Depuis la chute du régime sanglant de Bachar Al-Assad, la Syrie a basculé dans un contexte de violences interconfessionnelles et d’impunité générale. Nous avons enquêté sur l’exécution de 46 Druzes à Soueïda en Syrie les 15 et 16 juillet 2025. Des vidéos et des témoignages révèlent que les auteurs de ces crimes sont des membres des forces gouvernementales et affilées.
Les scènes des 15 et 16 juillet sont d’une violence inouïe envers les hommes et les femmes druzes à Soueïda, dans le sud de la Syrie. Des dizaines de personnes non armées ont été froidement abattues chez elles, dans la rue, dans des écoles et des hôpitaux.
Les 11 et 12 juillet, des tensions avaient éclaté dans ce territoire entre des groupes armés druzes et des combattants de tribus bédouines. Le 15 juillet, les forces gouvernementales avaient annoncé être entrées dans la ville de Soueïda afin de « rétablir la stabilité » et ont imposé un couvre-feu. Le même jour, Israël, au motif de protéger les Druzes, a mené des frappes aériennes contre des véhicules militaires syriens, tuant au moins 15 membres des forces gouvernementales.
L’escalade de la violence n'a pris fin qu’avec le retrait des forces gouvernementales tard dans la nuit du 16 juillet, laissant derrière elles plusieurs dizaines de corps assassinés. Nous avons enquêté sur la mort de 46 Druzes survenue les 15 et 16 juillet à Soueïda.
Qui sont les Druzes ?
Les Druzes sont les membres d’une communauté religieuse issue d’une branche de l’islam chiite. Ils et elles représentent environ 1 million de la population du Proche-Orient et constituaient 3% de la population syrienne avant la guerre de civile de 2011, soit 700 000 personnes.
Longtemps persécuté, ce groupe s'est notamment réfugié dans les territoires montagneux au Liban, en Israël, sur le plateau syrien du Golan occupé par Israël, en Jordanie, et en Syrie où la majorité habite dans la province de Soueïda, au sud du pays.
Pendant la guerre civile qui a éclaté en 2011 en Syrie, les Druzes avaient constitué leur propre groupe armé. Depuis la chute de Bachar Al-Assad, les Druzes font partie des minorités victimes de violences croissantes en Syrie.
Nous avons interrogé 13 personnes à Soueïda, et deux autres originaires de la ville qui vivent à l’étranger. Parmi ces 15 témoins, huit avaient des proches ayant été exécutés. L’un d’entre eux a assisté en direct à l’exécution de membres de sa famille et un autre à celle d’un groupe de personnes exécutées. Cinq se sont rendus sur différents lieux d’exécution et ont vu les corps de leurs proches et d’autres victimes.
Le Laboratoire de preuves du programme Réaction aux crises, notre équipe d’investigation numérique, a vérifié 22 vidéos et photos transmises à nos chercheur·es ou publiées sur les réseaux sociaux entre le 15 juillet et le 10 août. Nous avons recueilli les récits de témoins et de proches de personnes exécutées, ou de personnes dont les corps apparaissaient dans ces vidéos. Nous avons également examiné des photos et vidéos prises à Soueïda et dans ses environs entre le 14 et le 17 juillet 2025 dans le cadre de notre analyse des acteurs armés présents dans la région.
Des exécutions extrajudiciaires menées par les forces gouvernementales
Les 46 exécutions enquêtées ont eu lieu après l’entrée des forces gouvernementales et l’instauration d’un couvre-feu dans la ville de Soueïda les 15 et 16 juillet. Notre équipe du Laboratoire de preuves a recueilli des preuves accablantes qui attestent que les forces gouvernementales et affiliées sont les auteurs de ces exécutions extrajudiciaires.
Qu’est-ce qu’une exécution extrajudiciaire ?
Une exécution extrajudiciaire consiste à priver arbitrairement une personne de sa vie, en l'absence de tout jugement d'un tribunal compétent, indépendant ou de tout recours. Elle est strictement interdite par le droit international, en période de paix comme en situation de conflit.
La plupart des hommes armés en uniforme militaire et de sécurité que l’on voit sur les vidéos et images vérifiées par nos équipes ne portaient pas de signe distinctif. Toutefois, sur certaines vidéos authentifiées, on peut voir des hommes armés en uniforme, sans insigne, circuler à bord de camions portant clairement le logo du ministère de l’Intérieur. Nos équipes ont également identifié des hommes armés, vêtus avec des insignes gouvernementaux, agir avec d’autres hommes armés sans insignes visibles juste avant l’exécution de Mohammed Rafiq al Bahsas qui a eu lieu à l’hôpital de Soueïda le 16 juillet.
Huit hommes exécutés sur la place Tichrine :
L’un des auteurs du crime a partagé une vidéo qui montre douze hommes armés escortant les huit hommes en vêtements civils jusqu’à la place. Deux autres vidéos filment les huit hommes agenouillés place Tichrine, les mains sur la tête. Les hommes armés leur crient dessus avant d’ouvrir le feu. Plusieurs fusils tirent sans interruption pendant plus de 15 secondes.
D’après l’analyse de l’orientation des ombres, les vidéos ont été filmées vers 7 heures du matin. Un témoin a déclaré avoir vu le 16 juillet, entre 6h et 7h du matin, des hommes armés en uniforme tirer sur plusieurs hommes agenouillés sur la place.
Autres témoins de ces atrocités : les forces gouvernementales elles-mêmes. Leur présence a été attestée place Tichrine et aux abords dans d’autres vidéos authentifiées et corroborées par le témoin.
Les membres d’une famille froidement assassinés alors qu’ils tentaient de fuir les massacres :
L'un des agents a reculé, a répondu au salut, puis a soudainement ouvert le feu, sans crier gare.
Un père, membre de la communauté druze, dont les trois fils et les trois neveux ont été exécutés.
Face à la multiplication des exécutions de druzes, un père décide le 15 juillet de fuir la ville de Soueïda avec sa famille. Il se trouvait avec sa femme au bord de son véhicule lorsqu’il assiste à l’exécution de ses trois fils et de ses trois neveux qui les suivaient dans une autre voiture.
« Les forces de sécurité m'ont demandé si le véhicule derrière était avec moi. J'ai répondu oui. Les deux agents se sont alors dirigés vers la voiture de mon fils. Je les ai observés dans mon rétroviseur. J'ai vu mon fils leur sourire et leur dire salam aalykom [que la paix soit avec vous]. L'un des agents a reculé, a répondu au salut, puis a soudainement ouvert le feu, sans crier gare. Le deuxième s'est alors mis à tirer lui aussi. Ce qui m'a le plus choqué, c'est de voir le corps de mon fils se contorsionner sous l'impact des balles. »
Nos équipes ont identifié des images prises juste après les faits. On peut voir une berline aux vitres brisées et au moins 60 impacts de projectiles tirés sous deux angles différents.
Flambée des violences interconfessionnelles en Syrie
La chute du gouvernement de Bachar Al-Assad dans la nuit du 8 décembre 2024, met fin à plus de cinquante années de violations des droits humains commises par le clan Assad. Mais depuis lors, la Syrie est plongée dans un contexte de grande instabilité.
Après les premiers espoirs de justice et de paix, la population syrienne se retrouve au milieu de violences entre les différentes communautés religieuses. Lors des exécutions de Druzes les 15 et 16 juillet à Soueïda, des hommes armés ont proféré des propos motivés par la haine religieuse et infligé des traitements humiliants à l’égard de membres de la communauté druze.
Nous avions dénoncé dans de précédentes enquêtes les massacres et les enlèvements dont étaient victimes les Alaouites, une minorité religieuse dont est issue la famille Assad :
L’absence de justice
Ces crimes commis envers les minorités religieuses restent impunis. L’absence de véritables enquêtes et de justice en Syrie encourage les auteurs de ces crimes à tuer sans crainte de devoir rendre des comptes.
Loin de craindre la justice, des hommes en uniforme militaire et de sécurité, ainsi que des hommes leur étant affiliés, se filmaient en train de procéder à des exécutions à Soueïda. Il faut absolument une enquête indépendante et impartiale afin d’identifier les responsables, de les traduire en justice et de mettre fin à l’impunité
Diana Semaan, chercheuse sur la Syrie à Amnesty International
La réaction du nouveau gouvernement syrien
22 juillet. Le ministre de la Défense syrien a indiqué avoir été informé de « violations choquantes et graves commises par un groupe inconnu portant des uniformes militaires dans la ville de Soueïda ». Pourtant, deux mois auparavant, ce même ministre avait annoncé que les principaux anciens groupes armés actifs en Syrie avaient été intégrés à l’armée syrienne, et avait donné aux autres groupes de plus petite taille un délai de 10 jours pour obéir ou s’exposer à une réaction ferme.
31 juillet. Le ministère de la Justice a mis sur pied un comité chargé d’enquêter sur les violations commises à Soueïda et de traduire les responsables présumés en justice.
12 août. Nous avons écrit aux ministres syriens de l’Intérieur et de la Défense pour partager les conclusions préliminaires de notre enquête. Nous avons sollicité des informations sur l’avancée de l’enquête gouvernementale concernant ces événements, y compris le rôle des forces de l’État, les mesures prises pour amener les responsables à rendre des comptes, ainsi que les dispositions adoptées avant, pendant et après les combats pour protéger la population contre les violations et les mauvais traitements. Aucune réponse n’avait été reçue au moment de la publication de notre enquête.
Nos demandes
Le gouvernement syrien doit amener les membres des forces de sécurité et des forces armées gouvernementales, ainsi que ceux des forces affiliées, à rendre des comptes pour l’exécution extrajudiciaire d'hommes et de femmes druzes à Soueïda.
Le gouvernement syrien doit mener dans les meilleurs délais une enquête indépendante, impartiale et transparente sur ces exécutions et traduire les auteurs en justice dans le cadre de procès équitables, sans recourir à la peine de mort.
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