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Le burn out

des bénévoles

Le vestiaire du refuge © Bertrand Gaudillère/Item

Harcèlement des autorités, épuisement, détresse psychologique :  les personnes qui accueillent chez elles les exilés sont parfois en grande souffrance. Difficile de se l’avouer, encore plus de se confier.

Quand, au printemps dernier, on a contacté cette militante chevronnée pour l’interroger sur la fatigue psychologique liée à l’accueil des exilés, elle nous a lâché d’emblée : « Je sature sur les récits de torture ». Du coup, dès que le jeune qu’elle héberge commence à raconter les horreurs subies en Libye, Anne use d’un subterfuge : « Je lui mets un Charlie Chaplin. Je ne supporte pas qu’il ait vécu tout ça ». Puis cette Marseillaise nous a parlé sans s’interrompre. « J’ai 63 ans, ça fait quarante ans que je me bats pour accueillir les plus démunis car je crois profondément en l’être humain. Mais si l’homme est capable de torturer un enfant de 12 ans, qu’est-ce que je fais avec ça ? Ça m’ébranle dans mes convictions. Et ça peut m’ébranler dans ma façon d’accueillir », s’inquiète-t-elle.

Son protégé est « psychologiquement bien abîmé », ce qui l’abîme en retour. « C’est secouant. À quoi je crois maintenant ? Ça marche peut-être mieux pour ceux qui ont la foi ». Déstabilisée, cette ancienne infirmière se voit, dans ses moments de découragement, tout quitter, rejoindre une île déserte « pour tricoter ». Une dérobade ? Non, un éclair de lucidité, pour ne pas se noyer. « J’ai atteint ma dose ». Et si elle envisage de laisser tomber l’accompagnement, c’est qu’elle a atteint ce moment où il faut se protéger soi-même plutôt que de s’écrouler sans rien comprendre. Sauf qu’il n’est guère évident de détecter cet instant quand on a la tête dans le guidon. Et prendre du recul oblige à assumer un sentiment de faiblesse, voire une culpabilité vis-à-vis de ceux que l’on héberge, qui sont passés par de bien pires épreuves. « L’épuisement des solidaires est réel », concède-t-elle. Il faut souvent briser un tabou pour en parler. En réalité, ses questionnements révèlent une urgence : il faut aider les aidants.

Militants ou simples citoyens, fraîchement débarqués parmi ces exilés avec leur bonne volonté, ou actifs depuis des années, tous ont besoin d’une épaule qui soulage, d’une parole qui réconforte, d’une oreille qui écoute, d’un cadre qui éclaire sur les bonnes pratiques. Jamais prononcé, le terme de burn out plane sur les conversations comme un fantôme.

Une douleur ressentie comme illégitime

Marie-Anne bénévole au refuge solidaire de Briançon © Bertrand Gaudillière

« Certains aidants ont craqué ou se sont trouvés en grande difficulté, avec l’impossibilité de reconnaître cette souffrance et d’en parler », rapporte Claire Billerach, psychologue à Briançon (Hautes-Alpes) pour Médecins du monde. La plupart du temps, ils ont l’impression qu’il ne serait pas légitime de se plaindre. « Pourtant, ils doivent pouvoir déposer ce qui est trop lourd ».

Au Refuge de Briançon, lieu d’accueil pour les migrants, des psychologues sont donc à la disposition des bénévoles. Le besoin de soutien est réel : l’arrivée de migrants par la montagne en provenance d’Italie depuis 2016, avec parfois 50 à 100 personnes par jour, a mis certains bénévoles sur les genoux. « Ça use, à force, témoigne Marie-Anne Miclot-Rousseau, qui a longtemps hébergé des mineurs avec son mari. On se dit qu’on va être à la retraite et s’occuper de nos petits-enfants mais il y en a qui arrivent tout le temps. Ils partent, reviennent, sont déboutés du droit d’asile… » Et il faut encaisser « toujours les mêmes récits qui finissent par sortir, les noyades ». « Au début, ils n’en parlent pas. Puis, quand on les revoit deux ans plus tard, ça les mine. Peut-être qu’ils auront des troubles très profonds ensuite, et nous aussi ».

Submergés physiquement comme moralement par l’ampleur des tâches à accomplir, les bénévoles sont également fragilisés par un sentiment d’impuissance. Il faut alors leur expliquer que leur rôle « n’est pas d’adopter tous les jeunes qui passent, ni de devenir des "parents bis" », souligne Claire Billerach. D’après elle, les jeunes aidants « se prennent les situations de plein fouet, car ils collent à ces jeunes qu’ils accueillent ». Les plus âgés résistent mieux, même si certains ont du mal à refaire surface, comme cette femme qui ne s’est pas remise du départ d’un homme qu’elle n’avait hébergé que quarante-huit heures. « Ça l’a explosée ! Elle ne dormait plus, n’arrivait pas à retrouver l’équilibre ». Elle a confié à la psychologue : « J’y pense tout le temps, je l’appelle au téléphone, il ne répond pas ». Ses enfants ont fini par le lui reprocher : « Il n’est resté que deux jours et il compte plus que nous ? ».

Des difficultés surgissent, nées de l’épuisement, y compris quand on assure des tâches apparemment sans implication émotionnelle. Une femme s’activant en cuisine au Refuge pour nourrir les migrants a raconté à la psychologue : « C’est terrible, on est même entrés en conflit sur la manière d’éplucher les pommes de terre ! ».

Cette usure se greffe aux soucis concrets : trouver un hébergement, une scolarisation, éventuellement un travail. « Avec les problèmes créés par l’administration. Beaucoup de gens qui aident dépriment, assure cette psychothérapeute à la retraite. Tout est fait pour compliquer la vie et nous pousser à abandonner ». La répression des aidants et les condamnations pour « délit de solidarité » suscitent une angoisse supplémentaire. À Briançon, une série de procès a frappé des maraudeurs patrouillant de nuit en montagne pour éviter la mort à des migrants alors qu’ils empruntaient des chemins escarpés balayés par des vents glacials. 

Si en aidant on risque une garde à vue, voire plus, sera-t-on capable de le supporter ? Pour s’en protéger, on peut être amené à détourner le regard. Avec ce type d’intimidation, la répression atteint alors son but. « Beaucoup de gens restent en retrait à cause de ça. Les maraudeurs sont sans cesse arrêtés, pour un essuie-glace ou un pneu défectueux, ça n’incite pas à s’engager », rapporte Marie-Anne Miclot-Rousseau. Selon elle, l’impact de ces harcèlements dépasse le stade des tracasseries : « On nous a appris la fraternité, et d’un coup on nous la reproche, avec en plus des violences policières très choquantes. Les valeurs sont chamboulées ». 

Accueillir, ce n’est pas soigner

© Bertrand Gaudillière

Une autre difficulté consiste à ne voir la personne hébergée qu’à travers son parcours : « Comment vais-je faire avec ce qu’elle a vécu ? ». Une forme de curiosité et de fascination peut parasiter la relation. « Quand on accède à une histoire personnelle, c’est à double tranchant », prévient Sylvie Dutertre-Oujdi, psychologue à Marseille. Elle conseille de ne pas chercher à savoir si la personne n’évoque pas d’elle-même son passé. Un renoncement difficile, on se dit « il ne dort pas la nuit, il ne va pas bien, est-ce que je dois lui poser des questions ? ». Non, conseille la clinicienne : « Vous n’êtes pas psychothérapeute. Il faut le diriger vers des professionnels », en évitant l’interrogatoire policier avec mille questions.  Dans l’idéal, l’accueil se résume à offrir un toit et du repos. L’hébergeant doit admettre qu’il ne peut tout gérer, qu’il n’est pas tout-puissant.

« On fait beaucoup d’erreurs, mais c’est aussi comme ça qu’on apprend », relève Jean-Pierre Cavalié. Délégué régional de la Cimade à Marseille pendant trente ans, il anime désormais un « réseau hospitalité » dans cette ville avec 80 hébergeants réguliers, jusqu’à 200 si l’on ajoute les occasionnels. « Ça marche, mais il faut qu’on tienne », note-t-il. En gérant les erreurs, donc. La première réside dans l’attitude adoptée vis-à-vis des migrants : « On les materne, alors que s’ils sont arrivés jusque-là, c’est déjà qu’ils ont une énorme résilience ». Jean-Pierre Cavalié prône la simplicité et l’humilité. « Il ne faut pas jouer. Juste être soi-même, y compris pour dire : "Là, je n’en peux plus, je ne comprends pas". Les gens n’attendent pas qu’on soit psychologues, juste qu’on soit humains, comme des amis. Qu’on se regarde comme des égaux ». En ce sens, il voit dans l’accueil une dimension « salvatrice » qui ne bénéficie pas qu’aux exilés : « C’est une planche de salut pour nous ». Mais elle provoque « un chambardement, presque une conversion ». Garder une distance constitue alors une nécessité, pour éviter que « l’empathie devienne symbiose ». Précaution bien théorique quand des liens forts se nouent au point que l’aidant, souvent appelé « mama » ou « tonton », adopte des mineurs. Une aide s’impose, mais comment l’organiser ?

Prendre soin des autres en prenant soin de soi

Les exilés sont hébergés au refuge solidaire. © Bertrand Gaudillière

À Marseille, début 2018, deux psychologues cliniciennes, Mary Boisgibault et Marine Le Saëc, ont institué bénévolement deux initiatives : un groupe de parole pour les migrants et un groupe d’analyse de pratiques pour les « solidaires », autour du réseau d’accueil El Mamba et d’un squat pour des migrants ouvert dans le quartier de Saint-Just. Leur point de départ ? Les solidaires sont « des personnes exceptionnelles qui ont développé des compétences bluffantes mais dont certaines sont complètement dépassées. Faute de balises pour savoir jusqu’où elles peuvent aller ».

Ces dispositifs mis en œuvre à Marseille n’ont pas forcément rencontré le succès. Seules 6 des 12 séances prévues pour aider un premier groupe à prendre du recul ont été assurées. « Ils venaient une fois sur deux. Ils sont tellement dans l’urgence. Il y a toujours un événement qui les empêche de prendre le temps prévu pour eux ». Comme préparer à manger, trouver des vêtements et des aides administratives, accompagner à la préfecture ou chez le médecin… L’épuisement militant naît ainsi quand les hébergeants rechignent à prendre soin d’eux. Mary Boisgibault et Marine Le Saëc notent que « les solidaires sont toujours à vider la barque à la petite cuillère ». Une barque que les institutions remplissent allégrement en se déchargeant de tâches que la loi leur intime pourtant d’assurer, comme l’hébergement des mineurs et des demandeurs d’asile. « On se sent coupable du fait que l’État ne donne pas. Alors, on donne plus. Nécessité fait loi ». L’absence d’accompagnement facilite les dérives. À la différence des humanitaires, les bénévoles hébergeants font entrer quelqu’un chez eux. Comment gérer cette question de l’intimité ? Souvent, il faut se débrouiller seul.

Le duo de psychologues a été sollicité par des « solidaires » qui, désireux d’exprimer leurs souffrances, continuaient néanmoins de les minimiser : « Pour moi, c’est moins grave que pour les migrants ». Après les avoir hébergés, beaucoup se voyaient mal renvoyer leurs « protégés » à la rue, lestés par cette culpabilité : « Quand on se bat contre l’exclusion, comment peut-on exclure ? ». D’autres aidants étaient « sidérés » par les souffrances rencontrées car « même quand les migrants ne se plaignent pas, on voit qu’ils ont beaucoup de symptômes ». Cauchemars, hallucinations, hyper vigilance (subir une anxiété maximale à chaque sortie dans la rue), et impossibilité de faire confiance, même à un hébergeant animé des meilleures intentions…

Comme le soutien psychologique manque terriblement pour les exilés, le poids retombe sur les accueillants. « L’accompagnant ne sait pas comment réagir, tout le monde est débordé », déplorent les cliniciennes. Pour une raison simple : « Une personne prise dans l’intimité d’une autre ne peut pas se décaler pour faire de la psychologie ».

Pour ne pas craquer et se préserver, mieux vaut respecter certaines règles. « Il faut savoir jusqu’où on peut s’engager », indique Sylvie Dutertre-Oujdi. La psychologue déplore l’absence de réflexion sur la question des limites : « Quand les personnes s’engagent, elles ne pensent pas qu’elles vont arriver à la limite de ce qu’elles peuvent proposer. Mais on doit accepter qu’à un moment, on n’a plus de solution ». La méthode consiste à ne pas agir seul et à fixer ces limites dès le départ : « Ça sécurise tout le monde, assure la psychologue. Il y a des problèmes quand ce n’est pas cadré ».

Gérer le don et la dette

L’écueil est bien connu des professionnels qui multiplient débriefings et analyses de pratiques pour garder la distance nécessaire. À défaut, la confusion prévaut. Un exemple ? Alors que les hébergeants doivent éviter la posture du « je le fais pour toi » afin de donner aux exilés les moyens de leur autonomie, il s’avère parfois difficile de gérer la « dette » (que ressent l’hébergé) et le « don » (qu’offre l’hébergeant). « On a vu des migrants dans la caricature vis-à-vis de la "dette", en faisant le ménage et les courses comme un "boy". Ou la posture inverse chez certains mineurs estimant qu’on leur doit tout », décrivent Mary Boisgibault et Marine Le Saëc.

L’absence de limites frappe aussi les éducateurs exerçant dans des structures associatives. Ils s’occupent de mineurs étrangers dans un système totalement engorgé, et ne bénéficient que rarement d’une aide. « Ils font de la survie. Pour inviter un psychologue, il faudrait retirer des éducateurs, alors ça paraît impossible, et le turn over s’accélère », déplorent Mary Boisgibault et Marine Le Saëc. Sans compter la « désillusion » vécue par les mineurs concernés : « Ils viennent pour être protégés et ont l’impression que l’État, via les policiers ou même parfois les éducateurs, les persécutent. Ils ne comprennent pas ce décalage ».

Ce parcours chaotique des deux côtés de l’accueil peut s’achever positivement, quand l’exilé obtient des papiers, se marie, a des enfants ou décroche un travail... Mais parfois, au bout d’années de galère, certains se retrouvent à la rue, faute d’obtenir l’asile. « Quand il n’y a plus pour les hébergés que la clandestinité, que font les hébergeants ? », interrogent les psychologues. Réponse, simple et douloureuse : ils s’obligent à compenser. « À quel prix pour eux ? ».

Quelques mois après notre premier contact, on a revu Anne qui avait rectifié sa démarche : « J’ai mis en place ce qu’il fallait ». À savoir arrêter l’hébergement des personnes en situation « plus ou moins irrégulière » qu’elle pratiquait depuis vingt ans pour se recentrer sur des actions politiques et globales.

Elle passe du temps au squat Saint-Just à Marseille mais son action ne déborde plus dans sa sphère redevenue privée. « Je conserve ma bulle. Chez moi, c’est chez moi. Sinon, ça épuise mon combat. Il est impératif de se préserver si on veut continuer à être efficace dans la lutte collective ». Anne puise désormais ses ressources dans l’adversité, revigorée par ceux qui « cherchent à nous épuiser en nous embêtant au quotidien » afin d'empêcher l’accueil des migrants. « Si je lâche, ils vont gagner. Je ne lâcherai pas pour leur faire ce plaisir ». Cette motivation qui lui semble « un peu puérile » fonctionne pourtant. Et avec le recul, Anne a compris l’essentiel : « La lutte collective, c’est ce qui m’a reboostée. Quand on accueille chez soi, on est seule. Quand on intervient dans un squat, on est ensemble et ça permet de tenir. La clé est là ».

- m>Michel Henry pour La Chronique d'Amnesty International France

 

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