime). La police arrête deux femmes pour une banderole « Stop aux croisières », les garde 16 heures et les convoque au tribunal en mai 2026.
Et en France ?
La justice se durcit envers les activistes non violents. Les lois ciblent la désobéissance civile.
Sept. 2022 L’État veut couper les subventions d’Alternatiba Poitiers, à cause d’un atelier de désobéissance civile et d’une émission radio jugés contraire au contrat d’engagement républicain, dispositif inclus dans la loi « séparatisme » adoptée en 2021.
Nov. 2022 Le ministre de la Justice Éric Dupond-Moretti ordonne de poursuivre, d’interdire de manifester et de ficher tout opposant à un projet d’aménagement.
Fév. 2023 - août 2024 Centaines de gardes à vue, 130 poursuites, 60 procès, 7 détentions, 44 contrôles judiciaires, 27 interdictions de territoire contre les opposants à l’autoroute A69.
Janv. 2025 Le Parlement durcit les sanctions contre le blocage routier : jusqu’à deux ans de prison ferme.
Fév. 2025 Le tribunal de Niort juge un opposant aux mégabassines pour un tag de soutien aux manifestants blessés, inscrit sur un mur de la gendarmerie.
Sept. 2025 Le tribunal de Paris condamne une militante de Dernière rénovation à 6 mois ferme pour avoir aspergé Matignon de peinture lavable en novembre 2023.
2025 Le parquet de Paris engage 16 procès contre 15 militants d’Action Justice Climat pour des actions de 2020 à 2023 : occupation du tarmac de Roissy, blocage de TotalEnergies, jets de peinture sur l’agence BNP.
Et en France ?
Acteurs économiques, médias, gouvernement stigmatisent et criminalisent les défenseurs de l’environnement.
Oct. 2014 Le président de la FNSEA (Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles) traite les opposants au barrage de Sivens (Tarn) de « djihadistes verts ».
Avril 2016 Le Point titre sur « le djihadisme écolo ».
Juin 2019 Valeurs actuelles dénonce le « totalitarisme vert ».
Juillet 2019 Le Figaro évoque une « écologie mortifère et punitive à vocation totalitaire ».
Juin 2020 Sur Canal+, un chroniqueur qualifie des citoyens de la Convention climat de « khmers verts ».
Nov. 2022 Le Figaro dénonce « la furie de l’écologie radicale » après qu’une activiste de Just Stop Oil a tenté de jeter de la soupe sur un Gauguin au musée d’Orsay. Le ministre de l’Intérieur qualifie les militants de Sainte-Soline d’« écoterroristes ».
Mars 2023 Le ministre de l’Intérieur accuse les manifestants de Sainte-Soline de vouloir « tuer des gendarmes ».
Juin 2023 Arnaud Rousseau, président de la FNSEA, déclare au Point que l’impunité des Soulèvements de la Terre « va conduire tout le monde à la guerre civile ».




