Aller au contenu
Agir
Faire un don
ou montant libre :
/mois
Grâce à la réduction d'impôts de 66%, votre don ne vous coûtera que : 5,1 €/mois
Une femme non voilée se tient debout sur un véhicule alors que des milliers de personnes se dirigent vers le cimetière d'Aichi à Saqqez, la ville natale de Mahsa Amini dans la province iranienne occidentale du Kurdista pour marquer le 40e jour depuis sa mort / Image datée du 26 octobre 2022 - © TWITTER / COLLECTION PRIVÉ

Une femme non voilée se tient debout sur un véhicule alors que des milliers de personnes se dirigent vers le cimetière d'Aichi à Saqqez, la ville natale de Mahsa Amini dans la province iranienne occidentale du Kurdista pour marquer le 40e jour depuis sa mort / Image datée du 26 octobre 2022 - © TWITTER / COLLECTION PRIVÉ

« Pour la première fois de nos vies, nous étions libres » : des Iraniennes racontent le soulèvement

Elles sont iraniennes, souvent jeunes. Elles ont participé au soulèvement qui a suivi la mort de Mahsa Amini, une étudiante morte en détention par la police pour un voile « mal porté ». Aujourd’hui, elles sont exilées dans le nord de l’Irak pour échapper à la répression du régime iranien. Un an après le début du mouvement « Femme, vie, liberté », rencontre avec ces femmes iraniennes qui racontent leur histoire et celle du soulèvement.

De nos envoyés spéciaux dans le Kurdistan irakien, Théophile Simon (texte) et Sadak Souici (photos)

Ce reportage a été publié en exclusivité à l'occasion du premier anniversaire du soulèvement iranien. Il est à retrouver dans le numéro de La Chronique du mois d'octobre 2023.

Par une chaude nuit de septembre 2022, dans les environs de la ville de Baneh, dans l’ouest de l’Iran, Charwan, 19 ans, s’échappe de la ferme familiale. Elle se dirige vers le centre-ville. Depuis plusieurs jours, cette lycéenne et ses amies vivent au rythme d’une rumeur lancinante : une étudiante du nom de Mahsa Amini, originaire de Saqqez à une heure de route de Baneh, aurait été assassinée par la police des mœurs de Téhéran. Son crime ? Avoir mal ajusté son voile lors d’un voyage touristique dans la capitale. « Tout le lycée suivait l’affaire sur les réseaux sociaux et bouillait de rage. Cela aurait pu arriver à n’importe laquelle d’entre nous. Alors, quand les habitants de Saqqez sont descendus dans la rue, on leur a emboîté le pas », se souvient Charwan, les yeux noisette brillant de colère. Cette nuit-là, plus elle se rapproche du point de rendez-vous des manifestants, plus l’angoisse l’étreint. Si la lycéenne n’a jamais manifesté de sa vie, elle connaît bien les risques encourus en Iran. Pourtant, dès qu’elle parvient sur la place principale, la peur disparaît : environ 200 filles de son âge sont rassemblées sous le clair de lune. Aucune ne porte le voile islamique. Certaines brûlent même le leur en pleine rue, en scandant des slogans hostiles au régime. Trois mots, en particulier, résonnent haut et fort : « femme, vie, liberté »

Je n’en croyais pas mes yeux, mais j’ai su que j’étais à la bonne place. Alors j’ai retiré mon voile et j’ai couru vers la foule. Nous étions folles de rage, mais aussi de bonheur. Pour la première fois de nos vies, nous étions libres. C’était une sensation extraordinaire.

L’ivresse collective est de courte durée. Au bout d’à peine vingt minutes, la police débarque et tire sur la foule à coups de grenaille de plomb. Les slogans des manifestantes se muent en hurlements de douleur, puis s’évanouissent dans le dédale des rues. Charwan, hors d’haleine, parvient à rentrer chez elle et se glisse en silence jusqu’à sa chambre. Tandis que l’aube pointe au-dessus des montagnes environnantes, un vertige la saisit. « J’ai réalisé la gravité de la situation. À cause des caméras de surveillance et des espions, nous allions toutes être identifiées par la police. Et pour les femmes iraniennes, la sanction précédant la prison est bien connue : le viol, reprend Charwan. Alors je suis entrée en contact avec une filière de passeurs grâce aux autres manifestantes. Deux jours plus tard, sans prévenir ma famille, j’ai quitté la maison et marché en direction de la frontière irakienne ».

Cet article est disponible en anglais

Une femme tient un portrait de Mahsa Amini lors d'une manifestation de soutien devant l'ambassade iranienne à Bruxelles, 23 septembre 2022 / © Kenzo TRIBOUILLARD via AFP

L’éveil d’une génération

En ce mois de mai 2023, les plaines du Kurdistan irakien sont blondes des champs de blé parsemés de coquelicots. Huit mois après avoir fui son pays, la vie de Charwan a bien changé. Sans papiers ni ressources, son avenir en suspens, la jeune femme s’apprête à souffler sa vingtième bougie dans un camp militaire tenu par les peshmergas, des combattants kurdes en lutte contre Téhéran depuis des décennies. Au fil du soulèvement « Femme, vie, liberté », ceux-ci ont aidé à exfiltrer des centaines de manifestantes cherchant à échapper à l’implacable répression des mollahs. Le Kurdistan irakien, région autonome du nord de l’Irak, s’est ainsi transformé en refuge pour des milliers de jeunes Iraniennes d’origine kurde.

Car l’histoire de Charwan s’est répétée partout à travers l’Iran. Dans la ville de Bukan, à l’ouest, Urisha, étudiante de 25 ans, a battu le pavé pendant un mois avant d’être obligée de s’exiler ; à Sanandaj, plus au sud, Rezan, une femme au foyer du même âge s’est révoltée pour la première fois de sa vie ; non loin, Roya, lycéenne de 19 ans, a coordonné les manifestations locales sur Internet ; à l’est, dans la province du Semnan, Sadia, couturière de 34 ans, a brûlé des pneus sur les boulevards pendant trois semaines avant de fuir à son tour. Toutes décrivent le même bouleversement intime provoqué par la mort de Mahsa Amini. Depuis sa cache d’Erbil, la capitale du Kurdistan irakien où elle a trouvé refuge en octobre, Rezan se confie.

En Iran, la vie d’une femme se résume à passer du statut de fille à celui d’épouse. C’est tout. Sans m’en rendre compte, je ressentais un vide intérieur.

Elle poursuit : « Lorsque Mahsa Amini est morte, un violent sentiment d’injustice m’a submergée et, pour la première fois, je suis sortie manifester. C’est dans la rue que j’ai pris conscience que mes rêves avaient été étouffés par cette société patriarcale. J’aurais aimé poursuivre mes études, mais on m’en a découragée. J’aurais aimé être une femme indépendante, avec un emploi, un salaire, une autonomie, mais on m’a mariée très jeune. J’ai alors vécu ce soulèvement comme une sorte de revanche ». Assise à côté d’elle, Urisha acquiesce en silence. Puis elle écarte la cascade de cheveux bruns de son visage pour asséner d’une voix forte.

Ces manifestations m’ont transformée. En criant des slogans, je réalisais que c’était la première fois que quelque chose d’authentique sortait du fond de mon âme. Et je n’étais pas la seule dans ce cas. Tout autour de moi, les femmes de ma génération ouvraient soudain les yeux sur leur condition.

Les mercredis blancs

Tous les manifestants n’étaient pas des femmes. Loin de là. Dès les premiers jours du soulèvement, plusieurs dizaines de milliers d’Iraniens sont venues prêter main-forte à leurs concitoyennes. « Les hommes n’ont pas tardé à nous rejoindre. C’était assez inédit, car les quelques manifestations que ma ville a pu connaître par le passé étaient souvent genrées », raconte Roya, qui vit elle aussi claquemurée dans une base des peshmergas dans le nord de l’Irak. Bien avant la mort de Mahsa Amini, cette passionnée de photographie aux cheveux courts et lunettes rondes avait pris l’habitude de participer aux « mercredis blancs », un mouvement contre le hijab obligatoire, imaginé en 2017 par la militante féministe Masih Alinejad. Il s’agissait, chaque mercredi, de porter un foulard blanc. Rapidement, le mouvement « femme, vie, liberté » prend une ampleur historique et agrège les colères. La mobilisation est particulièrement importante au Kurdistan iranien, région d’où était originaire Mahsa Amini. Le reste du pays se mobilise également. Selon un décompte réalisé en février par de l’ONG Human Rights Activists in Iran (HRAI), au moins 165 villes et 144 universités auraient été le théâtre de manifestations. Galvanisées par leur nombre, les foules vont imaginer un moment pouvoir faire tomber le régime des mollahs. Mais ce dernier, comme à chaque révolte depuis la révolution islamique de 1979, a maté le mouvement, faisant preuve d’une violence aveugle.

Parmi les quelque 20 000 manifestants arrêtés par les autorités au cours de l’automne 2022, près d’une centaine auraient été condamnés à mort. Au moins sept ont déjà été pendus, dont trois au mois de mai suivant. Plusieurs centaines de manifestants et passants ont été tués dans la rue. « J’ai vu une mère et son fils se faire tirer dessus de mes propres yeux. Une manifestante a également été jetée, par la police, du haut d’un barrage. Ça aussi, j’en ai été témoin direct, dans ma propre ville, sanglote Sadia, désormais exilée aux alentours de Souleymanieh, une autre grande ville du Kurdistan irakien. Les morts et blessés graves se sont multipliés. Sortir manifester devenait extrêmement risqué ». Puis, un jour, sa meilleure amie est embarquée par la police. Elle ressort méconnaissable du commissariat. « Les policiers l’ont violée, murmure Sadia, les yeux dans le vague. Elle est ensuite tombée en dépression puis elle a tenté de se suicider. Ce sont des monstres ». Terrorisée par la perspective de se retrouver à son tour dans les geôles du régime, Sadia décide alors de fuir. Début octobre, à l’aide d’une filière de passeurs, elle franchit les pentes escarpées des monts Zagros, frontière entre l’Iran et l’Irak. C’est, avec la frontière turque, la principale voie de passage des demandeurs d’asile iraniens.

Nasibe Samsaei, une Iranienne vivant en Turquie, coupe sa queue de cheval lors d'une manifestation devant le consulat iranien à Istanbul suite à la mort de Mahsa Amini / 21 septembre 2022 - ©Yasin AKGUL via AFP

Kalach et maquillage

Ces monts Zagros, Mojgan Keshavarz les a aussi traversés au péril de sa vie, peu avant la mort de Mahsa Amini. La vie de cette ancienne Téhéranaise de 41 ans rappelle que le combat pour l’émancipation de la femme iranienne a précédé le soulèvement de septembre dernier. Militante féministe depuis 2008, elle devient l’une des figures de proue des « mercredis blancs » en 2017, avant d’être arrêtée en 2019. Elle connaît alors le sort réservé à tant d’opposants politiques iraniens : l’emprisonnement, la torture, des agressions sexuelles et une condamnation à vingt-trois ans de prison, réduite de moitié en appel. Début 2022, elle est relâchée pour raisons médicales après que l’un de ses geôliers lui a brisé des vertèbres à coups de chaise. Puis elle prend la fuite, ce qui lui vaudra d’être condamnée à mort par contumace. Avec l’aide d’Amnesty International, Mojgan tente aujourd’hui de décrocher le statut de réfugié en Europe. « Je suis très triste pour toutes ces femmes, forcées comme moi de fuir l’Iran, d’autant qu’obtenir l’asile en Irak est impossible. Elles sont condamnées à la clandestinité pour des années, soupire-t-elle depuis un lieu tenu secret par mesure de sécurité. Les Iraniennes ne sont pas en sécurité en Irak. Les mollahs ont des espions partout et les traquent ». Les camps où vivent Charwan et Roya attestent de la menace. Ils auraient été visés durant l’hiver par des drones suicides iraniens, les mêmes que ceux fournis par Téhéran à Moscou pour frapper l’Ukraine. « Le régime iranien jouit d’importants relais politiques en Irak et peut y déployer son appareil sécuritaire facilement. Les Iraniennes qui arrivent ici doivent donc se méfier de tout le monde, du chauffeur de taxi au petit commerçant », explique Kareem Alwezi, un officier peshmerga supervisant l’un des camps où s’entassent une centaine de manifestantes iraniennes fraîchement débarquées en Irak. Selon lui, leur nombre aurait triplé depuis la mort de Mahsa Amini.

Découvrez La Chronique : recevez un numéro gratuit

La Chronique, le magazine des droits humains, c’est 52 pages d’informations exclusives écrites par des journalistes 100 % indépendants. Ce sont des enquêtes, des reportages, des portfolios, de la culture. Pour recevoir dans votre boîte aux lettres un numéro gratuit, il suffit de remplir ce formulaire. À vous de jouer !

L’aide des combattants kurdes aux naufragées du soulèvement iranien n’est pas désintéressée. En échange d’une protection, les manifestantes iraniennes d’origine kurde doivent souvent faire allégeance à l’un des groupes paramilitaires qui pullulent dans le nord de l’Irak. Et voient ainsi leurs destins confisqués. « Je rêvais de devenir comédienne, mais au lieu de cela j’apprends désormais à démonter une kalachnikov, confie tristement Charwan depuis sa petite chambre défraîchie. Je n’ai pas le choix. Seule la carte du parti me permet de franchir les checkpoints de la région, et je n’ai nulle part où aller. Mon rêve, ce serait de rejoindre l’Europe ». Dans un coin de la pièce, une arme automatique jouxte une petite boîte à maquillage. Sur les murs fissurés, une peluche de clown côtoie une ribambelle de foulards militaires. Huit mois plus tôt, Charwan était une lycéenne amatrice d’athlétisme et de cinéma ; Urisha, étudiante sans histoire, rêvait de devenir ingénieure informatique ; Roya était une avocate ; Sadia caressait l’espoir d’ouvrir sa propre boutique de vêtements… Une révolution féministe et une répression sanglante plus tard, toutes sont devenues malgré elles des soldates traquées par des drones suicides. Peut-être pour des années. À moins qu’elles ne finissent par céder face à la brutalité des méthodes du régime iranien.

L’activiste iranienne Mojgan Keshavarz a fui l’Iran peu avant la mort de Mahsa Amini. Elle a passé plusieurs mois dans les prisons du régime iranien pour avoir milité en faveur de l’émancipation des femmes iraniennes.

Les braises de la révolution féministe

« Les autorités harcèlent mes parents pour qu’ils me fassent revenir en Iran », raconte Charwan. Le frère de Saida subit fréquemment des pressions de la part de la police. Les parents de Roya auraient, eux, été mis sur écoute. « Chaque fois que je leur téléphone, les policiers les convoquent et leur répètent ce que nous nous sommes dit », tempête-t-elle. Et parfois, sans prévenir, les menaces pesant sur les familles sont mises à exécution. Mamo, un manifestant de 32 ans originaire de Bukan, vit ainsi écartelé entre l’impératif de sauver sa peau et la nécessité de rentrer se livrer à la police iranienne pour libérer son frère, Sadegh, emprisonné depuis sa fuite. « En janvier, les policiers ont débarqué dans la maison familiale, ont battu mes parents, ont embarqué mon frère et l’ont torturé pendant onze jours. Ils ne le libéreront que si je rentre en Iran, pleure-t-il à chaudes larmes, comme perdu au milieu du tourbillon indifférent d’une rue d’Erbil où il s’est échoué en décembre. J’ai le cœur brisé par la culpabilité, d’autant que mon frère élevait seul son fils. Si j’avais su que tout cela se terminerait de la sorte, je ne serais pas allé manifester ». Était-ce bien la peine de se révolter ? Alors que la rue iranienne est à présent réduite au silence, c’est la question qui hante désormais celles et ceux qui ont été forcés à l’exil. Même si certains vacillent, la plupart refusent de penser s’être levés en vain. « Cette révolution féministe est une première au monde. Personne ne l’oubliera. Elle continuera de travailler la société pour les années qui viennent, conclut Mojgan Keshavarz avant de replonger dans un quotidien de peur et de larmes. Tant que les Iraniennes ne seront pas libres, le pays dans son ensemble ne le sera pas non plus ».

Ce que certains voudraient cacher, on l'écrit

Chaque mois, La Chronique d’Amnesty International vous éclaire sur l’actualité des droits humains. 

Témoignages de femmes iraniennes, enquête inédite sur l’armée secrète de Poutine, enfants en danger dans les mines de cobalt... La Chronique, c’est 52 pages d’informations exclusives, fruit de l’enquête de journalistes indépendants.