Enlevées, séquestrées, mariées de force… En Syrie, les femmes et les filles issues de la communauté alaouite vivent un véritable cauchemar. Les autorités syriennes doivent agir rapidement pour retrouver les personnes portées disparues et traduire les auteurs de ces enlèvements en justice.
Depuis la chute du président Bachar al-Assad, les attaques contre les membres de la communauté alaouite se multiplient dans le pays. D’après nos informations, entre février et juillet, au moins 36 femmes et filles alaouites ont été enlevées et séquestrées dans les gouvernorats de Lattaquié, Tartous, Homs et Hama.
Malgré la mobilisation des familles, aucune enquête réellement efficace n’est entreprise par les autorités pour retrouver les personnes captives, poursuivre les responsables de ces enlèvements en justice et soutenir les familles. Le 27 juin, la Commission d’enquête des Nations unies sur la Syrie a déclaré l’ouverture d’enquêtes.
La famille Assad, qui a dirigé la Syrie d’une main de fer pendant plus de 50 ans, faisait partie de la communauté alaouite, minoritaire dans le pays.
Sous son égide, des personnalités alaouites ont été progressivement érigées à des postes de hauts rangs au sein de l’armée et du gouvernement, faisant de cette communauté une base de soutien solide.
Après la chute de Bachar al-Assad, des tensions ont émergé entre les fidèles et le nouveau ministère de la Défense et de l’Intérieur, soutenus par des milices. Cette escalade des violences a mené à des attaques meurtrières de groupes armés affiliés à l’ancien régime, suivies par de terribles massacres à l’encontre la communauté alaouite en mars dernier.
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Enlevées en plein jour
Elles sont âgées de 3 à 40 ans. Toutes ont été enlevées en plein jour, parfois sous les yeux de leur famille ou au sein même de leur maison. Un proche raconte ainsi avoir perdu de vue une parente un court instant, avant qu’elle ne soit enlevée.
Dans les gouvernorats touchés, c’est un véritable climat de peur qui s’est installé, au sein de la communauté alaouite mais également pour l’ensemble des femmes et des filles. Aller à l’école, à l’université ou au travail est devenu un calvaire.
« Toutes les femmes sont en état d’alerte maximale. Nous ne pouvons pas prendre un taxi seules, marcher seules ou faire quoi que ce soit sans avoir peur. »
Une militante qui s’est récemment rendue dans la région côtière de la Syrie
Entre février et juillet 2025, nous avons recueilli des informations concernant l’enlèvement de femmes et de filles dans les gouvernorats de Lattaquié, Tartous, Homs et Hama.
Nous avons enquêté plus précisément sur l’enlèvement et la séquestration en plein jour de cinq femmes alaouites et de trois filles alaouites âgées de moins de 18 ans. Nous avons notamment interrogé les proches de ces huit personnes.
Nous avons également reçu des informations faisant état de 28 autres enlèvements et séquestrations, de la part de deux militant·es, de deux journalistes et du Lobby féministe syrien, une organisation indépendante de défense des droits humains.
Nous avons recoupé les informations obtenues avec d’autres sources, notamment des conversations téléphoniques, des messages vocaux et des captures d’écran de conversations par texto entre les ravisseurs ou les femmes et les filles, et les familles.
Par ailleurs, nous avons recueilli des témoignages vidéo mis en ligne par des membres des familles, comprenant des appels directs des familles adressés au public pour demander de l’aide ou pour que les autorités agissent, et des demandes ou des menaces envoyées par les ravisseurs aux familles.
Rançonnées et mariées de force
« N’essayez pas de la chercher » : informée de l’enlèvement par appels téléphoniques ou via des messages vocaux laissés par les ravisseurs, les familles sont dissuadées d’entreprendre toute recherche de leur proche.
Dans plusieurs cas, les enlèvements sont accompagnés de demandes de rançons pouvant aller jusqu’à 14 000 dollars américains. Les rares familles en mesure de payer cette somme n’ont aucune garantie de revoir un jour leur parente.
Durant leur captivité, ces femmes et ces filles subissent des violences inouïes. Les informations que nous avons pu recueillir prouvent des signes de violence physique exercée à l’encontre de l’une des personnes captives.
Au moins trois personnes enlevées sur lesquelles nous avons pu enquêter auraient été soumises à un mariage forcé par le ravisseur, parmi lesquelles au moins une mineure. Certaines femmes déjà mariées, quant à elles, ont été contraintes de divorcer sous la menace. Celles qui s’y refusent s’exposent à des violences supplémentaires.
Un proche d’une personne disparue explique ainsi : « Trois jours après sa disparition, la famille a reçu des messages vocaux provenant d’un numéro étranger. C’était elle. Elle disait : « Je vais bien [...] Ne vous inquiétez pas pour moi [...] Il ne m’a pas fait de mal, mais il m’a épousée. Il m’a dit que je ne pouvais pas repartir... »
Qu’est-ce que le mariage forcé ?
Le mariage forcé est une violation des droits humains qui peut exposer la femme ou la fille à toute une série d’autres méfaits, notamment d’autres formes de violence sexuelle, d’autres formes de violence physique et d’autres mauvais traitements.
Les familles laissées pour compte
Malgré le signalement des disparitions auprès des autorités, les familles sont laissées à l’abandon sans aucune information sur l’état d’avancement de l’enquête. Pire, certaines familles sont tenues responsables des enlèvements par la police. Deux familles sur les huit cas que nous avons étudiés déclarent ainsi avoir été accusées de négligence pour avoir autorisé leurs parentes à sortir faire des courses dans la journée.
Pour la moitié des cas étudiés, la police aurait même écarté des pistes et des éléments de preuve concrets fournis par les familles, malgré leur fiabilité patente. Dans certains cas de demande de rançon, la police a été informée de tous les appels téléphoniques, numéros et communications, voire des noms des personnes à qui les paiements devaient être transférés, mais visiblement aucune mesure n’a été prise par les forces de l’ordre.
Dans les cas où la personne a été libérée, les membres de la famille ont parfois cessé de communiquer à leur sujet par crainte de représailles de la part des ravisseurs qui n’avaient pas été arrêtés, ou des autorités qui avaient ordonné aux familles de se taire et aux victimes de nier l’enlèvement.
L’enlèvement et la séquestration de femmes et de filles peuvent constituer une traite des personnes si, par exemple, elles ont été transportées, transférées ou hébergées à des fins d’exploitation. Les autorités doivent prendre toutes les mesures nécessaires pour prévenir et punir ces formes d’abus et garantir une assistance complète aux victimes.
En outre, le droit à la liberté et à la sécurité de la personne est protégé par le droit international. Il est violé lorsqu’un État n’exerce pas de façon adéquate son obligation de mettre fin à la privation de ce droit par des tiers.
Le droit international interdit également la torture et les autres formes de mauvais traitements et exige des États qu’ils prennent des mesures pour les empêcher et qu’ils mènent des enquêtes adéquates quand il est signalé que de tels actes auraient été commis.
A ce jour, seules deux des huit victimes d’enlèvement pour lesquelles nous avons pu recueillir des informations détaillées ont pu retrouver leur famille. Nous n’avons pas connaissance d’arrestations, d’inculpations ou de poursuite engagées contre l’un des responsables des huit enlèvements et séquestrations. Par ailleurs, sur l’ensemble des 36 cas d’enlèvement identifiés dans les gouvernorats de Lattaquié, Tartous, Homs et Hama seules 14 femmes et filles ont été libérées. Le sort des autres et le lieu où elles se trouvent demeure inconnu.
Ce que nous demandons
En mai dernier, nous avons évoqué la question des enlèvements de femmes et de filles alaouites lors d’une réunion avec le ministre syrien de l’Intérieur, à Damas. Ce dernier a déclaré qu’il avait ordonné aux autorités compétentes d’enquêter.
Le 13 juillet, nous avons écrit au ministre pour lui faire part de nos premières conclusions et lui demander des informations sur les mesures adoptées par les autorités. Au moment de la publication de cette enquête, nous n’avions reçu aucune réponse.
« Les autorités syriennes ont promis à maintes reprises de bâtir une Syrie pour tous les Syriens et Syriennes, mais elles ne font pas le nécessaire pour mettre fin aux enlèvements et à la séquestration de femmes et de filles […] ni pour poursuivre les responsables. La communauté alaouite, déjà dévastée par les massacres qui ont eu lieu, est profondément ébranlée par cette vague d’enlèvements. »
Agnès Callamard, la secrétaire générale d’Amnesty International.
Toutes les femmes en Syrie doivent pouvoir vivre sans avoir à craindre la violence, la discrimination et la persécution. Les autorités syriennes ont la responsabilité juridique et morale d’agir pour empêcher et punir les violences fondées sur le genre ciblées à l’encontre de la communauté alaouite. Tout manquement à cet égard constitue une violation des droits humains.
C’est pourquoi nous appelons les autorités syriennes à agir rapidement et de manière transparente pour :
Mener des enquêtes approfondies et impartiales sur les cas d’enlèvement et de séquestration de femmes et de filles alaouites
Traduire les auteurs de ces actes en justice
Fournir aux familles touchées des informations fiables et un soutien adéquat
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