Plus de 1400 personnes tuées et des milliers d'autres blessées. C’est le tragique bilan de la répression des manifestations étudiantes qui ont éclaté au Bangladesh il y a un an, en juillet 2024. Que s’est-il passé ? Pourquoi les étudiantes et étudiants manifestaient-ils ? Quelle a été l'ampleur de la répression qu'ils ont subie ? Décryptage.
Le 15 juillet 2024, des étudiants de l'université de Dacca, munis de pancartes et de drapeaux, manifestent pacifiquement pour réclamer des réformes concernant l'attribution de quotas pour les emplois publics au Bangladesh. Des manifestations presque quotidiennes avaient déjà lieu depuis le 1er juillet.
Ce jour-là, ils sont attaqués par des individus armés de barres, de bâtons et de matraques, certains brandissant même des revolvers. Dans les jours qui suivent, des scènes d’une violence inouïe contre les manifestantes et manifestants se répètent et s’amplifient dans tout le pays.
Le parti de la Ligue Awami, alors au pouvoir, est accusé de mener une répression violente des mouvements de contestation, en complicité avec les membres de la Bangladesh Chhatra League (l'aile étudiante du Parti au pouvoir), de la police, de l'armée et de forces paramilitaires.
Entre le 15 juillet et le 5 août, des milliers de manifestants, de journalistes, de passants et même d’enfants sont tués, blessés, arrêtés, emprisonnés et torturés.
Pourquoi les étudiant·es manifestaient-ils ?
Ces manifestations de grande ampleur ont éclaté à la suite du rétablissement d’un système de quota jugé injuste. Celui-ci réserve 30 % des emplois de la fonction publique aux enfants des anciens combattants de la guerre d’indépendance dans les années 1970, un système qui favoriserait fortement les partisan·es du parti au pouvoir. Le gouvernement avait annulé ces quotas en réponse à des manifestations étudiantes de grande ampleur en 2018. À la suite d’une requête soumise par un groupe de parents d’anciens combattants, la Haute Cour du Bangladesh a rétabli le système de quotas de 30 % à la fin du mois de juin 2024.
Avec les manifestations, le couvre-feu et la coupure d’Internet en toile de fond, la Cour suprême avait finalement rendu le 21 juillet une ordonnance visant à réduire le quota de 30 % à 5 %. Mais face à la répression impitoyable du gouvernement, les manifestantes et manifestants rejettent la proposition de discussion du gouvernement et exigent justice et obligation de rendre des comptes auprès des autorités.
Si la décision de rétablir le système de quota a précipité ces manifestations, le mouvement de contestation s’ancre en réalité dans un contexte bien plus larges contre une gouvernance jugée corrompue, d'aggravation des inégalités économiques et de manque d’accès à l’exercice des droits économiques, sociaux et culturels.
Pourquoi Abu Sayed est-il devenu un symbole ?
Abu Sayed, étudiant en anglais à l’université Begum Rokeya de Rangpur, n'a pas bougé. Alors que la police se rapprochait, il a ouvert les bras, dans une attitude de défi. La police a alors intentionnellement tiré dans sa poitrine. Positionné de l'autre côté de la rue, au moins deux policiers ont tiré des coups de feu de calibre 12 directement – à une distance d’à peine 15 mètres. Un acte injustifiable.
Au moment de l’impact, la main d’Abu Sayed s’est crispée sur son torse. Au même moment, les policiers tiraient à nouveau, à deux reprises, à l’aide de grenailles. Pour rappel, les grenailles sont des munitions conçues pour la chasse, extrêmement dangereuses, imprécises par nature et donc illégales lorsqu’il s’agit de maintenir l’ordre pendant des manifestations.
Abu Sayed ne représentait aucune menace physique manifeste pour la police.
Son certificat de décès indique qu’il a été « amené mort » à l’hôpital.
Il n’avait que 25 ans.
La vidéo de l’homicide brutal d’Abu Sayed a suscité l’indignation. Elle est devenue un symbole de la violence dirigée contre les manifestantes et les manifestants au Bangladesh depuis le 15 juillet 2024.

Capture d’écran d’une séquence de Jamuna TV montrant Abu Sayed, un militant étudiant bangladais tué par la police bangladaise le 16 juillet 2024.
Qu’est-il arrivé aux manifestant·es ?
Dans les jours suivant la naissance du mouvement, les autorités ont déployé le tristement célèbre Bataillon d’action rapide, les gardes-frontières du Bangladesh et l’armée dans tout le pays. Un couvre-feu de type « tir à vue » a été imposé. Manifestant·es, mais aussi journalistes et passant·es ont été agressé·es et tué·es au cours de cette violente répression.
Dans un rapport d'enquête publié en février 2025, l’ONU estime que jusqu’à 1 400 personnes ont été tuées entre le 15 juillet et le 5 août, et que des milliers d’autres ont été blessées. La grande majorité des manifestant·es ont été tué·es par des fusils militaires et des fusils de chasse chargés de billes métalliques létales couramment utilisées par les forces de sécurité du Bangladesh. Peu de pays connaissent un tel bilan en si peu de temps.
Le rapport de l’ONU précise par ailleurs que la police et d’autres forces de sécurité auraient tué et mutilé des enfants et les auraient soumis à des arrestations arbitraires, à des détentions dans des conditions inhumaines et à la torture. Selon ce même rapport, à Narayanganj, une fillette de six ans a été tuée d’une balle dans la tête alors qu’elle observait les manifestations depuis le toit de son immeuble.
Le dernier jour des manifestations, le 5 août 2024, fut l’une des journées les plus sanglantes. Après la fuite de la Première ministre Sheikh Hasina (alors en fonction) du pays, des cas d'attaques contre des maisons, des lieux de culte et des établissements commerciaux de minorités religieuses telles que les hindous et les Ahmadis ont été rapportés.

La police du Bangladesh arrête un homme dans l’enceinte de l’université de Dacca, un jour après l’affrontement entre des manifestant·es anti-quota et des membres de la Bangladesh Chhatra League (aile étudiante du parti au pouvoir), dans la zone de l’Université de Dacca, à Dacca, au Bangladesh, le 17 juillet 2024. Photo de Zabed Hasnain Chowdhury/NurPhoto via Getty Images
Comment les autorités ont-elles bafoué les droits humains pendant les manifestations ?
Exécutions extrajudiciaires, usage disproportionné de la force entraînant des blessures graves, arrestations et détentions arbitraires massives, torture et autres formes de mauvais traitements… La liste des violations graves perpétrées par le parti Awami durant la répression n’en finit pas. Selon le rapport d’enquête de l’ONU, ces violences auraient été commises de manière intentionnelle dans le but de réprimer les manifestations et les voix dissidentes.
Usage illégal de la force
Les autorités ont eu recours à une série de tactiques pour répondre de manière punitive à ces manifestantes et manifestants étudiants, notamment l’utilisation illégale d’armes létales et à létalité réduite dans le maintien de l’ordre lors de manifestations au Bangladesh, qui a entraîné la mort de centaines de personnes. Nos recherches ont montré que les forces de sécurité, notamment le Bataillon d’action rapide, les gardes-frontières du Bangladesh, ainsi que la police, ont utilisé illégalement des armes létales et à létalité réduite (y compris des fusils de chasse de calibre 12 chargés de grenailles, des lance-grenades de 37/38 mm, des fusils d’assaut de type AK et des fusils d’assaut chinois de type 56-1) et du gaz lacrymogène contre des manifestant·es.
Arrestations et détentions arbitraires
Les autorités ont procédé à des arrestations et à des détentions arbitraires de manifestant·es, de militant·es et de membres du public. Les autorités ont également soumis des journalistes à des violences et entravé leurs efforts visant à couvrir les événements librement et en toute sécurité. Elles ont également interdit les manifestations, restreignant encore les droits à la liberté d’expression et de réunion pacifique. Selon des reportages de médias, les forces de sécurité ont procédé à des raids et des arrestations de masse prenant pour cible des étudiant·es et des militant·es de l’opposition dans de nombreux quartiers.
Coupures d’Internet
Le 18 juillet, les autorités ont imposé une coupure totale d’Internet dans tout le pays, isolant le pays du reste du monde. Cinq jours plus tard, le 23 juillet, elle a été partiellement levée dans certaines régions du pays.
Cette coupure était une mesure irresponsable, dans une semaine marquée par l’intensification de la violence et la répression des droits humains par l’État – une période où l’accès à des informations fiables est essentiel.
Les coupures généralisées ont un impact sur la sûreté, la sécurité, la mobilité et les moyens de subsistance, tout en générant instabilité et panique, ce qui compromet encore davantage la confiance à l’égard des autorités.
Une violence impitoyable
Dans plusieurs vidéos du 18 juillet, on peut voir Shykh Aashhabul Yamin, étudiant à l’Institut militaire des sciences et technologies, inconscient sur le toit d’un véhicule blindé de transport de troupes roulant sur l’autoroute entre Dacca et Aricha.
Dans trois vidéos vérifiées par nos équipes, des policiers tirent violemment le corps de Shykh Aashhabul Yamin, le faisant tomber du véhicule et se heurter la tête sur le trottoir. Enfin, on peut voir d’autres agents traîner son corps par-dessus les barrières de sécurité au milieu de la route, puis s’éloigner en voiture en laissant Shykh Aashhabul Yamin sur place. Selon les médias, Shykh Aashhabul Yamin est décédé plus tard dans la journée des suites de ses blessures. Aucun des 12 policiers que l’on voit sur les vidéos n’a tenté d’apporter une assistance médicale au jeune homme.
Or, l’article 5-c des Principes de base de l’ONU sur le recours à la force et l’utilisation des armes à feu par les responsables de l’application des lois exige de ces derniers qu’ils veillent à ce qu’une assistance et des secours médicaux soient fournis aussi rapidement que possible à toute personne blessée ou autrement affectée.
Ce cas illustre un mépris total pour le droit à la vie et un manquement de la part des forces de l’ordre à leurs obligations en vertu du droit national et international relatif aux droits humains.
En quoi ces crimes soulèvent-ils des questions du point de vue du droit pénal international ?
Les témoignages et les preuves recueillis dans le rapport d’enquête de l’ONU dressent un tableau inquiétant de la violence endémique et des meurtres ciblés perpétrés par les autorités du Bangladesh, qui comptent parmi les violations les plus graves des droits humains et qui peuvent également constituer des crimes internationaux.
C’est pourquoi nous estimons que des enquêtes criminelles supplémentaires sont nécessaires pour déterminer dans quelle mesure elles peuvent constituer des crimes contre l'humanité et de la torture, ainsi que des crimes graves en vertu du droit national.
Par ailleurs, à la suite de la démission de la Première ministre Sheikh Hasina de l’époque, un gouvernement intérimaire dirigé par Muhammad Yunus, lauréat du Prix Nobel de la paix en 2006, a été formé en août 2024. Sa mission principale était de garantir une transition démocratique afin de sortir le Bangladesh de ce chapitre meurtrier.
Si cette transition est nécessaire, nous alertons cependant sur les méthodes employées par le gouvernement intérimaire pour la mener à bien. En effet, celui-ci repose en grande partie sur le Tribunal des crimes internationaux du Bangladesh (ICT), ce qui soulève plusieurs préoccupations. Nous redoutons en particulier des dérives concernant le respect des droits à un procès équitable, la conformité à la procédure régulière, ainsi que l’utilisation de la peine de mort pour certains crimes liés à la répression.
Quelles sont nos demandes ?
Au cours des manifestations, nous avons utilisé l'analyse de vidéos et de photographies pour confirmer le recours illégal par la police d’armes létales et d’armes dites “à létalité réduite” contre les manifestantes et manifestants. Nous avons systématiquement recensé les crimes de droit international et d’autres graves violations des droits humains commises par les autorités bangladaises dans le cadre de la répression liée aux manifestations.
Nos enquêtes confirment notamment :
L’utilisation illégale d’armes létales et à létalité réduite entraînant des violations du droit à la vie et du droit de ne pas être soumis à la torture ni à des peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants ;
Un déni d’assistance médicale aux manifestant·es blessés ;
Des arrestations et détentions arbitraires de masse.
A l’aune des nouvelles preuves recueillies concernant les ordres supérieurs donnés pour la répression des manifestant·es, nous exhortons le gouvernement intérimaire du Bangladesh à garantir une enquête indépendante sur toutes les violations des droits humains commises pendant la période, suivie d'un procès équitable respectant les garanties de la procédure régulière sans recours à
Nous exhortons également vivement le gouvernement intérimaire à suivre la recommandation formulée dans le rapport de l'ONU et envisager de soumettre les incidents qui se sont produits entre le 1er juillet et le 15 août au Bangladesh à la Cour pénale internationale, conformément à l'article 14 du Statut de Rome.
MANIFESTEZ-VOUS !
Aujourd’hui, partout dans le monde, le droit de manifester est menacé. Face à l’urgence, notre organisation a décidé de lancer une campagne mondiale « Manifestez-vous » pour défendre ce droit précieux.
En rejoignant cette campagne, vous recevrez des informations sur l’état du droit de manifester dans le monde et en France, des propositions d’actions pour le défendre, et vous pourrez suivre nos avancées et les victoires obtenues ensemble. Rejoignez-nous : manifestez-vous !