Tous les mois, des bombes explosent dans le sud de la Thaïlande. Le BRN, principal groupe séparatiste combattant, frappe l’armée mais aussi des civils. En exclusivité, plusieurs de ses chefs clandestins, ou exilés en Malaisie, parlent.

Extrait de La Chronique d'été # 464-465
— De nos envoyés spéciaux en Thaïlande : Marcel Tillion (texte) et Christophe Toscha (photos).
À notre atterrissage à Kuala Lumpur (capitale de la Malaisie), il est 19 heures. Nos téléphones vibrent. Une série de messages confirme le rendez-vous : plusieurs cadres du Barisan Revolusi Nasional (BRN), le principal groupe séparatiste armé du Sud thaïlandais, ont accepté de nous rencontrer. Certains vivent en exil discret en Malaisie, d’autres se cachent dans les forêts frontalières, recherchés par les services de renseignement de Bangkok.

« Je fais semblant d’être un citoyen normal, mais je continue à organiser des opérations »
— Abu Malek, « guerrier fantôme » du Barisan Revolusi Nasional (BRN)
À minuit, dans une chambre d’hôtel anonyme à la sortie de la ville, les rideaux sont tirés jusqu’au sol. Abu Malek/1, 36 ans, entre sans un mot. Il a traversé clandestinement la frontière pour ce rendez-vous. Blouson vert en nylon, mâchoires serrées, regard méfiant, il reste sur ses gardes. Il est ce que l’armée thaïlandaise appelle un « guerrier fantôme » : un combattant insaisissable, vivant entre ville et forêt, protégé par un réseau dense de soutiens et d’informateurs. Sa seule présence, suffit, dit-on, à faire taire des villages entiers. Il ne cherche pas à dissimuler son rôle. « Je prépare les attaques, les opérations et les attentats », annonce-t-il.
Recruté à 16 ans, il commence dans la logistique : « véhicules, armes, nourriture ». Très vite, il passe à l’action. « Repérer une caserne, un poste de police. Faire exploser une voiture ou un scooter. » En 2017, il est arrêté après un attentat à Yala, qui n’a pas fait de victimes. « J’étais soupçonné d’avoir placé la bombe. » Il nous fixe, un sourire énigmatique aux lèvres : « Mais était-ce vraiment moi ? » En prison, les mauvais traitements commencent : « Pendant trois semaines, on m’empêchait de dormir. Et pour me torturer sans laisser de marques et de cicatrices, on me plongeait dans des bacs d’eau glacée. » Depuis sa libération, il mène une double vie. « Je fais semblant d’être un citoyen normal, mais je continue à organiser des opérations. » Il décrit sa méthode : « choix de la cible, repérage du lieu, envoi d’éclaireurs, formation du commando, décision du mode opératoire : bombe artisanale, fusil MK47, M16 ou tireur embusqué… Et à la fin, on fixe une date ».
L’an dernier, il dit avoir mené deux attaques : « une fusillade contre un camp de soldats, puis une bombe sur une route, pour détruire une voiture militaire ». Il affirme avoir désamorcé la bombe au dernier moment : « trop de civils sur le trajet ». Et ces derniers mois ? « J’ai transporté des armes et j’ai posé des bombes. » Où, quand, avec qui, contre qui ? Il ne le dira pas. Il admet avoir tué une dizaine d’hommes, mais ne regrette rien. « Je continuerai tant que nos provinces n’auront pas retrouvé leur indépendance. Et si je meurs, je veux que mon fils continue. » Au petit matin, en repartant pour la frontière, il ne cache pas son objectif : retourner en Thaïlande, pour continuer sa guerre et préparer de nouveaux attentats.
Chaque employé de l’Etat est une cible
La violence de ces attentats, nous l’avons mesurée en traversant les provinces du sud de la Thaïlande en voiture. En trois semaines, au mois de mars, trois attaques ont visé des cibles militaires, et blessé des civils. Le 8 mars, à 19 h 05, deux pick-up chargés de 10 hommes masqués foncent sur un bureau de l’administration militaire de Sungai Kolok, dans la province de Narathiwat. L’un explose à l’entrée du bâtiment, l’autre ouvre le feu à l’arme automatique. Cinq morts et 12 blessés, dont quatre civils. Sur place, nous découvrons les murs du bâtiment criblés d’impacts. Sirinapa/1, 22 ans, volontaire de la défense civile, monte la garde. Elle n’était pas en service ce soir-là. « J’étais chez moi, avec mes enfants. Depuis, chaque retour au travail me troue l’estomac. »

Temduang Wongsa, fonctionnaire thaïlandaise soignée après l’explosion de sa voiture piégée, visée dans une attaque attribuée aux insurgés, Patani, 24 mars 2025.
Le 17 mars, autre attaque. À 10 h 10, Suyanee Seeba, militaire de 40 ans, roule vers sa base à Kapho, dans la province de Patani. Une bombe artisanale placée sous le châssis de sa voiture explose avant que le véhicule n’entre dans la caserne. Brûlée au troisième degré, elle parvient à s’extirper de l’habitacle en flammes. Transférée d’urgence à l’hôpital de Hat Yai, elle est en soins intensifs quand nous la retrouvons, méconnaissable, le corps enveloppé de bandages et assistée par un respirateur. La médecin est directe : « Elle vivra. Mais son visage d’avant, jamais elle ne le récupérera. » Dans le couloir, sa mère exprime une colère sourde : « Pourquoi ont-ils ciblé ma fille ? Elle est bonne musulmane, pourtant. Je suis furieuse. » Dans la doctrine des groupes armés, tout musulman travaillant pour l’État est considéré comme un traître.
Le 24 mars, un appel nous alerte : à 9 heures, sur une route isolée du district de Mai Kaen, une bombe a soufflé la Mazda blanche que conduisait Temduang Wongsa, une fonctionnaire de 53 ans. Nous la rencontrons à l’hôpital de Patani, grièvement blessée au cou et au dos. Son corps est secoué de spasmes, un masque à oxygène lui couvre le visage. Son mari, militaire, reste figé dans le couloir. Non loin de lui, la sœur aînée de Temduang parle à voix basse : « Aujourd’hui, chaque employé de l’État est une cible. » Le lendemain, un policier local nous affirme que l’attentat a été perpétré par « des membres actifs du BRN ». Sans nous en donner la moindre preuve.
Cinq ans de négociations
Depuis 2020, des pourparlers de paix ont démarré, avec l’espoir d’enrayer cette spirale. C’est dans un hôtel de la périphérie de Kuala Lumpur, en Malaisie, que nous rencontrons le négociateur en chef du BRN. En exil, Nikmatullah Bin Seri, 63 ans, dirige l’aile politique du mouvement et revendique un « djihad politique », entamé à 16 ans. « Je n’ai jamais combattu par les armes », affirme-t-il. Pourtant, il est classé comme « terroriste » par Bangkok. Il nous décrit les négociations en cours : « Depuis cinq ans, nous avons eu 20 rendez-vous. » Et les choses avancent bien ? « Non, c’est l’impasse. Nous demandons l’indépendance des quatre provinces, mais Bangkok refuse tout. Sa stratégie, c’est l’élimination du BRN. Alors tout est bloqué. Et la violence continue. » Nous évoquons les attentats récents, ceux que nous avons découverts sur la route en Thaïlande, qui n’ont jamais été revendiqués. « Je ne peux pas vous en parler, tranche Nikmatullah. Nous ne revendiquons jamais nos attaques ». Pourquoi ? « C’est notre stratégie. » Mais, après de longues minutes d’entretien, il finit par lâcher : « Les attentats de février ? Oui, c’était nous. » Il évoque celui du 14, à Waeng, dans la province du Narathiwat, où un side-car piégé explose contre le mur d’un bureau du Corps de défense volontaire, blessant trois militaires et quatre civils.

Nikmatullah Bin Seri, leader politique du BRN, mouvement séparatiste armé du sud de la Thaïlande, lors d’un entretien dans un hôtel de planque en banlieue de Kuala Lumpur (Malaisie), le 23 mars 2025.
« C’est une guerre. Les civils tués sont des dommages collatéraux »
— Nikmatullah Bin Seri, dirigeant politique du BRN, en exil
Puis l’attentat du lendemain, dans la même province : une bombe vise une base militaire, blesse quatre officiers et endommage une aire de jeux pour enfants. Depuis une décennie, Human Rights Watch alerte/2 : en n’épargnant pas les civils, ces bombes placent le BRN en violation du droit international et des lois de la guerre. Ces civils, tués ou mutilés, justement, que pense d’eux le chef du BRN ? Il soupire. « C’est une guerre. Dès que nous avons une opportunité, on attaque. Les civils tués sont des dommages collatéraux. Les nôtres meurent aussi, sous les balles de l’armée. C’est comme ça. » Puis, sans détours : « Nous sommes très clairs. Quand on nous donnera l’indépendance totale, on arrêtera les attaques. Mais pas avant. »
1– Nom de combattant.
2– « Insurgents in Southern Thailand Kill 16-Year-Old Buddhist Novice », à lire sur hrw.org

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