Aller au contenu
Agir
Faire un don
ou montant libre :
Grâce à la réduction d'impôts de 66%, votre don ne vous coûtera que : 85 €
QUAND UN DROIT TOMBE, DES VIES BASCULENT

En faisant un don à Amnesty International, vous dénoncez les violations des droits humains et agissez pour protéger celles et ceux qui en sont victimes.

Portrait de Michael Gordon

Être procureur sous Trump : «Comment le pouvoir m'a viré»

Cinq mois après son retour à la Maison-Blanche, Donald Trump fait limoger Michael Gordon, procureur fédéral de Floride, pour avoir enquêté sur les émeutiers du Capitole. Il raconte.

Série "Ma vie sous Trump" - épisode 4/6 : Chaque mois, nous donnons la parole à celles et ceux qui, aux États-Unis, subissent l'offensive anti-droits de l'administration Trump

Épisode tiré de notre magazine La Chronique, propos recueillis par Théophile Simon

Les enfants sont couchés. Ma femme et moi prenons place dans le salon de notre maison de Tampa, en Floride, et allumons CNN. Nous sommes le mardi 5 novembre 2024, jour d’élection présidentielle. L’issue ne fait guère de doute : Kamala Harris, la candidate démocrate, deviendra ce soir la première femme présidente des États-Unis ! Après toutes les attaques commises par Donald Trump contre nos institutions, comment en serait-il autrement ?

Je sais de quoi je parle. En 2021, je me suis porté volontaire pour rejoindre l’équipe de procureurs fédéraux chargés de poursuivre les auteurs de l’assaut du 6 janvier, qui avaient tenté d’empêcher la certification de la victoire de Joe Biden. Pendant près de trois ans, avec des dizaines de collègues, nous avons travaillé sans relâche pour que justice soit faite. Quelque 1 500 personnes ont été inculpées. Un millier d’autres condamnées, souvent à de la prison ferme. C’est la plus vaste procédure pénale de l’histoire du département de la Justice.

J’ai moi-même poursuivi des dizaines d’émeutiers, dont les plus médiatisés : Richard Barnett, l’homme qui a pénétré dans le bureau de Nancy Pelosi, présidente de la Chambre des représentants ; Eric Munchel, entré au Capitole [siège du Congrès américain] armé de menottes ; ou encore Steven Miles, un membre des « Proud Boys1 », qui a tenté de frapper plusieurs policiers.

La soirée tourne au cauchemar

L’enquête a montré que Donald Trump avait sciemment attisé l’émeute avant de laisser faire. Quatre personnes sont mortes ce jour-là, dont un policier, et des centaines ont été blessées. Non, vraiment, en 2024, je ne peux tout simplement pas croire que mes concitoyens pourraient réélire Donald Trump ! Ce n’est plus une question de politique, c’est une question de respect des principes fondateurs de notre démocratie. Même ici, en Floride, où plusieurs de mes amis et voisins sont républicains, beaucoup le reconnaissent.

Et pourtant, la soirée tourne au cauchemar. Un à un, les États basculent dans le rouge républicain. La messe est dite bien avant la fin du dépouillement : Donald Trump l’emporte, plus largement encore qu’en 2016. Il est à peine 22 h 30 quand nous montons nous coucher, effondrés. J’ai mal à mon Amérique. Que deviendront toutes ces années d’efforts ? Des centaines de procès restent à instruire… Mais Trump l’a promis : il graciera tous les émeutiers. Il les appelle des « patriotes », des « prisonniers politiques ». Je travaille sur d’autres dossiers depuis un an, mais ces affaires me hantent encore.

L'armée dans les villes

Quelques mois après le retour de Donald Trump à la Maison-Blanche, la démocratie américaine vacille, comme prévu. L’administration envoie l’armée dans des villes démocrates, restreint l’accès et la couverture des médias ou des journalistes jugés « non conformes », impose des lois électorales plus strictes, concentre le pouvoir et pratique ouvertement la corruption. Le président gracie tous les émeutiers du Capitole et lance une purge au sein de l’État fédéral, limogeant des milliers de fonctionnaires sans la moindre justification. Plusieurs de mes anciens collègues procureurs, impliqués dans l’enquête du 6 janvier, en paient le prix. Trente-cinq d’entre eux sont renvoyés dès la première semaine de son mandat. D’autres suivent en mars 2025.

Pour ma part, je ne subis aucune conséquence : la tempête semble m’avoir épargné. En juin, ma carrière connaît même une belle avancée. Je venais de faire inculper un fraudeur qui avait détourné près de 100 millions de dollars à des milliers de personnes handicapées. Une victoire éclatante, saluée dans une conférence de presse. Lors de ma revue semestrielle, mon supérieur m’en félicite et ne formule aucune critique sur mon travail.

La lettre fatidique

Nous sommes le 27 juin 2025. Une dernière réunion, et à moi le week-end ! Je fêterai cette semaine brillante avec ma famille. Je me connecte à une visioconférence. En pleine discussion, on frappe à la porte. Quelqu’un entre sans attendre. C’est Jeff, notre responsable administratif, le visage livide. Mon cœur se serre : quelque chose est arrivé à ma famille. Mais il me tend simplement une feuille de papier. « Je suis désolé, Mike, murmure-t-il. On m’a dit de te remettre ça. »

C’est une lettre lapidaire, signée de la procureure générale Pam Bondi, m’informant que je suis « renvoyé avec effet immédiat », sans motif. Elle invoque seulement l’article II de la Constitution, qui confère au Président l’autorité suprême sur l’administration. Donald Trump me licencie ainsi arbitrairement – sans doute à cause de ma participation à l’enquête sur les émeutes.

Le monde s’écroule. J’appelle Greg Kehoe, mon supérieur, procureur général du district central de la Floride, nommé par Trump. Il tombe des nues, s’insurge. « Washington m’a expressément demandé de te remettre la lettre sans en parler à Greg », explique Jeff, le visage décomposé. Je dois tout laisser en plan : rendre mon ordinateur, quitter les lieux. Huit années de service s’achèvent brutalement. Ce même jour, deux autres procureurs ayant travaillé sur l’enquête du Capitole sont aussi renvoyés illégalement.

En août, sous la fournaise accablante de Floride, je conduis mes enfants vers leur camp d’été quand mon téléphone sonne. Numéro inconnu. Je décroche. « C’est bien Michael Gordon ? », demande une voix masculine. « Lui-même. » Un flot ininterrompu d’insultes et de menaces jaillit pendant de longues minutes. Puis l’inconnu raccroche. C’était à prévoir. Depuis que j’ai porté plainte contre le gouvernement pour licenciement abusif, fin juillet, je suis devenu malgré moi une figure publique – et la bête noire des partisans de Donald Trump.

J’ai d’abord espéré récupérer mon emploi en faisant profil bas. Greg Kehoe, mon patron, s’est démené en coulisses pour obtenir ma réintégration. Pam Bondi, me précisait-il, est son amie. Certes, elle a signé ma lettre de renvoi, mais l’ordre venait à coup sûr de la Maison-Blanche. Au fil des semaines, cependant, il est devenu clair que nos efforts demeureraient vains. La soif de vengeance de Trump envers ses « ennemis de l’intérieur » reste intacte.

Loading...

Porter l’affaire en justice

Comme beaucoup d’Américains, je pensais que les contre-pouvoirs empêcheraient Donald Trump d’assouvir ses pulsions autoritaires. Mais presse, justice et Congrès peinent à résister au tsunami « Maga ». Je ne renonce pas pour autant. Avec deux autres hauts fonctionnaires licenciés dans des circonstances similaires, nous portons l’affaire en justice le 24 juillet devant la cour du district de Columbia, qui a juridiction sur l’administration fédérale. Nous sommes confiants : nos états de service sont irréprochables, et la motivation politique derrière notre renvoi est évidente.

Mon histoire me dépasse déjà. Kathy Castor, élue démocrate de mon district, dénonce publiquement mon licenciement. Depuis, les journalistes m’appellent en permanence. J’ai reçu des centaines de messages de soutien d’amis, de collègues et d’inconnus. L’État de droit règne-t-il toujours en Amérique ? Notre plainte apportera une partie de la réponse dans les mois à venir.

En attendant le verdict, je vois Donald Trump poursuivre sa vendetta. Le département de la Justice a complètement abandonné son indépendance vis-à-vis de la présidence et, chaque semaine, des ­fonctionnaires sont renvoyés sans motif. Fin septembre, l’ancien directeur du FBI James Comey est inculpé sur ordre de la Maison-Blanche. Sous les articles me concernant, les commentaires affluent : des Américains inquiets, révoltés. La démocratie américaine n’a pas encore abdiqué. J’espère que nous serons suffisamment nombreux pour provoquer un sursaut.

1– Groupe d’extrême droite fondé en 2016. Se présentant comme une « fraternité pro-occidentale », le mouvement est connu pour ses positions misogynes, islamophobes et nationalistes.