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URGENCE GAZA-ISRAËL

Face à l’horreur, agissez avec nous pour exiger un cessez-le-feu immédiat et la protection des civils.

illustration Damien Roudeau
Paris, 20 avril 2019. Une équipe de médecins prélève le sang des manifestants intoxiqués par les gaz lacrymogènes. Objectif : déterminer d’éventuelles concentrations de cyanure.

Paris, 20 avril 2019. Une équipe de médecins prélève le sang des manifestants intoxiqués par les gaz lacrymogènes. Objectif : déterminer d’éventuelles concentrations de cyanure.

Gaz lacrymogène Écran de fumée

Il est présenté comme étant sans danger pour la police et les manifestants. On sait pourtant que le gaz lacrymogène peut tuer s’il est respiré dans un espace confiné. Des découvertes récentes le soupçonnent de provoquer des fausses couches.

Extrait de la Chronique de mai 2024 #450

— De Michel Despratx, illustrations Damien Roudeau

« On n’a jamais autant gazé. » C’est un CRS français qui nous l’avoue. À condition de rester anonyme. C’est vrai que depuis cinq ans – avec les Gilets jaunes, les opposants à la réforme des retraites ou aux violences policières –, les policiers et les gendarmes français ont envoyé des gaz lacrymogènes comme jamais. Des centaines de milliers de citoyens, y compris pacifiques ou des passants, ont respiré ces gaz. Personnes en bonne santé, mais aussi asthmatiques, cardiaques, en fauteuil roulant, femmes enceintes et même bébés en poussette. Outre pleurer, tousser, vomir, ou perdre connaissance après une longue exposition, que risquent ces personnes ? Le gaz lacrymogène détériore-t-il leur santé à long terme ? D’après ses fabricants – Alsetex, Nobel-Sport – et le ministère de l’Intérieur, le CS1 serait seulement irritant pour les yeux, le nez, la bouche, la peau et les bronches. Et pour une courte durée. Mais, en 2019, un biologiste français a commencé à analyser le sang de plusieurs personnes intoxiquées par des gaz lors de manifestations. Et ses résultats ne vont pas dans le même sens.

 

Inquiétants résultats toxicologiques

« Depuis que j’ai respiré ces gaz, j’ai mal au ventre. J’ai des nausées, j’ai mal aux muscles. » Voilà ce qu’entend Alexander Samuel, biologiste et enseignant de mathématiques, fin mars 2019, à Nice, d’un Gilet jaune qui participe à toutes les manifestations. « Tu devrais t’intéresser à ces gaz, lui glisse un autre. Ils ont des effets bizarres. On soupçonne qu’ils contiennent du cyanure. » Le scientifique s’agace. Le soupçon que les fabricants mélangeraient du poison au gaz lacrymogène est absurde et ne repose sur rien. Pour ramener les ­complotistes sur terre, il épluche la littérature scientifique mondiale. Il tombe sur une étude suédoise de juin 1973, publiée dans une importante revue scientifique, Archives of Toxicology, détaillant comment le gaz CS (principal composant du cocktail lacrymogène), quand il entre en contact avec du sang (par la peau et la respiration), se décompose en libérant effectivement… du cyanure.

Ce poison est connu pour bloquer le transport de l’oxygène aux cellules, au cerveau et aux muscles. À partir de 3 milligrammes par litre de sang, on en meurt à coup sûr. En dessous de cette dose, il est question de maux de tête, de paralysies, d’insuffisance respiratoire, de nausées, de vomissements. Les symptômes dont plusieurs Gilets jaunes se plaignaient, justement, après avoir été gazés. Et s’ils avaient raison ?

Le 8 juin 2019, Alexander rejoint à Montpellier Christiane, Josyane et Renaud, trois médecins qu’il connaît. Un groupe de six volontaires les attend au départ d’une manifestation de Gilets jaunes. Les médecins dégainent des seringues, des flacons pour recueillir le sang et les urines de chaque volontaire. Dès que l’un d’eux respire des gaz puis commence à pleurer et tousser, ils se précipitent sur lui pour replanter l’aiguille, à même le trottoir. Samuel confie ensuite les fioles de sang à un laboratoire suisse spécialisé dans la détection du cyanure, Cyanoguard, qui a pour principal client le FBI. Les résultats sont préoccupants. « On est passé, pour tous, de zéro cyanure dans le sang avant gazage, à 0,65 et 0,75 mg par litre de sang après. » D’après les toxicologues, on dépasse le seuil de concentration de 0,25 mg par litre de sang – ou 0,5 selon les sources – à partir duquel le gaz peut nuire à la santé.  À ce niveau de concentration, le cyanure bloque la chaîne respiratoire des cellules. Il peut provoquer des nausées, des vertiges, et, pour les plus fragiles, des pertes de connaissance. « On approche dangereusement de la zone fixée entre 1 et 3 milligrammes, selon diverses sources scientifiques, où des personnes fragiles pourraient subir des symptômes plus sévères ou mourir », résume Alexander Samuel.

Le magazine L’Obs publie la nouvelle : cyanure et gaz lacrymogènes sont liés. Une polémique démarre. La chaîne d’info LCI parle de fake news. Un toxicologue lyonnais met en doute les mesures du labo. Mais ce n’est pas l’avis de l’expert en armes chimiques Daniel Tagle Gomez qui a travaillé dix ans pour deux fabricants américains de gaz lacrymogène. « Les travaux de Samuel sont solides », confirme-il. Dan Kaszeta, le monsieur armes chimiques du Pentagone et de la Maison-Blanche depuis trente ans, nous signale, lui, un travail « important et précis qui mériterait d’être prolongé ». « On est au tout début, reconnaît Samuel. On voit encore remonter des trucs bizarres. Comme des femmes ménopausées, par exemple, qui se plaignaient d’avoir eu des règles abondantes après avoir reçu des gaz. »

Justement, à Paris, la journaliste Eva-Luna Tholance a collecté, en mai 2020, les témoignages de 145 femmes. Toutes ont subi, juste après une exposition au gaz CS lors d’une manifestation, des dérèglements menstruels anormaux. Des règles qui se déclenchent hors du cycle. Des douleurs fulgurantes au niveau de l’utérus. Des saignements inexpliqués. L’une d’elles, Odile2, 21 ans, respire des gaz pendant plus d’une heure le 2 juin 2020. Quelques heures plus tard, elle se met à saigner abondamment entre les jambes. « Elle a couru chez sa gynécologue, qui lui a annoncé qu’elle venait de faire une fausse couche », raconte Eva-Luna. Alexander Samuel lance une hypothèse : « Le cyanure bloque l’apport en oxygène dans les cellules. Des variations d’apport en oxygène interviennent dans le cycle menstruel. Un manque d’oxygène pourrait expliquer que la muqueuse utérine se contracte et commence à saigner. »

Aujourd’hui, à notre connaissance, aucune équipe scientifique explore ce lien possible entre gaz et fausses couches. Mais, depuis quarante ans, des indices s’accumulent. En 1988, des médecins de l’Onu révélaient que des dizaines de femmes palestiniennes avaient fait des fausses couches et perdu leur bébé juste après leur exposition aux gaz, lors des émeutes de la première intifada. En 2011, le toxicologue chilien Andrei Tchernitchin publie une étude scientifique reliant plusieurs avortements spontanés aux gaz lacrymogènes utilisés pendant la dictature de Pinochet. Enfin, en 2012, l’ONG Physicians for Human Rights (Prix Nobel de la paix) recensait une augmentation anormale de fausses couches dans des villages de Bahreïn, exposés de longues semaines à des gaz (français, notamment), lors de la répression des printemps arabes.

 

Silence radio des fabricants

La Chronique a interrogé les fabricants de gaz lacrymogènes (Alsetex, Nobel Sport) et le ministère de l’Intérieur. Quelle est la composition précise des gaz lancés sur les manifestants ? Sur quelles études scientifiques vous basez-vous pour affirmer la non-­dangerosité du gaz lacrymogène pour la santé humaine ? Des études existent-elles, et quelles en sont alors les résultats ? Personne ne veut répondre. Pourtant la question a été posée par des élus. Après la répression des Gilets jaunes, le député vert de Haute-Garonne, Sébastien Nadot, a écrit au ministre des Solidarités et de la Santé, le 20 juillet 2020. À Toulouse, des policiers venaient de lancer des gaz qui avaient asphyxié des enfants et un bébé en poussette sur un terrain de jeux. L’élu demandait au ministre si le fait que des enfants soient ainsi exposés à ces gaz toxiques « n’est pas suffisant pour les interdire ? » Le cabinet de Gérald Darmanin – et non le ministère des Solidarités et de la Santé – a répondu trois mois plus tard. En détournant le sujet sur une considération policière : « Si une exposition résiduelle au produit lacrymogène peut être subie par des manifestants qui quittent la zone où elles sont lancées, ceux qui se maintiennent délibérément sur place sont auteurs, a minima, […] d’un délit. » Ajoutant, plus loin : « Si l’effet d’une grenade lacrymogène peut toucher de manière indifférenciée un groupe de manifestants, ceux-ci ont pour point commun d’avoir voulu s’inscrire et se maintenir dans l’illégalité. » En clair, les manifestants n’ont qu’à s’en prendre qu’à eux-mêmes. Le député n’en croit pas ses yeux : « Cette réponse est hallucinante. » Quant à la dangerosité des gaz, le cabinet de Gérald Darmanin précisait : « En ce qui concerne leur éventuelle toxicité, parmi les policiers chargés du maintien de l’ordre […], la médecine de prévention du ministère n’a eu à connaître aucune remontée significative qui pourrait évoquer un lien direct entre l’exposition au CS et certaines pathologies chroniques ou évolutives possibles (respiratoires, ophtalmologiques, etc.). »

 On est quand même les premiers à en bouffer, de ce lacrymogène ! 

— Un CRS

Aucune remontée des policiers ? Pas vraiment : le 28 juin 2019, le syndicat policier Vigi avait alerté le ministère. Un CRS avait perdu connaissance après avoir respiré des gaz tirés sur le pont Sully à Paris – « contre des manifestants pacifiques », nous glisse un policier. Le 6 septembre, le syndicat demande au ministre de l’Intérieur, Christophe Castaner, la composition des grenades et l’instauration d’un suivi médical mensuel des policiers exposés au CS. « Le ministère ne nous a jamais répondu », déplore la direction du syndicat. Nous avons pu recueillir le témoignage de Basile2, un CRS. Il s’inquiète, lui aussi, de l’usage de plus en plus systématique du gaz CS qu’on leur impose. Avec d’autres collègues, il a interrogé ses chefs, mais aussi la médecine du travail sur les effets de ce gaz sur leur santé. « Parce qu’on est quand même les premiers à en bouffer, de ce lacrymogène. » Il se souvient d’une des réponses : « Si vous avez des états d’âme, il faut changer de métier. »  

1– Gaz chlorobenzalmalononitrile, appelé aussi « CS », des initiales de Corson et Stoughton, chimistes qui ont synthétisé la molécule.

2– Son prénom a été modifié.

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