Sept ans après l’attaque chimique de Douma en Syrie, nos journalistes sont retournés sur place. Leur enquête révèle les rouages d’une manipulation méticuleuse, planifiée pour effacer la vérité. Un scénario rédigé par Damas, mais dont certains chapitres ont été dictés d’ailleurs, jusqu'en Russie.

Extrait de La Chronique de juin 2025 # 463
— Par nos correspondants en Syrie : Bastien Massa (texte) et Arthur Larie (photos). Fixeuse : Israa Alrefai.
Khaled Nusayr, 32 ans, s’arrête devant un bâtiment délabré, dans un quartier de Douma (banlieue de Damas) toujours marqué par les combats. En sandales et sweat à capuche noir, il lève lentement le bras. « Voici l’immeuble. » Devant nous, une entrée condamnée, scellée par des blocs de ciment. Impossible de franchir le seuil, impossible de grimper sur le toit. Mais c’est justement là, sur cette terrasse inaccessible, qu’a été larguée une arme chimique. Sept ans plus tard, deux récits irréconciliables continuent de s’affronter. Le premier accuse le régime syrien. Il affirme qu’une bonbonne de chlore a été larguée depuis un hélicoptère sur cet immeuble situé en zone rebelle, tuant sur le coup 43 civils : hommes, femmes, enfants, asphyxiés dans l’escalier. Une attaque menée par le pouvoir de Bachar al-Assad contre la population de Douma, alors encore sous contrôle du groupe rebelle Jaysh al-Islam (Armée de l’islam). L’autre récit affirme que cette attaque n’a jamais eu lieu. Elle aurait été fabriquée de toutes pièces par les rebelles eux-mêmes, avec la complicité des Casques blancs/1, pour provoquer une réaction militaire de la communauté internationale.
« On a couru, mais l’escalier était un piège »
Khaled, lui, n’a jamais douté de ce qu’il a vécu ce soir-là. Il désigne une grille métallique au ras du trottoir. « On était réfugiés là, au sous-sol. L’armée bombardait sans arrêt depuis la veille. » Il est environ 18 h 30 ce 7 avril 2018. Une onde de choc secoue le bâtiment. Puis un cri : « Chimique ! Arme chimique ! » Dans la panique, un voisin hurle qu’il faut fuir vers les étages supérieurs. C’est une erreur fatale. Khaled monte en courant, avec sa femme Fatima, enceinte de huit mois, et ses deux filles Nour et Qamar. Mais à mesure qu’ils grimpent les escaliers, le gaz les intoxique. Les corps s’écroulent les uns après les autres. Khaled perd connaissance. Son épouse et ses filles meurent dans l’escalier. Deux heures plus tard, Khaled est allongé sur une civière de l’hôpital, inconscient, une mousse jaunâtre au coin des lèvres. C’est à ce moment-là qu’une caméra commence à tourner.

Khaled Nusayr désigne l’immeuble où sont mortes asphyxiées ses deux filles et sa femme.
Une vidéo qui bouleverse le monde
Des secouristes – Casques blancs – filment la scène. On y voit des enfants morts aux yeux révulsés, d’autres suffocants, ou inanimés, des secouristes qui les arrosent à grands jets d’eau pour tenter de les sauver. Ces images font le tour du monde. Elles provoquent un électrochoc. Moins d’une semaine plus tard, dans la nuit du 14 avril 2018, les États-Unis, la France et le Royaume-Uni lancent une série de frappes aériennes contre plusieurs sites militaires syriens. Washington, Paris et Londres dénoncent un crime chimique et désignent le régime de Bachar al-Assad comme responsable. Mais, très vite, le récit commence à se fissurer. Le 26 avril 2018, soit dix-neuf jours après les faits, une conférence de presse se tient à La Haye, où siège l’Organisation pour l’interdiction des armes chimiques (OIAC)/2. Un garçon de 11 ans y témoigne. C’est l’enfant que l’on voit sur la vidéo des Casques blancs : trempé, hagard. Il raconte qu’il allait bien ce jour-là, qu’il n’avait aucun symptôme. Il ne comprenait pas pourquoi on l’avait arrosé. Après lui, d’autres témoins s’expriment : des médecins syriens, eux aussi visibles dans la vidéo. Ils affirment qu’il n’y a jamais eu de gaz toxiques, seulement « de la poussière soulevée par les bombardements ». Un doute énorme s’installe. Il se renforce un an plus tard, lorsqu’un rapport d’étape de l’OIAC mentionne une possible cause alternative aux décès : « des suffocations liées à l’inhalation de poussière ». Et en 2019, une nouvelle bombe éclate : WikiLeaks/3 publie une série d’e-mails et de notes internes de l’OIAC. Deux enquêteurs ayant participé à la mission d’enquête y expriment leur désaccord avec la version finale du rapport, celle qui attribue la mort des civils à une attaque au chlore. Ils affirment que les preuves scientifiques ne sont pas concluantes et qu’ils ont été écartés du processus final. Dès lors, les interrogations se bousculent. La vidéo du 7 avril montrait, elle, une attaque chimique réelle, ou une mise en scène/4 ? Des enfants ont-ils été utilisés à des fins de propagande ? Les témoins qui ont nié l’attaque disent-ils la vérité, ou ont-ils été contraints de mentir ? Pour le comprendre, nous sommes revenus à Douma. Nous avons retrouvé 15 témoins : des habitants de l’immeuble bombardé, des secouristes, des médecins... Plusieurs étaient présents le soir du 7 avril 2018, et sont visibles sur la vidéo tournée par les Casques blancs./5 Leurs récits permettent de reconstituer, pour la première fois, les coulisses d’une vaste opération de désinformation, dont l’objectif était simple : effacer les traces d’un crime de guerre. Et surtout, ils révèlent les méthodes – et l’implication directe – d’un acteur resté jusqu’ici en arrière-plan : la Russie.

Images d’enfants soignés à l’hôpital souterrain après leur intoxication au chlore, extraites de la vidéo des Casques blancs.
Hassan Ayoun est médecin urgentiste. La nuit de l’attaque, dans le sous-sol bunkerisé de l’hôpital de Douma, il voit affluer des blessés par dizaines : « Problèmes respiratoires, mousse à la bouche, pupilles contractées... Je n’ai aucun doute, nous dit-il aujourd’hui , c’est une intoxication chimique. » Le lendemain matin, dans Douma, tout bascule. Les combattants de Jaysh al-Islam, qui tenaient la ville depuis 2013, se rendent. Les autorités municipales signent un accord avec le régime syrien et les Russes, qui le soutiennent militairement. L’armée de Bachar al-Assad entrera dans la ville plus tard, le temps que des bus verts évacuent les rebelles et les civils qui le souhaitent. Hassan et sa femme décident de partir.
« Nous savons où vit ta famille »
Le 11 avril, ils préparent leurs affaires, mais le téléphone sonne : « Fawaz D.* Palais présidentiel. » Hassan connaît cet homme. C’est un officier de haut rang du régime. La voix est sèche, le message bref : « Docteur, vous ne partirez pas. Si vous montez dans un bus, on vous en fera descendre. » Le régime veut garder les témoins. Ceux qui ont vu. Ceux qui pourraient parler. Les services de renseignement ont identifié une vingtaine de visages dans la vidéo diffusée par les Casques blancs. Vingt personnes à faire taire. Avant de raccrocher, Fawaz D.* lâche une menace à peine voilée : « Comment va ta famille, à Soueïda [une ville du Sud aux mains du régime] ? » Tout est dit. Ils savent tout. Et ils peuvent frapper qui ils veulent, où ils veulent. Hassan obtempère. Il monte dans un bus, mais, comme annoncé, on l’en fait descendre au camp d’al-Wafideen, sous contrôle militaire syrien. Des soldats l’arrêtent et l’emmènent à Damas, à la prison d’al-Khatib, le fief de la branche 251 du renseignement syrien, célèbre pour ses cellules aveugles et ses chambres de torture. Hassan n’est pas seul. Une dizaine d’hommes sont là, eux aussi identifiés sur la vidéo. Un à un, ils sont appelés dans une pièce. L’un d’eux en ressort, le visage blême. Il se penche vers Hassan et murmure : « J’ai dit que ma femme et mes enfants avaient succombé à l’attaque chimique. L’officier m’a arrêté net : “Reparle encore une fois d’attaque chimique et je te pends par le cou. Ou je t’enterre vivant à Saidnaya./6 Tu n’y reverras plus jamais la lumière du jour.” J’ai répondu : “Comme vous voulez. Mes enfants sont déjà morts.” »
Quand vient son tour, Hassan entre. Une caméra tourne. Il raconte : « L’officier pose sur la table son pistolet armé, canon braqué sur moi. Il me dit : “On va gagner du temps. Tu parles devant la caméra, mais pas un mot sur des armes chimiques. Et pas un mot sur les blessés.” » Parmi les témoins convoqués se trouve aussi Bassel Eyoun. Médecin, élu au conseil municipal, il dirigeait à l’époque le Comité civil chargé de coordonner l’entrée des Russes – et bientôt des soldats syriens – dans Douma. Lorsqu’il entre à son tour dans la pièce, il reconnaît l’officier qui l’attend : grand, sec, regard glacial. « Ayman al-K*. Il me dit que je devrais nier l’attaque chimique, pour que Douma vive en sécurité. Et que si je refuse de coopérer, personne ne pourra me protéger. »
J’ai dit que ma femme et mes enfants avaient succombé à l’attaque chimique. L’officier m’a arrêté net : “Reparle encore une fois d’attaque chimique et je te pends par le cou”
-Un témoin du 7 avril 2018
Falsifier l’histoire
« Aucune attaque chimique. » C’est la ligne à tenir. Pour l’imposer, le régime syrien mobilise tous ses relais. Le 13 avril, une équipe du Croissant rouge arabe syrien/7 entasse 13 médecins et infirmiers de l’hôpital de Douma dans un minibus. Direction : les bureaux de la Sécurité nationale, à l’ouest de Damas. Parmi eux, le chirurgien Mumtaz al-Hanash. Il se souvient des deux hommes qui les attendent, deux figures redoutées dans tout le pays. Un colonel d’Ali Mamelouk – le patron du Bureau de la sécurité nationale qui chapeaute le renseignement syrien –, et Maher S.*, l’un des chefs du contre-espionnage. L’accueil est faussement chaleureux : « Dieu soit loué, vous êtes en sécurité. Et grâce à cela, notre pays l’est aussi. » Mais très vite, le ton change : « Il faut tourner la page. Entrer dans une nouvelle phase. » Traduction : il faut réécrire l’histoire. Un lexique est distribué. Deux lignes rouges, à ne jamais franchir : « Ne dites jamais bombardement aérien ! Ne dites jamais gaz. Dites : de la poussière. Toujours. » Les témoins n’ont pas le choix, ils mémorisent leur texte. Dans la cour, un caméraman les attend. Le lendemain, leurs témoignages sont diffusés sur la chaîne de télévision d’État al-Ikhbariya. Le Dr Bachar Nasrullah y déclare, calme et catégorique : « Nous avons eu des blessés de guerre, mais aucun symptôme respiratoire lié à un produit chimique. Aucun. » Un autre médecin enchaîne : « Il y avait beaucoup de poussière jaune dans les sous-sols. Cela a causé des toux, des gênes respiratoires. » Le présentateur tranche : la prétendue attaque chimique n’était qu’une crise d’asthme collective, mise en scène par des Casques blancs, manipulés par Jabat al-Nosrah8. Mais l’opération ne s’arrête pas là. Il faut exporter la version officielle au-delà des frontières. Le journaliste allemand Uli Gack, de la chaîne ZDF, est autorisé à rencontrer certains témoins à l’hôtel Sheraton de Damas. Devant lui, le logisticien à l’hôpital de Douma, Ahmed Qoushou, répète : « Pas d’attaque chimique. Une mise en scène. » Puis vient le tour d’Hassan Diab, 11 ans. L’enfant filmé sous les jets d’eau dans la célèbre vidéo, le visage tordu par la peur. Devant les caméras de la télévision d’État russe Russia-24, il affirme : « Les Casques blancs m’ont saisi, m’ont aspergé d’eau et jeté sur un lit d’hôpital. » Son père, Omar [en couverture de ce numéro], ajoute : « Mon fils allait très bien ! Ceux qui ont tourné le film nous ont offert du riz et des gâteaux pour notre participation. » Pour appuyer leurs propos, la chaîne diffuse des images inédites : on y voit des rebelles mettre en scène une fausse attaque chimique. Des figurants jouent les morts. D’autres sont barbouillés de mousse au menton. Images troublantes, mais on apprendra plus tard qu’elles dataient de 2016 et qu’elles proviennent… d’un tournage de fiction, réalisé par un cinéaste syrien. Tandis que le mensonge se diffuse à l’étranger, une autre opération, plus discrète, commence à Douma.

Photos d’enfants morts asphyxiés prises par le Dr Hassan Ayoun le 7 avril 2018.
Enterrer les preuves
14 avril 2018. Les enquêteurs de l’OIAC viennent de poser le pied à Damas. Ils se préparent à inspecter l’immeuble de Douma, pour vérifier l’utilisation d’armes chimiques. Mais l’armée syrienne a déjà pris le contrôle de la ville, et elle lance le grand nettoyage. Souleyman Abdul Ghani, élu du conseil municipal, que nous rencontrons dans un hôtel de Damas, est réquisitionné : « Mahmoud H.*, de la Sécurité nationale à Douma, m’a ordonné de guider une équipe du ministère de la Santé et de la Sécurité militaire jusqu’aux fosses communes de la ville. » En chemin, plusieurs officiers insistent : « Où sont les corps [des victimes] de l’attaque chimique ? » Souleyman les mène jusqu’au Meslakh, un terrain vague à la sortie de la ville, où les morts ont été enterrés à la hâte. Sur place, les officiers lui enjoignent de partir. La suite, ce sont les habitants des immeubles qui surplombent le site qui nous la racontent. Ils ont tout vu. Samir H.* résume, d’une voix rauque : « Des voitures et des camions frigo sont arrivés. Des hommes ont creusé la terre. Ils ont sorti des corps, et sont repartis à 14 heures. Ils ont emporté une centaine de dépouilles. » Où ? On l’ignore.
Le plan est clair : bloquer l’accès aux preuves. Faire disparaître les corps. Maintenir la pression sur chaque témoin

C’est sur ce terrain vague de Douma qu’ont été inhumées les victimes de l’attaque du 7 avril 2018. Quelques jours plus tard, le régime les a déterrées et les a fait disparaître on ignore où. Le CVDCS le soupçonne d’avoir voulu soustraire des corps contaminés par le chlore aux enquêtes médico-légales.
Saboter l’enquête
Il fallait agir vite. Car deux jours plus tard, une équipe de l’ONU entre à Douma pour préparer l’arrivée des inspecteurs de l’OIAC. Leur convoi traverse la ville, mais, à l’approche du site de l’attaque, des tirs d’armes légères éclatent. L’ONU fait demi-tour. Souleyman, témoin direct, ne mâche pas ses mots : « C’était absurde. Il n’y avait plus un seul combattant de Jaysh al-Islam dans la ville. Ils avaient fui dans des bus. Tout le monde savait que c’étaient des hommes du régime, planqués dans les immeubles, qui tiraient. Il fallait juste donner l’impression que Douma n’était pas assez sûre pour les enquêteurs de l’OIAC. » Le plan est clair : bloquer l’accès aux preuves. Faire disparaître les corps. Nettoyer les murs, les sols, les lits des victimes à l’hôpital, comme le Dr Hassan Ayoun se le fera confirmer plus tard. Et maintenir la pression sur chaque témoin. Mais en face, l’OIAC s’impatiente. Le 19 avril, le régime décide de faire un geste. Il sélectionne 22 témoins et les amène au seizième étage de l’hôtel Four Seasons, à Damas. Une suite a été réquisitionnée. Fawaz D.*, l’officier de la présidence, les accueille dans une chambre voisine. Il ne tourne pas autour du pot, il menace : « Tu connais la prison 227 ? [Une prison militaire.] – Oui. – Parfait. » Il sort un petit enregistreur, pas plus gros qu’un briquet : « Tu appuies sur “REC”. Tu le mets dans ta poche. Tu entres dans cette suite. Tu dis ce que tu veux. » Une pause. Puis, en détachant ses mots : « Tout sera enregistré. » D’autres témoins confirment. Fawaz D.* était direct. « Un vrai méchant », résume l’un d’eux.
Un à un, les témoins entrent dans la suite. À l’intérieur, un enquêteur de l’OIAC les interroge. Il pose ses questions, prend des notes, mais quelque chose cloche. Hassan Ayoun le sent tout de suite : « L’enquêteur voyait bien que nos réponses ne collaient pas. Il ne comprenait pas pourquoi je niais l’attaque chimique, alors que d’autres témoins, passés côté rebelle, racontaient tout dans le détail. » Il décrit une scène surréaliste : « L’enquêteur me répétait que je pouvais parler librement, mais il ne savait pas qu’on était sur écoute. Et comme je n’avais pas confiance en son interprète, impossible de lui montrer l’enregistreur caché dans ma poche. »

Selfie du Dr Mumtaz al-Hanash pris à Moscou, le 25 avril 2018, avant son départ aux Pays-Bas, où il sera forcé de livrer un faux témoignage.
Le doute est semé. Place aux Russes
La diversion est bien amorcée par le régime syrien. Mais maintenant, ce sont les Russes qui prennent la main. Deux jours à peine après l’attaque, le Centre russe pour la réconciliation des parties en conflit en Syrie rend son verdict : « Nos experts n’ont trouvé aucune trace d’utilisation d’agents chimiques ni rencontré aucun patient présentant des signes d’intoxication aux armes chimiques. » Bassel Eyoun, du conseil municipal de Douma, a vu ces experts russes de près. Pour lui, leur déclaration est une blague : « Ils n’ont même pas visité le site de l’attaque. Même pas mis un pied là-bas ! » Le 22 avril, le Dr Mumtaz al-Hanash et 16 autres témoins sont convoqués dans un bureau discret, mais redouté : celui d’Ali Mamelouk, le tout-puissant patron du renseignement. Les Russes sont là aussi. Quatre officiers. Parmi eux, le général Aleksander Zorin, artisan de l’accord entre le régime et Jaysh al-Islam. Et un autre, chauve, mutique, que tout le monde appelle simplement Igor*. Les consignes tombent, claires : « Vous allez témoigner à l’étranger. Vous insisterez : vous n’avez vu aucun symptôme d’attaque chimique. Rien que des pathologies classiques. Pas de morts inhabituelles. Et vous direz qu’un inconnu a crié attaque chimique avant de filmer une vidéo. » Les Russes parlent peu. Mais ils écoutent tout. Traduisent tout. Notent tout. À la fin, retour à la prison d’al-Khatib. Mais cette fois, les témoins sont photographiés, revêtus de costumes neufs griffés « 400 », marque chic de Damas. Un coiffeur passe les voir les uns après les autres. Coupes nettes, barbes taillées, et voilà les témoins relookés pour l’export. Abdel S.*, un cadre de la prison, improvise un discours solennel : « Vous partez servir la Syrie. Le monde va vous entendre. Votre famille et le pays comptent sur vous. Ne les décevez pas. » Puis, plus sec : « Chacun est responsable de ce qu’il fera. On ne pardonnera aucune erreur. » Personne ne connaît encore la destination. Un bus conduit le groupe jusqu’à l’aéroport civil de Damas. Deux hommes les attendent sur le tarmac : le général de division Yuri Yevtushenko, chef du Centre russe de réconciliation en Syrie, et Igor*, le silencieux. L’Iliouchine IL-62 est prêt. À bord, uniquement des Russes. Certains en civil, d’autres en uniforme. Les témoins montent un à un. Destination : l’Europe. La mise en scène va continuer, mais elle change de décor.

Damas, 22 avril. Les témoins de l’attaque chimique passent la nuit dans la prison d’Al-Khatib avant leur départ en avion pour Moscou.
Le traducteur de Poutine
L’avion se pose à l’aéroport militaire de Moscou dans la nuit du 24 au 25 avril. Les Syriens sont logés dans des suites du City Hotel Olympic, un 4 étoiles moderne. Mumtaz al-Hanash a conservé quelques clichés. Des photos posées, presque anodines : la place Rouge, la cathédrale Saint-Basile, souvenirs d’une visite encadrée. Mais au ministère russe de la Défense, les règles changent. Fini les selfies : « Ils nous confisquent nos téléphones, nous font entrer dans une salle sombre, où nous attendent une dizaine d’officiers russes. La plupart sont des généraux. Un traducteur est là. » Plusieurs Syriens le reconnaissent : c’est le même qu’à la télé, celui qu’on voit toujours derrière Poutine. Sur un écran géant, la vidéo du 7 avril défile. À chaque visage identifié, l’image s’arrête. « Toi, là ! Raconte ce que tu as vu. » « Et l’autre, derrière toi, c’est qui ? Que faisait-il ? » Puis les corrections. Les consignes : « Non, non. Ne dites pas ça demain, à La Haye ! Dites : “opération militaire. Pas bombardement”. » Un général s’isole avec Hassan Ayoun. Le traducteur de Poutine traduit : « Demain, tu seras sous pression. Ils vont t’accuser d’avoir menti. Ils te proposeront l’asile, ou de l’argent. Mais tiens bon. Dis uniquement ce qu’on a validé. Rien d’autre. » Demain, c’est La Haye. Le mensonge va entrer dans l’arène diplomatique.

Moscou, 24 avril. Les témoins syriens visitent la Place Rouge avant leur briefing avec des officiers russes.
La Haye, « la mascarade »
Ville paisible des Pays-Bas. Siège de l’OIAC. C’est là, le 26 avril, que l’opération mensonge se joue à l’international. Les Russes et les 17 Syriens atterrissent au petit matin. À l’aéroport les attend une forêt de micros et de caméras. La représentation peut commencer. Acte I : une réunion à huis clos dans les bureaux de l’OIAC. La Russie l’a organisée, officiellement pour éclaircir les faits. Tous les États membres sont présents. Tous, sauf la France, le Royaume-Uni et les États-Unis. Les trois pays refusent d’assister à ce qu’ils qualifient de mascarade. Dans la salle, les Syriens répètent leur texte. Mot pour mot : « Nous avons vu des blessures dues à des éclats d’obus. Beaucoup de poussière. Aucune trace de gaz ni d’arme chimique. » Acte II : une conférence de presse est organisée dans un hôtel voisin. L’écran géant s’allume, le titre s’affiche en lettres capitales : « Avec les participants directs de la fausse vidéo produite par les Casques blancs, le 7 avril 2018, à l’hôpital de Douma. » Aleksander Choulguine, représentant de la Russie auprès de l'OIAC, s’adresse au monde. Il déclare, sûr de son effet : « Nous allons présenter des preuves indéniables que la vidéo des Casques blancs est une grossière fabrication. » La preuve numéro un est dans la salle. C’est Hassan Diab, l’enfant de 11 ans filmé sous les jets d’eau des secouristes. Devant la foule des journalistes, il tremble. Son père prend le micro : « Des gens ont emmené à l’hôpital les enfants, dont mon fils. Une fois sur place, ils les ont déshabillés et aspergés d’eau froide. Mais c’était une mise en scène. Tous les membres de ma famille se sentent bien. »

À La Haye, le 26 avril 2018, le Dr Hassan Ayoun nie la nature chimique de l’attaque du gouvernement syrien. À sa gauche, un représentant russe.
Nous avons retrouvé Hassan, aujourd’hui âgé de 17 ans, dans l’appartement familial de Douma. Une pièce étroite, peu meublée. À cinquante mètres à peine de l’immeuble frappé par l’attaque au chlore. Hassan ne parle presque plus. Il reste assis, les mains croisées sur les genoux, le regard un peu absent. Il se souvient : « Après l’attaque, je ne pouvais plus respirer ni marcher, je ne faisais que vomir. J’ai eu des séquelles, je devais prendre de la Ventoline pour respirer. » Son père ajoute qu’Hassan a souffert d’essoufflements chroniques, si violents qu’il a dû quitter l’école. Mais tout cela est tu le 26 avril à La Haye. À la place, devant les caméras alignées par la diplomatie russe, le Dr Hassan Ayoun lit lentement une déclaration écrite pour lui : « Nous n’avons transféré aucun enfant ou patient vers la salle de réveil ou l’unité d’hospitalisation ni vers les soins intensifs. Je ne me souviens pas avoir déclaré un seul décès ce jour-là. Le personnel médical allait bien. Aucun symptôme respiratoire. » Dans la salle, les journalistes écoutent. Ils doutent. Les témoins, eux, paraissent sincères. Ghassan Obeid, représentant de la Syrie auprès de l’OIAC, clôt la séance avec une formule bien rodée : « Chaque témoin s’est exprimé naturellement et librement sur ce qui s’est passé le 7 avril à Douma. » Pourtant, les images filmées ce jour-là racontent une autre histoire. Une autre vérité. Face à ces récits irréconciliables, une seule chose reste possible pour l’OIAC : continuer l’enquête...

La famille Diab a été intoxiquée par le chlore le 7 avril 2018 à Douma. À gauche : Hassan, 17 ans. Il a été envoyé à La Haye avec son père par le régime syrien et la Russie pour donner un faux témoignage réfutant l’attaque chimique.
Retour à Damas
Après Moscou, après La Haye, les témoins espéraient retrouver leur liberté. Mais à l’atterrissage, ils sont conduits à l’hôtel Iwan, à Damas, où on les installe pendant un mois. Un hôtel transformé en prison, sous contrôle strict des services de sécurité. Personne n’entre. Personne ne sort. Un après-midi, le colonel, subalterne d’Ali Mamelouk, fait irruption. Il tient une feuille imprimée, brandie comme une menace : « Jaysh al-Islam a lancé une fatwa contre vous. » Il montre une photo floue, anonyme, censée prouver le danger. Le Dr Hassan Ayoun est perplexe : « L’appel à nous exécuter était douteux : ni signé ni daté. Le vocabulaire ne ressemblait pas à celui des groupes armés. C’était le jargon du régime. » Le message, en revanche, lui semble clair : s’ils tentent quoi que ce soit, s’ils parlent, ils pourront être éliminés. Et l’on accusera les islamistes. Un mois plus tard, – enfin ! – l’ordre tombe : ils peuvent rentrer chez eux. Mais ce n’est pas terminé. Avant leur départ, un officier les convoque : « Vos passeports ont été remis en main propre à Bachar al-Assad. Ils sont dans son tiroir. N’imaginez pas quitter Douma. Tout déplacement sera validé par la Sécurité nationale et le palais présidentiel. » Et ce n’est pas tout. Chaque semaine, ils devront pointer à la prison d’al-Khatib que tous les Syriens redoutent. La surveillance ne dort jamais. Parfois, elle teste. Walid B.*, ouvrier dans un atelier de réparation de pneus à Douma, raconte : « Des “clients” bizarres entraient dans ma boutique. Ils engageaient la conversation, l’air de rien : “Avez-vous des enfants ?” Je répondais : “Oui, quatre, tous morts pendant la guerre.” Alors ils sortaient des photos d’enfants morts à Douma et attendaient ma réaction. Je m’empressais de dire : “Ce ne sont pas les miens. Ces corps ont été mis en scène par les Casques blancs pour salir le régime et faire croire qu’il les avait gazés.” Un mot de travers, et j’étais fini. »
Le rapport de l’OIAC
Janvier 2023. Enfin. Après cinq longues années d’enquête, l’OIAC rend public son rapport sur l’attaque de Douma. Cette fois, il n’y a plus d’ambiguïté. Le document affirme qu’un hélicoptère Mi-8/17 de l’armée syrienne, opérant sous le commandement direct des Forces du Tigre [forces spéciales syriennes], a largué deux bonbonnes de chlore sur des immeubles d’habitation à Douma, le 7 avril 2018. L’appareil avait décollé de la base militaire de Doumayr. Bilan : 43 morts. Des dizaines d’intoxiqués. À Damas, c’est la panique. La Sécurité nationale reconvoque d’urgence les médecins liés à l’affaire. Dans une salle close, un colonel expose la nouvelle ligne officielle. Le Dr Mumtaz al-Hanash nous la résume : « On ne conteste plus l’attaque chimique. On l’impute à Jaysh al-Islam. » Un an plus tard, le 8 décembre 2024, le régime de Bachar al-Assad s’effondre. Les témoins de l’attaque respirent : ils sont libres. Plus rien ne les oblige à mentir. Enfin, presque.
Complicité russe : jusqu’où ?
Le vieux pouvoir syrien n’est plus qu’un souvenir, mais à Douma certains témoins continuent de trembler. Non plus à l’idée d’un retour de Bachar et de ses tortionnaires, mais parce que Moscou pourrait garder un œil sur eux et leurs révélations. Ce qui les ronge, ce n’est pas seulement la peur. C’est une question lancinante : jusqu’où les Russes étaient-ils impliqués dans l’attaque ? Où s’arrête leur responsabilité ? Où commence leur commandement ?
Car l’auteur de l’attaque a un nom. Souheil al-Hassan. Et un surnom : « Le Tigre. » Il commande la 25e division des forces spéciales syriennes, la célèbre « Force Tigre » : une unité d’élite façonnée par Moscou, entraînée, équipée et supervisée par des officiers russes. L’OIAC le souligne noir sur blanc : la coordination entre le Tigre et Moscou était « opérationnelle et tactique ». En février 2018, au début de l’attaque russo-syrienne sur la Ghouta orientale, des caméras captent une scène : plusieurs officiers russes accompagnent le Tigre. Sur d’autres images, on le voit entouré de soldats des forces spéciales russes qui le protègent. Leur proximité est visible, assumée. Des spécialistes/9 l’affirment : la Force Tigre répondait plus souvent à Moscou qu’à Damas. Bassel Eyoun – membre du conseil municipal de Douma, et chef des négociations locales avec les Russes – en a été témoin : « Quand la Force Tigre violait le cessez-le-feu, on allait se plaindre aux Russes. Ils donnaient un ordre. Immédiatement, la Force Tigre obéissait. » Et cette information prend tout son sens à la lecture de ce détail, crucial, révélé dans le rapport de l’OIAC : au moment précis où l’hélicoptère transportant du chlore décolle de la base de Doumayr, des militaires russes sont sur place.
« Parle de la Syrie si tu veux. Mais pas un mot sur la Russie »
— Un officier syrien à un témoin de l’attaque chimique, décembre 2024
Le régime est tombé. La menace, non
Six mois après le renversement d’Assad, l’inquiétude persiste à Douma. Depuis décembre, certains agents syriens, pourtant orphelins de leur régime, continuent d’envoyer des messages. Non pour défendre Bachar, mais pour protéger Moscou. Le Dr Hassan Ayoun nous en donne un exemple. Un matin de décembre, quelques jours à peine après la chute du régime, il confie un morceau de vérité à un journaliste de l’AFP : « On m’a forcé à nier l’attaque chimique. » Il ne va pas plus loin ; il tait le rôle des Russes. Aucun média ne creuse, et la piste s’éteint.
Moins d’une semaine plus tard, son téléphone sonne. « Un inconnu se présente comme un officier syrien, originaire de Lattaquié » – ce port devenu bastion militaire russe. Sa voix est calme. Mais ses paroles sont claires : « Parle de la Syrie si tu veux. Mais pas un mot sur la Russie. » Deux autres témoins, que nous ne pouvons pas nommer, ont reçu le même message à la même période : une voix – celle d’un officier syrien – leur intimait de garder le silence sur le rôle des Russes, que ce soit devant l’OIAC ou face à des journalistes. L’un d’eux commente : « Bachar est tombé. Mais les Russes, eux, sont toujours là, et s’ils peuvent faire taire des témoins, ils le feront. »
Exagère-t-il ? Peut-être. Mais le lendemain de notre rendez-vous avec lui, à Damas, trois hommes frappent à sa porte. Ils se présentent comme des journalistes de Ruptly, la chaîne internationale du Kremlin. Ils insistent. Ils veulent une interview sur Douma. Le chlore. Son récit. Notre témoin sent le piège. Il refuse et referme la porte. Pour vérifier, nous contactons le ministère syrien de l’Information. Leur réponse est brève, mais lourde de sens : aucun visa presse n’a été accordé à Ruptly à cette période. * Les prénoms et noms ont été modifiés.
Notes de bas de page
1‒ Les Casques blancs sont une organisation humanitaire de protection civile fondée en 2013. Ils sont présents dans les zones rebelles.
2‒ Créée en 1997, l’OIAC est l’organe chargé de faire appliquer la Convention sur l’interdiction des armes chimiques. Sa mission : interdire la fabrication, le stockage, le transfert et l’usage de ces armes, et veiller à la destruction de tous les stocks déclarés. Forte de 193 États membres, elle agit en lien étroit avec l’ONU.
3‒ Fondée en 2006 par Julian Assange, cette ONG publie des documents classifiés et des fuites provenant de sources anonymes.
4– Amnesty International avait considéré que ces images n’étaient pas une mise en scène. Lire l’article « Comment les preuves disponibles en libre accès ont joué un rôle moteur dans la réponse à l’attaque chimique à Douma », sur amnesty.org
5‒ Ahmed Qoushou, un employé logistique présent dans la vidéo des Casques blancs, nous a confirmé que, deux jours après l’attaque chimique, son supérieur l’a appelé pour lui dire de venir vite, car « les autorités veulent tous ceux qui sont dans la vidéo enregistrée à l’hôpital la nuit de l’attaque ».
6‒ À 30 km au nord de Damas, ce centre de détention militaire est célèbre pour ses tortures systématiques et ses pendaisons de masse. Lire le rapport de 2016 « Abattoir humain, Pendaisons de masse et extermination à la prison de Saidnaya, en Syrie », sur amnesty.org
7‒ Officiellement neutre, l’organisme humanitaire agit officieusement comme relais du renseignement syrien.
8– Groupe armé rebelle, apparu en 2012 dans le contexte de la guerre civile syrienne.
9– Comme Tobias Schneider, chercheur spécialiste de la Syrie au Global Public Policy Institute à Berlin.
Une ONG syrienne contre la guerre chimique
Cette enquête est le fruit d’un partenariat inédit entre La Chronique et le Centre de documentation des violations chimiques en Syrie (CVDCS), une ONG indépendante spécialisée dans la traque des attaques chimiques.
A lire l'entretien du directeur général du CVDCS, Nidal Shikani
Plus d'informations sur le site du CVDCS

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