Dans le film Put your soul on your hand and walk, Sepideh Farsi suit à distance le travail d’une jeune photographe Palestinienne de Gaza, Fatma Hassona, qui devient une voix de l’intérieur, mais aussi, au fil des échanges, une véritable amie. La cinéaste franco-iranienne explique comment est né ce film, les obstacles de ce tournage hors norme et son sentiment d’urgence face au silence qui entoure encore le génocide à Gaza.
Pourquoi avoir choisi de consacrer un film à Gaza, un sujet que vous n’aviez encore jamais abordé ?
Je ne suis pas spécialisée dans un thème précis, mais lorsqu’un sujet me hante et devient une obsession, j’essaie d’y trouver une réponse en tant que cinéaste. Et en effet, certaines thématiques reviennent et traversent mon œuvre, comme la guerre et les situations de siège. Mon film précédent, « La Sirène », traitait déjà d’une ville assiégée pendant la guerre Irak-Iran. Depuis 2007, Gaza vit sous blocus israélien en permanence. Après le 7 octobre, j’ai été frappée par l’absence de voix palestiniennes dans les médias. J’étais choquée même, par le traitement médiatique qui en était fait. Je trouvais que l’on entendait un récit très partiel, souvent tronqué, de ce conflit, où le point de vue palestinien était absent. J’avais vraiment besoin de savoir ce qu’il se passait à l’intérieur. En avril dernier, je me suis rendue en Égypte pour trouver un moyen d’entrer à Gaza, pensant que ce serait difficile mais pas impossible d’y arriver avec une ONG. Finalement, cela n’a pas été possible. Du coup, j’ai commencé à travailler au Caire, en suivant des réfugiés palestiniens, avant d’être mise en contact avec Fatma Hassona, une jeune photographe gazaouie. Elle est devenue « mes yeux » de l’autre côté, pour m’aider à voir et à comprendre.
Comment s’est imposée Fatma Hassona comme protagoniste du film ?
C'est la magie des rencontres, il y en a au cinéma, comme il y en a dans la vie. On ne peut pas l'expliquer de façon logique, mais quelque chose s'est passé entre nous. Il y a eu une reconnaissance mutuelle, je dirai. Elle était photographe et moi aussi, j’ai commencé avec la photo. Je suis iranienne, et je sais ce que ça veut dire de ne pas pouvoir se déplacer librement, de ne pas avoir de visa. Je l’ai vécu il y a longtemps, certes, mais je connais la sensation de ne pas être libre de ses mouvements. Cela a créé une proximité et une confiance réciproques. C'est la combinaison de qui elle était et de qui je suis, qui a fait que cet échange est devenu si riche. Notre lien a vite dépassé le cadre du film : je connaissais sa famille, ses amis… et mon entourage la connaissait aussi. Elle faisait vraiment partie de ma vie. Notre relation existait au-delà de la fabrication du film.
Construire un film ainsi à distance a dû être compliqué. Comment travailliez-vous ensemble au quotidien ?
Il faut savoir que les réseaux de télécommunications palestiniens sont partiellement contrôlés par Israël où le débit est toujours limité à 2G. Nous échangions tous les jours par messages audio ou texte, mais les appels vidéo étaient aléatoires ; il fallait attendre un signal plus stable et Fatma devait parfois marcher longtemps pour trouver un endroit où elle pouvait se connecter. Il fallait être patiente. Mais cette connexion était indispensable : parler en face de quelqu’un en voyant son visage n’a rien à voir avec le fait d’échanger de simples « textos ». Cela nourrissait aussi Fatma, qui me disait souvent que nos conversations lui manquaient. Ce n’était pas juste échanger pour faire un film. C’était aussi un lien humain, de sororité et d’amitié. D’ailleurs, le fait qu’elle ne soit plus là a laissé un trou béant dans ma vie.
Avez-vous été surprise par son travail photographique ?
À 24 ans, elle avait déjà un regard affirmé. Elle a fait une formation audiovisuelle à l’université de Gaza, puis, comme d’autres photographes, elle a appris sur le tas. Avant le 7 octobre, elle montrait une Gaza lumineuse, vivante et pittoresque. Ensuite, elle a documenté méthodiquement la destruction, l’occupation israélienne, les crimes de guerre, et ce qu’elle qualifiait déjà de génocide. Elle ne faisait pas juste quelques photos après une attaque. Elle fonctionnait par séries, comme une photographe aguerrie. Je ne lui ai donné que quelques conseils techniques pour la sauvegarde de ses fichiers. Mais surtout, pour faire des vidéos qu’elle a commencé à enregistrer à ma demande, pour le film. Elle était très douée, sa rigueur et son travail méthodique m’ont impressionné.
Comment expliquez-vous sa force et sa résilience malgré les conditions extrêmes ?
C’était sa lumière personnelle. Elle avait des moments de désespoir, certes, mais surtout un regard philosophique sur la vie. Quand je lui ai demandé ce que cela signifiait d’être palestinienne à Gaza, elle a répondu du tac au tac : « J’en suis fière ». Et après : « Ils ne peuvent pas nous vaincre parce qu’on n’a rien à perdre. » Ce sont des phrases très fortes, très incarnées, liées à un regard sur le monde, sur la vie. Elle écrivait aussi des poèmes, des textes magnifiques. Ce besoin de défendre l’identité palestinienne, cette résistance est à la fois culturelle, transmise de génération en génération chez les Palestiniens qui naissent sous les bombes depuis plusieurs générations, mais aussi personnelle. Après, par moments, elle flanchait physiquement, psychologiquement. Cela arrivait au gré des attaques autour d’elle, de la pénurie que subissent les Gazaouis. Mais je pense que nos échanges réguliers l’aidaient aussi à tenir, à s’accrocher à quelque chose au-delà de sa « petite chambre de Gaza dans le vaste monde », comme elle disait, et qu’elle décrivait comme une prison.
En quoi la mort de Fatma, juste avant le festival de Cannes, a changé le sens de votre film ?
Le film n’a pas changé. Je n’en ai pas du tout modifié le montage. La seule modification consiste à l’ajout que j’ai fait, une semaine avant la projection à Cannes, d’une partie de notre dernière conversation. Cela me semblait important de montrer un peu de sa joie quand elle a appris que le film était terminé. Le sens du film, néanmoins, a changé puisque tous les spectateurs qui voient aujourd’hui le film savent qu’elle a été tuée. Mais avec le temps, la lecture du film sera encore autre. Pour moi c’est une expérience inédite, un choc total. Quel cinéaste imagine que son protagoniste, devenu si proche, puisse être ciblé militairement juste après l’annonce d’une sélection en festival ? C’est extrêmement violent. C’est un tsunami à la fois sur un plan personnel et professionnel. Le film est le même, mais désormais, c’est devenu un autre film par ce qu’il porte comme message et par ce qui est arrivé à Fatma Hassona et sa famille.
Vous déplorez cependant un manque de réaction du monde du cinéma face à la situation à Gaza et aux attaques contre des artistes ou militants…
Il y a bien sûr des prises de position individuelles, mais pas à la hauteur de ce qui se passe. L’assassinat d’Odeh Hathalin, un Palestinien qui avait tourné des images pour No Other Land, l’arrestation d’Hamdan Ballal, un des réalisateurs de ce documentaire, la récente perquisition de la maison de son co-réalisateur, Basel Adra ou encore l’arrestation de Paul Laverty en Écosse pour avoir porté un simple T-shirt dénonçant le génocide, montrent que personne n’est à l’abri. Le cinéma ne nous protège pas, alors que nous sommes censés vivre en démocratie ! Voir qu’un scénariste connu peut être accusé de terrorisme est hallucinant. Lorsque j’accompagne le film dans les projections je le dis clairement : ce film est un plaidoyer contre ce que je considère comme un génocide retransmis en direct. Mais en même temps, je vis une grande frustration, car j’ai le sentiment que cela ne fait pas bouger les choses concrètement, malgré toutes ces voix qui se lèvent. C’est à la fois une nécessité de le faire, mais c’est aussi vivre une révolte indignée et permanente.