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Ignace © Sabine Cessou
Ignace a échappé de peu à un enlèvement © Sabine Cessou

Ignace a échappé de peu à un enlèvement © Sabine Cessou

Génération sacrifiée

Pour gagner de l’argent ou une élection, pour guérir ou vaincre, les enfants albinos, à qui l’on attribue des pouvoirs magiques, sont enlevés, mutilés, parfois tués. Au Bénin, des voix s’élèvent contre ces pratiques barbares mais la justice tarde à les sanctionner.

 C’était en janvier dernier. Je suis allé à un rendez-vous dans un endroit isolé avec ma moto pour arranger le transport de bétail pour quelqu’un. Deux hommes étaient présents, l’un d’entre eux a insisté pour que je prenne un yaourt, qu’il avait rapporté d’une fête. Je l’ai ouvert et simplement senti. Ensuite, ils sont partis chercher un autre homme et je ne pouvais plus bouger. Je me suis endormi tout seul sur place. Un taxi-moto est passé par là. Il m’a demandé ce que je faisais seul dans cet endroit, et il m’a emmené au village, où j’ai repris mes esprits. Il m’a sauvé ». En trois ans, Ignace, jeune albinos de 25 ans, le visage parsemé de taches parce qu’il s’expose au soleil, a échappé à deux tentatives d’enlèvement. Il raconte son calvaire, en termes parfois confus et hésitants, à l’abri de la maison de parpaings très sommaire de sa mère, à Houèdo, une zone rurale proche de Cotonou, la capitale béninoise. La première fois, en octobre 2016, c’était à Zè, une commune du département de l’Atlantique, chez un homme qui lui avait proposé un prêt pour 10 000 francs CFA (15 euros). Méfiant, il y est allé accompagné, mais lui et son frère, non albinos, ont été introduits dans une pièce à l’écart, leur chauffeur étant resté dans une entrée. Leur hôte s’est changé et a fait consommer à son frère un poison qui l’a tétanisé, avant de brandir une calebasse et un couteau. « Moi, je n’avais pas pris le poison », précise Ignace, qui a pu fuir avec son frère. Traumatisé, il n’a pas porté plainte. « J’ai trop peur de devoir retourner sur les lieux avec la police ».

 

Un corps qui vaut de l’or

Pourquoi les personnes nées sans pigmentation à cause d'une maladie génétique, sont-elles visées au Bénin, comme partout ailleurs en Afrique ? En 2017, le Malawi a fait l’objet d’un rapport d’Amnesty International. Au Bénin, leur nom de lissa en langue fon vient du mot divinité, segbolissa. Un caractère divin leur serait prêté par la culture vaudou, la religion « animiste » dont le Bénin et le Nigeria voisin sont le berceau, et qui s’est exportée avec la traite des esclaves jusqu’en Haïti et au Brésil. « Même leurs cheveux sont recherchés pour faire du “parfum magique” ou du “savon de chance”, raconte Pamela Capo Chichi, la présidente de l’ONG Valeurs Albinos.

Tout leur corps est perçu comme de l’or : les organes, les cheveux, le sang. Les gens qui veulent être des célébrités aiment utiliser ces pouvoirs, surtout en cas d’élection. Quand un albinos passe, tous les regards se tournent vers lui. Ceux qui veulent la notoriété cherchent à orienter les regards vers eux, mystiquement ».

Valeurs Albinos reçoit volontiers, à son siège d’Abomey-Calavi en grande banlieue de Cotonou. En guise d’entrée en matière, son secrétaire appuie sur une télécommande. Un reportage glaçant de la télévision nationale, réalisé en 2011, dure trois longues minutes. Il montre le corps d’une jeune fille allongée sur le ventre, entouré de policiers qui l’ont découvert dans un bois, décapité, vidé de son sang. « C’était Yvette, 22 ans, soupire Pamela Capo Chichi, l’une des 300 membres de notre ONG sur les 2 500 à 3 000 personnes albinos du pays. Elle est tombée dans un piège. Des gens lui ont promis du travail. Elle s’est rendue seule à un rendez-vous. Sa mère a reconnu son pagne et ses chaussures en les voyant à la télévision ». Depuis sa création en 2009, la petite ONG a recensé 13 meurtres et tentatives d’enlèvement de personnes atteintes d’albinisme. La terreur dans laquelle vivent les albinos est difficile à décrire. « J’ai peur, témoigne le jeune rappeur Jeffrey Degan, 19 ans, vice-président de Valeurs Albinos. Quand quelqu’un m’appelle pour un entretien, j’ai la trouille. Nous avons des restrictions : on ne peut pas sortir la nuit, aller dans des zones sombres, parler à des inconnus ».

Des réseaux cybercriminels

Les albinos ne sont pas les seuls dans le collimateur des « bokonon ». Parmi ces praticiens occultes, certains jouent les intermédiaires entre les divinités (incarnées par des fétiches), les personnes qui viennent les solliciter, et parfois des réseaux d’assassins. Les enfants, proies faciles, sont aussi recherchés de même que les bossus, en raison des pouvoirs magiques attribués à leur infirmité. Après une énième disparition d’un adolescent à Cotonou, en décembre 2016, la section locale d’Amnesty International et l’ONG Enfants solidaires d’Afrique et du monde (Esam) ont fait une conférence de presse pour attirer l’attention des autorités. Se trouvait alors en cause, dans la recrudescence des crimes rituels, tout un réseau de « gaïman » ou cybercriminels. Ces professionnels de l’arnaque sur Internet font des sacrifices humains pour donner du sang à un fétiche, afin de mieux subjuguer leurs proies dans le monde virtuel. La réponse n’est venue que deux ans plus tard, regrette Fidèle Marcos Kikan, directeur exécutif d’Amnesty International Bénin : « Les cybercriminels ont eu le temps de mieux s’installer et les associations de féticheurs de développer leurs réseaux de kidnappings et d’assassinats ». Un certain Hounon Kpèssè, Victorien Avagbo de son vrai nom, incarcéré le 10 février 2018, a défrayé la chronique. Il a tenté d’assassiner une fillette qui s’est échappée et l’a dénoncé. Deux femmes suspendues comme des animaux à des crochets ont été découvertes chez lui. L’affaire a indigné le journaliste Wielfried Gnanvi qui, le 17 mars 2018, a publié une lettre ouverte aux autorités.

« Ce barbare a été arrêté à Akpo-Missérété dans son centre de sacrifices humains, un centre sanguinaire et ensanglanté ! Mais ni le ministre de l’Intérieur ni aucune voix officielle n’ont réagi. Sommes-nous dans un pays normal ? Y a-t-il d’autres priorités plus importantes que l’arrachage criminel, douloureux et sanglant de la vie de pauvres innocents ? ». Cinq jours plus tard, le 22 mars 2018, la justice a dénoncé la diffusion, sur les réseaux sociaux, d’images de corps mutilés et de messages faisant l’apologie des crimes rituels. Le premier substitut du procureur de la République a annoncé que « le parquet poursuivra avec la même fermeté aussi bien les praticiens qui initient des jeunes avides d’argent à ce type de rites, que les adeptes de ces cultes ». Le ministre de l’Intérieur, Sacca Lafia, a embrayé : « De la même façon, on recherche les cybercriminels, les faux féticheurs, on va les poursuivre et je vous promets, on va brûler ces fétiches et rien n’arrivera dans ce pays ». Une vaste opération de police a permis de démanteler le réseau des « gaïman » entre avril et décembre 2018.

« On n’a pas vu la même efficacité au niveau des associations de féticheurs, souligne Fidèle Marcos Kikan. Le gouvernement n’a pas envoyé de message fort sur le plan de la tradition. La source principale des crimes, c’est-à-dire la demande, n’a pas été éradiquée ». Par ailleurs, devant les Nations unies, le gouvernement béninois a rejeté, le 10 novembre 2017, la recommandation lui faisant injonction de prendre des mesures de protection pour faire cesser ces atroces infanticides rituels. « Les autorités prétendent qu’un tel phénomène n’a pas cours au Bénin puisque aucun cas n’a été jugé devant les tribunaux », explique le directeur d’Amnesty Bénin.

 

Procès en souffrance

Le fléau persiste donc. Dernier cas en date : la petite Estelle Agavoedo, 11 ans, a disparu le 11 juillet dernier, alors qu’elle se trouvait au marché d’Agbangnizoun, une commune du département du Zou, connue pour enregistrer ce type de crimes. Son corps sans tête a été retrouvé le lendemain derrière la mairie. Une enquête a été ouverte, mais les assassins courent toujours.

Sur les 13 cas de crimes recensés et suivis par Valeurs Albinos, seulement quatre se trouvent entre les mains de la justice. Si les présumés coupables sont incarcérés en attendant leur procès, aucune sentence n’a encore été prononcée. Les entraves à la justice, multiformes, viennent de la société en général. « C’est une question de foi ici », explique Norbert Ako, directeur de l’ONG Esam.

Pamela Capo Chichi confirme : « Même lorsque nous faisons des discussions pour sensibiliser les élèves, les étudiants disent en face de nos membres albinos : “Toi, tu es l’argent debout !” Beaucoup de gens y croient à cause de nos réalités occultes africaines ». Des témoins parmi les parents des victimes retrouvés par Esam ont renoncé à parler en public, par peur d’exposer leur famille à des représailles occultes. « Il faut savoir que chez nous, les tombes d’albinos sont profanées, car les gens vont déterrer le corps pour prélever des organes, les os, les dents », précise Pamela Chichi Capo. Elle cite le cas de Clémentine, décédée d’un cancer, et dont la famille a annoncé qu’il n’y aurait pas d’enterrement. « Ils l’ont enterrée la nuit sans cercueil, à trois, dans une forêt. Je ne sais pas ce qu'ils lui ont fait, mais je suis allée porter plainte. Des policiers m’ont dit que j’allais être envoûtée et mourir, et m’ont conseillée de me mettre de côté. C’est dommage que nos autorités soient parfois complices. Certains magistrats y croient ! Ce sont des intouchables qui vont se livrer à ces pratiques sans que personne n’en sache rien… » Un tabou est néanmoins levé. Deux débats mémorables ont été organisés par la radio-télévision nationale en 2018. Une première, puisqu'ils ont traité des crimes rituels, même si leurs thèmes portaient sur les « cybercriminels » et « l’albinisme ». Au cours du second débat, un dignitaire du clergé vaudou a démenti l’existence de tout sacrifice humain. Mais plus personne n'est dupe au Bénin, la loi du silence a été brisée. 

— Sabine Cessou pour La Chronique

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