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Illustration Damien Roudeau

Illustration Damien Roudeau

Changement climatique : un verdict historique pour les mamies suisses !

Des retraitées suisses ont intenté un premier procès sur le climat devant la Cour européenne des droits de l’homme. Préoccupées par l’avenir de leurs petits-enfants, elles sont montées au front. Le 9 avril 2024, la Cour Européenne des Droits de l'Homme (CEDH) leur a donné raison. Voici leur histoire.

Extrait de la Chronique #'443 d'octobre 2023

— Par Louise Pluyaud. Illustrations : Damien Roudeau.

Les « expertes en bouffées de chaleur », comme elles se surnomment, sont arrivées d’un pas lent mais sûr devant la Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH), accueillies par une forêt de caméras. À Strasbourg, le 29 mars dernier, plusieurs membres de l’association suisse, les Aînées pour la protection du climat, ont rendez-vous avec l’histoire. Pour la première fois, un État doit convaincre les 17 juges de la plus haute juridiction d’Europe que sa politique climatique est suffisante pour protéger sa population. « Or celle de la Suisse ne l’est pas, insiste Anne Mahrer, du haut de ses 74 ans, coprésidente de l’association. La canicule de 2003 a causé environ 1 000 décès [sur une population de 7,3 millions d’habitants1], en particulier chez les seniors sans servir de leçon ». Ces trois derniers étés, l’Office fédéral de la santé publique a enregistré une surmortalité et une augmentation des risques cardio-vasculaires chez les plus âgés. « Et tout ce que nos autorités trouvent à dire, c’est de rester chez nous, fermer les stores, et boire de l’eau », s’insurge Anne qui, aux côtés de 2 300 autres Suissesses, âgées en moyenne de 73 ans, a saisi la CEDH. Car si la Suisse ne fait pas partie de l’Union européenne, elle est signataire de la Convention européenne des droits de l’homme. Et pour les requérantes, l’État a manqué à ses obligations positives de protéger leurs droits, à commencer par celui à la vie (art. 2).

Premiers échecs devant la justice suisse

Comme la majorité des Aînées, Anne est une militante féministe et écologiste de la première heure. Ancienne députée des Verts, cette frondeuse aux cheveux courts a très tôt pris conscience que la plus grande menace pour les droits humains, c’est le réchauffement climatique. Les États, eux, mettront davantage de temps. En 2015, à l’instar de 195 autres pays, la Suisse s’est engagée à réduire ses émissions de gaz à effet de serre de 50 % d’ici à 2030, en adoptant les accords de Paris. Il s’agit de contenir l’élévation de la température moyenne de la planète en dessous de 2 °C. Mais en 2016, ne voyant aucune stratégie climatique forte mise en place, « Greenpeace émet l’idée d’une action judiciaire inspirée par l’affaire Urgenda », raconte Georg Klingler, expert climat au sein de l’ONG. En 2015, un tribunal avait donné raison à 900 citoyens néerlandais ayant porté plainte contre leur gouvernement pour l’obliger à davantage prévenir le réchauffement mondial.

« Nous avons utilisé une loi fédérale suisse qui permet aux gens de se défendre contre les actions – en l’occurrence, l’inaction climatique – de l’administration s’ils prouvent un intérêt digne de protection, explique Georg Klingler. Et comparées à la population globale, les femmes âgées sont les plus vulnérables en cas de fortes chaleurs. C’est prouvé scientifiquement ». Pionnière du droit de l’environnement, l’avocate zurichoise Ursula Brunner monte le dossier. « Un document de 160 pages – études épidémiologiques et certificats médicaux à l’appui – déposé auprès du gouvernement », explique Anne Mahrer, sollicitée pour coprésider les Aînées dès sa création, en août 2016.

Un an plus tard, le Département fédéral de l’environnement annonce ne pas donner suite à leur requête. Les seniors, qui ne sont encore qu’une poignée, déposent un recours auprès du Tribunal administratif fédéral. Nouveau rejet. Encouragées par leurs proches, les mamies se rebiffent. « Nos petits-enfants nous voyaient comme des superhéroïnes défendant la planète en tablier de cuisine et bas nylon, plaisante Rosmarie Wydler-Wälti, coprésidente. Nous ne pouvions les décevoir ». Alors les Aînées saisissent en 2019 la plus haute juridiction suisse, le Tribunal fédéral. Elles multiplient les actions : manifestation pour le climat, randonnée le long du Rhin pour la protection de l’eau… Mais un an plus tard, autre coup de massue : leur affaire est rejetée. Motif : « Les recourantes ne sont pas touchées avec l’intensité requise dans leurs droits ». Autrement dit, « la Suisse agira lorsqu’il sera trop tard », déplore Anne. La question est alors posée lors d’une assemblée générale : les Aînées doivent-elles poursuivre ce combat en justice contre Goliath ? Après dix minutes de délibération, des centaines de poings se lèvent. C’est « oui » à l’unanimité ! Cette fois, l’association dépose un recours à la Cour européenne des droits de l’homme qui, en mars 2021, annonce qu’elle traitera leur affaire « de façon prioritaire », précise Anne, conquérante.

 

Illustration Damien Roudeau

Une audience au sommet

« La Suisse va enfin devoir faire face à la justice. Du plancher des vaches, nous voilà au plus haut sommet », sourit Rita Schirmer-Braun, une Aînée, en entrant dans la Grande Chambre de la Cour où les plus importantes affaires sont jugées. Une équipe de cinq avocats représente l’association et cinq autres l’État suisse. L’audience, présidée par la juge irlandaise Siofra O’Leary, s’ouvre avec la plaidoirie d’Alain Chablais. Le représentant de la Confédération suisse dénonce « un procès d’intention » : l’État en fait assez en matière de lutte contre le réchauffement, pour preuve, « l’adoption d’une loi fédérale sur la réduction de son empreinte carbone dès 1999 ». De plus, la Suisse « ne contribue qu’à 0,1 % des émissions mondiales de CO2 (en 2020) ». Mais si on enlève l’achat de ses crédits carbone à l’étranger, « ce chiffre passe à 3 %, au même niveau que le Japon et le Brésil », souligne Georg Klingler. En cause : ses importations, ses banques et ses multinationales « qui investissent massivement dans les énergies fossiles ». Surtout, le pays alpin est lui-même impacté par la hausse des températures. Bruna Molinari peut en témoigner. Assise dans la salle d’audience, elle a fait le déplacement depuis le Tessin, un canton du Sud extrêmement pollué. « J’habite dans une vallée des Alpes traversée par un axe autoroutier majeur. L’été, mon village est recouvert d’un nuage gris, et l’air y est irrespirable », alerte cette octogénaire au fort accent italien avant de reprendre son souffle. « Mon asthme a empiré, et je dois faire des inhalations de cortisone trois fois par jour ». Mais plutôt que de réduire le trafic des poids lourds, « les génies de notre Confédération prévoient d’élargir l’autoroute ».

Une bataille pour les petits-enfants

Constatant que de plus en plus de jeunes de sa région souffrent de problèmes respiratoires, Bruna a rejoint les Aînées pour que ses petits-enfants puissent profiter des paysages de son enfance. Les glaciers alpins fondent comme neige au soleil. Certains ont même disparu. Ce phénomène qui s’accélère pourrait avoir une incidence hors des frontières de la Suisse. Les montagnes du pays, surnommé le « château d’eau de l’Europe », alimentent de nombreux fleuves.

L’audience se termine. Les Aînées sortent les traits tirés, sonnées par trois heures et demie de débats. Mais elles retrouvent vite leurs esprits, invitant avocats et journalistes à boire un pot au Pavillon Joséphine, à deux pas de la Cour. « Après tout ça, il va me falloir un petit ‒ plutôt un gros ‒ remontant !, s’exclame Bruna. Nous avons perdu des membres en sept ans de combat, certaines sont malheureusement décédées. Aujourd’hui, nous trinquerons pour elles ».

« Si la Suisse est condamnée, le gouvernement sera alors contraint de prendre des mesures concrètes et bien plus ambitieuses pour freiner le réchauffement climatique », insiste Raphaël Mahaim, avocat des Aînées. Par ailleurs, une décision positive ferait jurisprudence pour les 46 États membres du Conseil de l’Europe.

Un verdict historique 

Le 9 avril 2024, la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) a finalement rendu son verdict, et jugé que le gouvernement suisse n’avait pas respecté ses obligations en vertu de la Convention européenne des droits de l’homme concernant le changement climatique.

Un verdict crucial et historique, car il renforce les voies juridiques permettant d’obtenir la justice climatique en passant par la CEDH, il reconnait le préjudice causé à ces femmes par le changement climatique, et il épingle le gouvernement suisse  pour l'absence de limites claires posées sur les émissions de gaz à effet de serre (en plus de pas avoir atteint ses précédents objectifs).

Un message puissant envoyé aux décideurs et décideuses des pays européens. Et la preuve qu'une action en justice peut contribuer à  la justice climatique et protéger les droits de milliards de personnes !

1— En France, 15 000 morts.

Les Suissesses pour le climat

Août 2016

Création de l’association Les Aînées pour la protection du climat.

Mai 2020

Rejet de leur action en justice contre la politique climatique de la Suisse.

Décembre 2020

Recours auprès de la CEDH.

29 mars 2023

Audition publique devant la CEDH, à Strasbourg.

9 avril 2024

La CEDH rend son verdict et juge que le gouvernement suisse n’avait pas respecté ses obligations en vertu de la Convention européenne des droits de l’homme concernant le changement climatique. Il lui est reproché de ne pas avoir fixé de limites claires pour les émissions de gaz à effet de serre, et de ne pas atteindre ses précédents objectifs de réduction de ces émissions.

 

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