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Un migrant dans la salle d'attente du centre Frantz Fanon © Daphnée Breytenbach

Un migrant dans la salle d'attente du centre Frantz Fanon © Daphnée Breytenbach

Personnes réfugiées et migrantes

Prendre langue avec les migrants à Turin

Une équipe soignante propose une écoute adaptée à la culture des réfugiés.

Assises sur des chaises en plastique, deux femmes chuchotent en chinois. Une discussion discrète, entre deux rendez-vous. À l’autre bout de la pièce aux murs jaunis, un homme attend, tendu, les mains crispées sur ses genoux. En ce mercredi après-midi, une douce lumière s’infiltre dans les pièces du centre Frantz Fanon, au cœur de Turin. La structure associative propose à des patients étrangers, migrants, couples mixtes et enfants adoptés, des consultations d’ethnopsychiatrie prenant en compte la culture, le vécu et les croyances de la personne.

Michela Borile et Anna-Chiara Satta, psychologues et psychothérapeutes de 39 et 45 ans, reçoivent dans une grande salle au parterre de tomettes.

Les personnes se présentent ici grâce au bouche-à-oreille ou sont envoyées par des travailleurs sociaux et des structures d’accueil d’urgence »

Michela Borile et Anna-Chiara Satta, psychologues et psychothérapeutes de 39 et 45 ans

L’équipe du centre Frantz Fanon, composée de psychologues, psychiatres, anthropologues et médiateurs culturels, prend chaque année en charge 200 nouveaux patients, dont une majorité de réfugiés et demandeurs d’asile. Dépression, troubles psychiatriques, déracinement, traumatismes et difficultés à se situer dans une société étrangère sont autant de problématiques à affronter.

En Italie, l’une des portes d’entrée de l’Europe, le nombre de réfugiés en détresse psychologique est considérable. Comme l’indique le rapport Neglected wounds de Médecins sans frontières publié en juillet 2016, 42 % des personnes passant par les centres d’accueil d’urgence présentent des problèmes psychologiques associés à un stress post-traumatique et 27 % souffrent d’anxiété. Mais la santé mentale demeure souvent la dernière préoccupation des nouveaux arrivants. Pourtant, à l’exil forcé et aux traumatismes vécus durant la fuite s’ajoute « le manque de légitimité à être en Italie [qui] démultiplie les souffrances, indique Anna-Chiara Satta. Nous gérons par exemple le cas d’un jeune Bangladais qui attend depuis plus d’un an l’obtention d’un permis de séjour. Le stress engendré par le simple fait de ne pas savoir s’il peut rester ici l’empêche de construire un futur ».

Repenser la question de la langue

Le centre Frantz Fanon a vu le jour grâce à la volonté d’un homme : Roberto Beneduce. Ce psychiatre de 59 ans, à la double casquette d’anthropologue, a fondé l’association en 1997 à Turin, pour « proposer un espace d’écoute différent, indispensable ». L’homme à l’allure soignée et aux yeux d’un bleu ciel assortis à sa chemise reçoit dans son bureau du campus Enaudi. Sur les murs, les affiches de documentaires consacrés à l’Afrique rappellent la passion du chercheur pour ce continent qu’il connaît bien. Au Cameroun, au Mali, Roberto Beneduce s’est intéressé aux savoirs thérapeutiques traditionnels, aux techniques des guérisseurs, aux prophétismes. Une expérience qui a nourri sa conviction profonde de la nécessité de repenser la psychiatrie. Ce qui taraude le médecin, c’est avant tout la question du langage.

Originaire de Naples, il s’est très tôt confronté à des patients ayant migré du sud de l’Italie vers Turin et a compris que ces derniers se reconnaissaient en lui parce qu’ils parlaient le même dialecte. « À l’époque, les autres psychiatres n’étaient pas sensibles à la nécessité de prendre en considération la manière d’utiliser les mots pour exprimer une douleur. À la fin des années 1980, lorsque les premiers migrants du Pérou, du Maroc et de l’Albanie sont arrivés ici, j’ai compris qu’il fallait, là aussi, questionner le langage. Nous avions besoin d’équipes formées : j’ai regroupé des médiateurs culturels pour réfléchir à la manière d’écouter ces langues que nous ne comprenions pas, se rappelle-t-il. Aujourd’hui, la plupart des réfugiés que nous prenons en charge se sentent exclus, méprisés, mis au ban… Ils vivent le racisme d’une manière très violente ».

Michela Borile et Anna-Chiara Satta , psychologues et psychothérapeutes au centre Fanon © Daphnée Breytenbach

Le diagnostic mis à distance

Les démarches pour obtenir un droit d’asile ou un permis de séjour sont longues, fastidieuses et souvent complexes. « Ces hommes et ces femmes ne comprennent pas le système, ne parlent pas l’italien… Les confronter à notre bureaucratie est très brutal. L’attente, encore plus. Ils ont le sentiment de n’avoir aucune place dans cette société, regrette le psychiatre. C’est l’une des raisons pour lesquelles invoquer la figure de Frantz Fanon nous a paru naturel : il comprenait l’aliénation grâce à une grille de lecture différente. Il savait déconstruire les catégories, avec l’espoir véritable de changer les choses ». Celui qui a donné son nom au centre d’ethnopsychiatrie de Turin a en effet consacré sa vie à l’analyse des conséquences psychologiques de la colonisation, se considérant lui-même comme un « exclu ». Né à la Martinique en 1925, c’est en Algérie qu’il fut l’un des premiers à s’adapter à la culture des patients, faisant notamment appel aux méthodes de la psychothérapie institutionnelle – une école de pensée ayant pour objectif de « réintroduire le fou dans la cité », d’écouter sa parole sans jugement.

Le psychiatre doit partir de sa propre ignorance. Il est essentiel de prendre le temps »

Roberto Beneduce, psychiatre

Selon lui, l’ethnopsychiatrie propose aux patients un espace de rencontre différent, loin de la blouse blanche et de la consultation occidentale. « Les premiers instants de la rencontre sont d’une importance capitale, détaille-t-il. Le malade va-t-il me croire ? Comment entamer le dialogue ? En général, j’essaie de créer un lien en évoquant quelque chose de familier, quelque chose qui leur rappelle le pays. La manière de cuire le poisson dans certaines régions d’Afrique, par exemple… » Le médecin italien s’efforce aussi de mettre à distance la notion de diagnostic, parce qu’elle « ferme le dialogue ». Il dénonce vigoureusement le système actuel de la prise en charge des migrants, qui veut tout expliquer par la notion de « syndrome post-traumatique ».

« Désormais, on se contente de ce constat fourre-tout pour décrire les troubles, les angoisses. Le docteur devient celui qui doit valider l’existence d’un traumatisme ou d’un choc pour appuyer le dossier du demandeur d’asile. Pour moi, c’est l’un des travers de la toute-puissance de l’humanitaire. On ne cherche plus à comprendre les choses dans leur complexité ».

Roberto Beneduce se rappelle par exemple de cette femme victime d’un viol collectif au Congo qui, une fois en confiance, lui a révélé que ce qui la rongeait remontait à l’enfance, à une agression sexuelle dans son cadre familial. « Quand on écoute vraiment les gens, on découvre souvent d’autres formes de violence : la sorcellerie, les possessions… Je me souviens d’un Centrafricain qui me racontait qu’il était habité par une panthère qu’il devait nourrir avec du sang de mouton. Impossible d’en trouver ici, ce qui le rendait profondément anxieux. Pour saisir ces discours, il faut connaître le contexte historique et social des sociétés où les patients ont grandi. Il faut accepter l’idée des sorts, celle des malédictions qui expliquent souvent la détresse psychique. Et arrêter de recourir sans cesse à la facilité de la prescription médicamenteuse. Au centre Fanon, nous croyons profondément à la parole. Et au temps ».

Des consultations ethnopsychiatriques en France

En France, Tobie Nathan est le principal représentant de l’ethnopsychiatrie. Formé par le psychanalyste et anthropologue Georges Devereux, fondateur de la discipline, il a créé en 1993 un centre universitaire d’aide psychologique aux familles migrantes au sein de l’université Paris VIII à Saint-Denis.

L’hôpital Maison Blanche dans le XVIIIe arrondissement de la capitale propose des consultations de psychiatrie transculturelle. Ces thérapies se déroulent en langue maternelle et prennent en compte « la dimension culturelle comme levier pour la compréhension et l’analyse des dysfonctionnements psychiques des personnes accueillies ». À Bordeaux, l’association Mana propose des « soins psychothérapeutiques et prévention auprès des populations migrantes ». L’association est dirigée par Claire Mestre, psychiatre et anthropologue au CHU de Bordeaux qui a lancé à la rentrée 2016 avec Laurence Kotobi, anthropologue, un diplôme médecines et soins transculturels. Particularité bordelaise, l’association propose également une « école des femmes » pour permettre une meilleure intégration des femmes dans le quartier grâce à un accompagnement multidisciplinaire en favorisant l’accès aux droits, à l’information et aux soins.

La psychiatrie de rue

Malheureusement, bénéficier de cette prise en charge sur mesure n’est pas toujours simple. À Turin, nombreux sont ceux qui ne connaissent pas la structure, d’autres ont tout simplement peur d’y aller. C’est le cas d’Amina1, jeune Somalienne de 22 ans arrivée, avec son frère, en Italie en 2015 par l’île de Lampedusa. D’une voix tremblante, elle raconte les années passées en Libye où elle travaillait comme femme de ménage avant de s’embarquer clandestinement pour l’Europe. « Là-bas, nous étions mieux. Au moins, c’était l’Afrique », souffle-t-elle dans un italien hésitant, tout en resserrant le voile coloré qui encadre son visage.

Son frère, Kamile1, poursuit d’un ton assuré : « C’est lorsque nous sommes arrivés ici que tout a commencé. Amina ne dormait plus ou se réveillait en sursaut, parfois même en criant. Après un certain temps, elle n’a même plus été en mesure de se lever. Alors les bénévoles du centre d’accueil dans lequel nous vivions ont parlé d’un collectif de médecins blancs qui pourraient la soigner. Elle a refusé, c’était hors de question ! », s’exclame le jeune homme. Timidement, sa sœur reprend le fil. « Ces médecins-là, ils ne peuvent pas nous comprendre. Ils envoient les gens dans des hôpitaux fermés, ils les traitent de fous. Mais moi, je ne suis pas folle. Je suis seulement malheureuse, ma famille me manque. Ici, je n’ai pas de place. Et ça, je n’ai pas besoin d’un docteur pour me l’expliquer ».

La défiance envers la « médecine des Blancs » n’est pas rare. Pour repérer la détresse psychologique, tisser des liens de confiance et expliquer la démarche ethnopsychiatrique, l’association Marco Cavallo a fait le choix d’aller à la rencontre des réfugiés. Une démarche de terrain qui manque à l’approche du centre Fanon, selon Nanni Pepino, psychiatre à la tête de l’association Marco Cavallo. « Nous faisons de la psychiatrie de rue, nous consultons là où les gens sont : sur un siège devant la roulotte d’une famille rom, sur un banc dans un centre d’accueil, parfois chez eux, parfois chez nous », détaille le psychiatre enfoncé dans un fauteuil fatigué de son appartement turinois. Pour repérer les personnes fragiles, l’association dispose d’un tissu de confiance : avocats engagés, médecins, bénévoles. « Nous n’attendons pas que la personne se rende compte qu’elle va mal et vienne à nous », pose comme différence Nanni Pepino. Qu’elles se rendent directement sur le terrain ou qu’elles reçoivent dans un lieu dédié, les deux associations proposent un accompagnement thérapeutique fait d’écoute et rarement de médicaments, souvent perçus par les migrants comme de « la magie noire ». Pour Roberto Beneduce, « on donne aux personnes qui pensent n’être plus personne le temps de parler sans limite, sans jugement, sans diagnostic ».

— Daphnée Breytenbach et Audrey Chabal, envoyées spéciales à Turin. Photos : Daphnée Breytenbach