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Des militantes d'Amnesty International lors d'un rassemblement devant l'ambassade de Turquie à Londres , ©John Cornejo

Des militantes d'Amnesty International lors d'un rassemblement devant l'ambassade de Turquie à Londres , ©John Cornejo

Liberté d'expression

La vérité et la justice ont déserté la Turquie

Dans une scène qui aurait pu sortir d’un film à suspense hollywoodien, une douzaine d’officiers de police ont envahi un hôtel situé sur une île pittoresque au large d’Istanbul. Ils ont saisi 16 ordinateurs et téléphones, et ils ont embarqué 10 personnes dans une camionnette.

Mise à jour du 05 juillet 2021

Cette affaire a connu de nombreux rebondissements depuis la publication de cette Tribune. En juillet 2020, la Cour Pénale d’Istanbul condamnait 4 des 11 défenseurs initialement poursuivis. En novembre 2020, la Cour d’Appel régional confirmait ces condamnations. Actuellement, nous sommes dans l’attente de l’avis de la Cour de Cassation qui pourrait intervenir dans les prochaines semaines.  

Ces dernières, ainsi qu’un homme arrêté un peu plus tôt, ont été placées en détention et poursuivies en justice pour « terrorisme ».

Elles n’avaient commis aucune infraction. Ces 11 personnes étaient des militants et militantes de premier plan pour les droits humains ; parmi elles se trouvaient mes collègues İdil Eser et Taner Kılıç, qui étaient à l’époque respectivement la directrice et le président d’Amnesty International Turquie.

Ces événements se sont déroulés à l’été 2017.

Le 19 février 2020, après de nombreux mois passés en détention et deux ans et demi d’audiences judiciaires, un juge se prononcera sur cette affaire. Si ces personnes sont déclarées coupables, elles encourent jusqu’à 15 ans d’emprisonnement.

Dans une scène qui aurait pu sortir d’un film à suspense hollywoodien, une douzaine d’officiers de police ont envahi un hôtel situé sur une île pittoresque au large d’Istanbul. Ils ont saisi 16 ordinateurs et téléphones, et ils ont embarqué 10 personnes dans une camionnette.

Le parquet affirme que le rassemblement organisé à l’hôtel où ont eu lieu les arrestations était « une réunion secrète visant à organiser une insurrection de type Gezi » afin de semer le « chaos » dans le pays. En réalité, il s’agissait d’un atelier sur les droits humains qui était tout sauf secret. L’une des participantes avait même publié une photo de l’hôtel sur son compte Instagram. « Où logez-vous ? », a demandé un ami sous la photo. « À l’hôtel Ascot », lui a-t-elle publiquement répondu.

Et pourtant, ce n’est pas un hasard si, lorsque les droits humains sont compromis dans un pays, les personnes qui les défendent sont les premières en ligne de mire. Dans les périodes de répression intense, le travail des militants des droits humains devient plus crucial, et plus dangereux.

Les militants et militantes qui se trouvent sur le banc des accusés cette semaine étaient conscients des risques encourus. Ils avaient été témoins des sanctions judiciaires croissantes imposées aux défenseurs des droits humains. Et ils savaient qu’en Turquie, s’ils défendaient les libertés d’autres personnes, ils mettaient leur propre liberté en jeu.

Dès le lancement des poursuites judiciaires, en 2017, il était clair que l’objectif de cette affaire était de les réduire au silence et d’envoyer un message fort au reste de la société civile : nous pouvons vous faire taire, vous aussi.

Ce fut le début de leur calvaire.

Au cours des 10 audiences du procès, chaque point soulevé par le procureur à leur encontre a été méticuleusement démantelé. Les accusations de « terrorisme » ont été réfutées catégoriquement à maintes reprises, y compris par des éléments de preuves apportées au dossier par les représentants de l’État. La tentative du procureur de présenter des activités légitimes de défense des droits humains comme des actes illégaux a lamentablement échoué. Pourtant, malgré l’absence de preuves crédibles pour soutenir ces accusations absurdes, la farce judiciaire a suivi son cours.

Ces 11 personnes ne sont pas seules. En effet, cette affaire illustre parfaitement la vague de répression qui s’est abattue sur la Turquie depuis plus de trois ans. Mardi 18 février 2020, un autre jugement important doit être prononcé dans l’affaire accusant Osman Kavala, une figure majeure de la société civile, ainsi que 15 autres personnes, de complot visant à renverser le gouvernement. Osman Kavala a déjà passé près de 28 mois en détention provisoire.

Malgré l’absence de la moindre preuve pour étayer ses accusations, le procureur a requis une peine d’emprisonnement à perpétuité pour trois des 16 personnes accusées, dont Osman Kavala. Même l’arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme ordonnant sa remise immédiate en liberté, prononcé en décembre 2019, a été insuffisant pour mettre un terme à sa détention.

Près de quatre ans après la tentative de coup d’État, la vague de répression qui a suivi ne semble guère s’atténuer. Les prisons turques sont remplies, les tribunaux sont noyés sous les affaires à traiter et la peur est omniprésente. Le gouvernement a lancé une attaque continue sur la société civile, et il a fait dissoudre plus de 1 300 organisations non gouvernementales et plus de 180 médias. Le journalisme indépendant est exsangue, et 130 000 fonctionnaires ont été limogés de manière arbitraire.

Il serait aisé de se noyer sous ces chiffres, mais le récit des expériences de ces 11 défenseur·e·s des droits humains offre un aperçu des souffrances causées par cette répression. Taner Kılıç a passé plus de 14 mois en prison avant d’être libéré sous caution, et huit autres prévenus ont été placés en détention pendant presque quatre mois chacun. Cela fait deux ans et demi que la menace d’une condamnation à une longue peine d’emprisonnement pèse sur chacune de ces personnes comme une épée de Damoclès.

Amnesty m’a défendu à un moment où peu de gens ont osé le faire. Aujourd’hui c’est à nous d’être à leurs côtés.

Elles ont tiré de la force, entre autres, des soutiens qu’elles ont reçus à travers le monde. Plus de deux millions de personnes se sont jointes à la demande de justice pour Taner Kılıç et les 10 d’Istanbul, dont des responsables politiques et des personnalités du monde du cinéma (Ben Stiller, Whoopi Goldberg, Catherine Deneuve, etc.), de la musique (Sting, Peter Gabriel, Angélique Kidjo, Annie Lennox, etc.) et de l’art (Ai Weiwei, Anish Kapoor, etc.). « Amnesty m’a défendu à un moment où peu de gens ont osé le faire. Aujourd’hui c’est à nous d’être à leurs côtés », a annoncé le lanceur d’alerte américain Edward Snowden dans un message adressé à Taner Kılıç, İdil Eser et leurs codéfendant·e·s et enregistré en 2017.

Les 18 et 19 février 2020, les yeux du monde seront tournés vers le tribunal central d’Istanbul dans ce qui sera une épreuve de vérité pour le système judiciaire turc. Tous les soutiens des 11 défenseur·e·s des droits humains espèrent que cette série d’injustices s’achèvera sur leur acquittement. Mais dans un État comme la Turquie, déserté par la vérité et la justice, il ne nous reste plus qu’à attendre le dénouement.

Cet article a été initialement publié par Newsweek.