Chaque mois, une personnalité s’empare d’un sujet qui lui tient à cœur. Les films de Jafar Panahi explorent la répression, la fragilité des libertés individuelles et les luttes sociales en Iran. Condamné en 2010 par le régime à six ans de prison et vingt ans d’interdiction de travailler, le cinéaste continue de tourner. Il a remporté la Palme d’or à Cannes en 2025 pour Un simple accident.

Extrait de La Chronique de septembre #466
Propos recueillis par Laurent Rigoulet
La prison a fait de moi un autre cinéaste. Quand je suis sorti du centre pénitentiaire d’Evin, à Téhéran, le 3 février 2023, je savais que je tirerais un film de mon expérience [Un simple accident]. Je n’avais plus peur. Une fois qu’on a connu la prison, on sait à quoi s’attendre : les sévices, la souffrance… On s’endurcit. Mais en même temps, j’y ai tissé des liens très forts. Mes camarades de détention sont devenus une famille. Si bien que le jour de ma libération, j’avais du mal à me sentir pleinement heureux. Je ne pouvais pas quitter les autres détenus, retrouver ma vie à l’extérieur, sans témoigner de ce que j’avais vécu auprès d’eux. J’ai beaucoup appris derrière les barreaux, en fréquentant des hommes de tous les horizons, des prisonniers de droit commun et d’autres incarcérés comme moi pour leurs opinions politiques. Certains avaient une expérience beaucoup plus douloureuse que la mienne. Ils savaient tout des arcanes et des vices du système. Enfermés depuis longtemps, ils étaient devenus des puits de science sur la répression en Iran ! Pendant ma détention, de façon plus ou moins consciente, je prenais sans cesse des notes dans ma tête sur leur moral et leur psychologie, sur leur vision de la société, leur idée de la justice… Je m’intéressais à la forme que pouvait prendre leur désir de vengeance ou de paix. Parmi nous se trouvait l’écrivain et sociologue Saeed Madani. Arrêté à plusieurs reprises, il purgeait une peine de huit ans pour « conspiration contre le régime ». Il nous donnait des cours, et lorsque les gardiens nous ont séparés de lui, nous avons mis à profit l’heure de promenade quotidienne pour prolonger nos causeries. En m’emprisonnant, la République islamique m’a offert, en quelque sorte, un sujet à traiter.
J’ai 65 ans, j’ignore si, de mon vivant, j’assisterai à l’effondrement de ce régime. Mais je le sens venir ! Ce n’est qu’une question de temps. Je l’ai dit à Cannes : économiquement, politiquement, idéologiquement, la République islamique se délite, elle est une coquille vide. Certes, elle détient encore l’argent et les armes, mais elle n’ose pas affronter le peuple. Au printemps dernier, par exemple, les autorités n’ont pas augmenté le prix de l’essence de peur d’un soulèvement, alors qu’elle reste moins chère que l’eau. Face à la détermination de la rue, elles ont également renoncé à durcir les sanctions liées au port du foulard. Je suis curieux des temps à venir. Dans Un simple accident, j’imagine les questions que nous devrions nous poser si l’Iran se libérait de la République islamique. Devons-nous exiger des réparations ? Punir les oppresseurs ? Ou plutôt chercher des moyens de nous entendre avec eux pour construire enfin une société apaisée ?
« Plus la République islamique nous enferme, plus elle nous rend subversifs »
Je n’ai jamais eu envie de m’exiler, encore moins maintenant. Je ne parviens pas à m’exprimer artistiquement hors de l’Iran. Je m’ennuie quand je ne suis pas dans mon pays, je ne peux réaliser des films que sur cette société. En mai dernier, lorsque je suis arrivé au Festival de Cannes, tout le monde me parlait d’exil. J’ai dit que je rentrerais en Iran dès le lendemain du palmarès, avec ou sans prix, même sans avoir la moindre idée de ce qui pourrait m’arriver. Les censeurs peuvent vous tomber dessus n’importe quand, pour n’importe quel motif, et pourtant je n’étais pas inquiet. Quand j’ai atterri à Téhéran avec la Palme d’or, j’ai senti un fort courant de sympathie : des cinéastes, d’anciens détenus et des gens ordinaires m’ont accueilli à l’aéroport. Et rien ne m’est arrivé, pas le moindre problème !

© Teresa Malheiro d’après © Miguel MEDINA/AFP
Lorsqu’on emprisonne un artiste, lorsqu’on tente de le soumettre, on ignore ce que l’on libère en lui. En tentant de nous assécher, de nous briser ou de nous laver le cerveau, la République islamique obtient l’effet inverse. Plus elle nous enferme, plus elle nous rend subversifs. Sans doute, cette Palme d’or me rend plus difficile à faire taire. Désormais, tout ce qui m’arrive se déroule sous les yeux du monde entier. Par moments, j’en suis embarrassé, je pense à mes compagnons de détention qui ne bénéficient pas de cette notoriété. Alors, j’essaie d’utiliser ma voix pour défendre les autres.

Dans le film Un simple accident, tout commence par une collision : un garagiste croit reconnaître son tortionnaire. Il l’enlève, mais, soudain, le doute le saisit. Est-ce lui ? © Jafar Panahi
Chaque fois que ce régime montre des signes de faiblesse, comme lors de la guerre avec Israël [Jafar Panahi a condamné les attaques israéliennes de juin 2025], il se retourne contre ses « ennemis de l’intérieur ». C’est ce qui est arrivé en juillet dernier à Ali Ahmadzadeh, lauréat du Léopard d’or à Locarno en 2023 pour Critical Zone, un film réalisé dans la clandestinité comme le mien. Alors qu’il tournait un nouveau film, une cinquantaine d’individus ont débarqué chez lui, l’ont menacé avec une arme et ont volé son matériel, son téléphone et des effets personnels. Immédiatement, j’ai condamné cet acte sur les réseaux sociaux.
Les autorités iraniennes ont alors tenté de me discréditer comme elles l’ont fait avec d’autres cinéastes, en insinuant que je pourrais être manipulé, mais personne ne les croit. Elles ont utilisé la télévision d’État pour critiquer Un simple accident et diffuser sur le film de fausses informations, ce qui est d’autant plus facile que les Iraniens n’ont pas la possibilité de le voir. À Cannes, c’était la première fois depuis quinze ans que je voyais un de mes films dans une salle avec un public dont je pouvais ressentir les réactions…. J’ai organisé une séance discrète avec une quarantaine de spectateurs, dont les principaux critiques de cinéma du pays pour qu’ils puissent juger sur pièce. J’aimerais que les Iraniens voient ce film en salle, même si je sais qu’il circulera sur Internet. Parce que le cinéma, c’est ce moment précis de la projection, irremplaçable.
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Filmographie
1995 Le Ballon blanc
2000 Le Cercle
2006 Hors jeu
2011 Ceci n’est pas un film
2015 Taxi Téhéran
2025 Un simple accident Palme d’or à Cannes, en salle le 1er octobre
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