Dans le livre « Nous refusons. Dire non à l’armée israélienne », le photographe Martin Barzilai dresse les portraits, en textes et en images, de celles et ceux qui refusent de servir dans l'armée ou d'être renvoyés à Gaza. Entretien avec l’auteur qui observe depuis plus de 15 ans ce front du refus à la guerre qui a récemment pris de l’ampleur.

Itamar Greenberg, 18 ans en 2024, Tel Aviv. © Martin Barzilai
« L'année dernière, j'ai décidé de ne pas m'engager dans l'armée. Cela était lié à l'évolution de mes convictions politiques et religieuses. Ma famille est ultra-orthodoxe. J'ai moi-même cessé de l'être. J'ai passé beaucoup de temps en Cisjordanie à mener des actions de protection dans des villages près de Ramallah. Une fois, des colons ont volé 150 moutons à un Palestinien. Celui-ci est allé au poste de police pour porter plainte. Mais ils l'ont arrêté, l'accusant d'être le voleur. On a pu payer sa caution et il a été libéré après avoir été détenu pendant douze heures sans nourriture ni eau. »

Noam Shuster-Eliassi, 37 ans en 2024, humoriste, comédienne, Tel-Aviv. ©Martin Barzilai
« Il n’y a pas vraiment la possibilité d’une voix anti-guerre à l’intérieur d’Israël. Nous sommes réduits au silence et nous avons peur. Nous faisons des actions symboliques, des manifestations, des articles... Mais nous ne pouvons pas vraiment résister à ce que fait notre gouvernement. Il n’est pas seulement contre les Palestiniens. Il tue aussi des otages. Ils font monter la pression avec l’Iran et le Hezbollah. Et tu regardes la société israélienne et tu te demandes : « What the fuck ? Vous ne pouvez pas voir ce que nous voyons ? »
Martin Barzilai, qu’est-ce qui vous a conduit à vous intéresser aux objecteurs de conscience israéliens ?
En 2008, je viens en Israël afin de documenter la lutte contre la construction du mur de séparation, côté israélien. À cette occasion, je découvre que certains des militants mobilisés ont refusé de servir dans l’armée, que les figures de proue du mouvement anti-mur sont des « refuzeniks ». Je me suis alors concentré sur ce prisme du refus. Pendant huit ans, je multiplie les voyages et les entretiens pour publier, en 2017, un premier livre avec 46 portraits. Dans l’idée de publier une version anglaise mais aussi une nouvelle édition française augmentée et mise à jour car le premier tome était épuisé, je repars sur le terrain pour rencontrer de nouvelles personnes. L’attaque du 7 octobre a soudainement donné une autre dimension au projet. Il y avait urgence à publier. Le deuxième volume couvre un temps beaucoup plus resserré : commencé en mai 2023, il sort en avril 2025 et ne comporte que 15 entretiens, mais davantage de photos contextuelles. J’ai voulu saisir l’instantané d’un moment charnière : j’ai réinterrogé certains témoins avant et après le 7 octobre pour voir si leurs positions évoluaient. Contrairement au discours dominant en Israël – qui affirme que « la gauche s’est réveillée avec la gueule de bois » – aucun de ceux que j’ai rencontrés n’a regretté son refus. Au contraire, ils se disent confortés dans leur choix, même après l’attaque.

« Les refuzeniks, ce sont les jeunes de 18 ans qui refusent dès le départ ; les réservistes, eux, ont déjà servi et décident ensuite d’arrêter. »
Qui sont les “refuzeniks”, les objecteurs de conscience et les réservistes qui refusent aujourd’hui de repartir à Gaza ?
Le terme « refuzenik » désigne à l’origine les jeunes Israéliens appelés à 18 ans qui refusent de servir. Ils peuvent être envoyés en prison pour ce refus, ou pour éviter l’emprisonnement, certains parviennent à se faire réformer pour raisons psychologiques. C’est l’image la plus connue du refus. Les objecteurs de conscience, au sens large, regroupent tous ceux qui rejettent le service militaire pour des raisons éthiques ou politiques, y compris des pacifistes absolus. Les réservistes constituent un autre phénomène : ce sont des soldats qui ont déjà effectué leur service, parfois dans des unités d’élite, et qui chaque année sont rappelés. [NDLR : selon les statistiques officielles, l’armée israélienne dispose actuellement d’une réserve théorique de 465 000 hommes et femmes, et a mobilisé entre 40 à 60 000 personnes à chaque opération majeure à Gaza. ] Des réservistes qui refusent d’effectuer leur période de réserve, il y en a toujours eu. Mais leur nombre peut devenir soudainement très important – comme lors de la guerre au Liban en 1982, ou à Gaza aujourd’hui. Plus de 360 réservistes ont récemment signé publiquement leur refus de participer à l’opération de prise de contrôle de la ville de Gaza. Mais ce n’est que la partie immergée de l’iceberg. Selon la presse israélienne et des observateurs indépendants, plus de 100 000 réservistes ne se sont pas présentés à leur service. Le pays traverse actuellement sa plus forte crise de refus depuis des décennies. Ce refus pèse politiquement plus lourd. Car si les refuzeniks et objecteurs de conscience sont généralement traités de « jeunes hippies mal lavés », l’opinion publique considère les réservistes comme des personnes respectables, qui ont “fait leur part” et l’armée a du mal à les sanctionner massivement. C’est aussi pour cela qu’ils peuvent avoir une véritable influence sur la politique israélienne.

Sofia Or, 19 ans en 2024. ©Martin Barzilai
« J'ai été élevée dans un environnement qui encourageait la pensée critique et l'empathie. Je devais être appelée sous les drapeaux en août 2023. J'ai finalement été incarcérée le 26 février 2024. Souvent, ces femmes détenues dans les prisons militaires viennent de milieux sociaux très difficiles. Dans nos conversations, j'ai essayé de faire le parallèle entre la façon dont l'armée les déshumanise et la façon dont elle déshumanise les Palestiniens. Même si l'armée les maltraite, la grande majorité d'entre elles sont vraiment d'extrême droite. Elles soutiennent la guerre. Elles détestent les Palestiniens. »

Yuval Moar, 18 ans en 2024, Tel-Aviv. ©Martin Barzilai
« Depuis que j’ai pris ma décision de refus, je ne me suis pas fait beaucoup d’amis, plutôt de nouveaux ennemis. Durant un événement de fin d’année organisé dans mon lycée, je suis monté sur une scène pour protester contre le génocide. Et quand je suis descendu, j’ai été bousculé, on m’a frappé au visage. Il y avait cinq adultes présents et aucun d’eux n’a bougé. Pour les organisateurs, bien entendu, tout était ma faute. J’étais un provocateur. »
Qu’avez-vous appris de la société israélienne à travers ces portraits ?
Au départ, je voulais comprendre qui étaient ces jeunes de 18 ans prêts à aller en prison pour défendre un point de vue politique. Puis j’ai découvert, à travers leurs récits, une société israélienne extrêmement stratifiée : Juifs d’origine arabe en bas de l’échelle, Éthiopiens encore plus marginalisés, Palestiniens évidemment tout en bas. Cette structure en castes est peu connue à l’extérieur. J’ai aussi mesuré l’hétérogénéité extrême du pays : Tel-Aviv accueille une importante communauté LGBTQ+ tandis qu’une partie ultra-orthodoxe y est farouchement opposée ; une gauche radicale anticoloniale coexiste avec une droite dure. Pour maintenir une cohésion, l’État s’appuie sur la guerre et l’ennemi commun. C’est un trait récurrent : la religion, vue de façon trop diverse, ne soude pas ; en revanche l’ennemi palestinien sert de ciment. Mon livre tente de montrer, par les visages et les mots de ces objecteurs, qu’une autre voix existe malgré tout.


Manifestation dans le quartier de Sheikh Jarrah à Jérusalem, contre l’expulsion de familles palestiniennes, le 28 avril 2023. © Martin Barzilai