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Natalia, blessée à l'oeil © Adrien Vautier

Natalia, blessée à l'oeil © Adrien Vautier

Le Chili à corps et à cris

De nouvelles violences ont éclaté fin janvier au Chili. Depuis le début du mouvement social fin octobre 2019, une trentaine de personnes ont été tuées. Nos reporters ont recueilli à Santiago les témoignages poignants de victimes.

Correspondance Nicolas Margerand, photos Adrien Vautier

Dans la commune de Peñalolen (Santiago) la chambre de Natalia se remplit de ballons et de cartes de soutien. « J’en reçois tous les jours », sourit-elle. Cette infirmière de 24 ans a reçu ces mots réconfortants après la perte d’un œil lors des manifestations. Le lundi 28 octobre, elle allait rejoindre des amis près du palais présidentiel La Moneda. Dans la rue, la manifestation est pacifique, les gens crient, font du bruit avec des casseroles ou des sifflets. À l’approche des carabiniers (institution militaro-policière) les manifestants lèvent spontanément les mains. « Quand je me suis retournée, j’ai vu qu’ils étaient à quelques mètres de moi et c’est là que j’ai reçu un impact de tir lacrymogène dans l’œil. Ils ont tiré directement sur moi ». Étourdie, la jeune femme est emmenée à l’hôpital. Suite à la perte de vision d’un œil, ses parents ont écrit une lettre au Président Sebastián Piñera pour lui demander “justice et dignité”. Cette situation est loin d’être un acte isolé. Plus de 400 personnes ont été touchées à l’œil. Le 8 novembre 2019, le jeune étudiant (21 ans) Gustavo Gatica1 a même perdu totalement la vue des deux yeux suite à un tir de munitions.

 

Une répression meurtrière les premiers jours

La contestation au Chili est née le 18 octobre 2019 suite à la hausse du prix du titre de transport de trente pesos. Mais pour les manifestants, « ce ne sont pas trente pesos, mais trente années » de libéralisme qui les ont poussés à se soulever pour demander des mesures sociales concernant les retraites, ou encore politiques, comme le changement de Constitution pour aller vers une assemblée constituante. Face à ce mouvement social, le président Sebastián Piñera a réagi en instaurant l’état d’urgence avec couvre-feu. Mais surtout, l’exécutif a sorti dans la rue les militaires pendant plusieurs jours, une première depuis la dictature. Ces derniers se sont livrés à de nombreuses exactions tirant à balles réelles sur des manifestants : trois victimes ont ainsi été tuées par l’armée, dont deux d’entre elles au moyen d’armes de type militaire. Dès le 26 octobre, Amnesty International a envoyé une équipe de crise afin de réunir des informations sur les graves violations de droits humains. Le 20 octobre, Romario Veloz, un jeune Équatorien âgé de 26 ans, et Rolando Robledo, un Chilien de 41, participaient à une marche de faible ampleur à La Serena. Ils sont tous les deux morts d’une balle tirée par un soldat, dans le cou pour Romario Veloz, dans la poitrine pour Rolando Rebledo.

Manifestation 01 novembre Santiago.

Manifestation 01 novembre Santiago. © Adrien Vautier

Le rapport d’Amnesty International, sorti fin novembre 2019, met en cause l’exécutif qui aurait mis en place « une politique délibérée visant à nuire aux manifestants ». Il estime ainsi « que la responsabilité des plus hautes autorités de l’État est engagée, soit qu’elles aient ordonné la répression, soit qu’elles l’aient tolérée ». L’entretien avec le président demandé par l’ONG lui a été refusé. Le gouvernement a dans un premier temps réfuté ces accusations. Toutefois, lors d’une allocution télévisée le 18 novembre, le président Chilien a concédé qu’il y a eu un « recours excessif à la force », et que « des abus ou des délits » ont été commis. Il a ajouté qu’ « il n’y aura pas d’impunité » faisant référence à la fois à la violence des forces de l’ordres pendant les manifestations et aux destructions réalisées par les manifestants. Les militaires ne sont pas les seuls mis en cause. La police nationale serait également responsable de la mort d’Alex Nuñez, passé à tabac la nuit du 20 octobre.

 

La famille Núñez, première famille endeuillée

Ce soir-là Alex Núñez, électricien, venait rendre une machine à l’un de ses clients, vers 20 heures, une heure après le couvre-feu. Cet homme de 39 ans, père de trois enfants, retrouve un ami sur une place vide du quartier modeste de Maipu, au sud de Santiago. Lors du passage d’un fourgon de carabiniers, les deux hommes se mettent à courir. Son ami est frappé puis enlevé. Alex est rattrapé par les carabiniers qui le frappent au visage et au thorax à quelques rues de sa maison. Il rentre chez lui, le visage tuméfié et défiguré. Carolina, son ancienne compagne et infirmière, lui propose de se rendre à l’hôpital. Épuisé, il préfère se coucher. « Il m’a juste dit : ̎prend-soin des enfants ̎ », se remémore-t-elle.  Le lendemain, il ne se réveille pas. Sa famille l’allonge sur le côté, il vomit alors du sang. Emmené à l’hôpital, il mourra d’un traumatisme crânien des suites de ses blessures. Sa veuve reste déterminée « Je veux la justice pour lui car ceci ne doit pas rester impuni. J’entends des commentaires disant qu’il était dehors après le couvre-feu mais est-ce que ça leur donne le droit de tuer ? Ils auraient dû faire un contrôle, peut-être l’emmener au poste mais pas le tuer ». Si elle pouvait, elle continuerait à manifester. Mais ses enfants, craignant qu’il lui arrive quelque chose à son tour, lui interdisent de sortir. Aujourd’hui, ses préoccupations se dirigent vers son petit dernier, Alejandro, âgé de 11 ans. « Quand j’entends les hélicoptères, ça me rend nerveux, confie-t-il dans la rue où son père fut matraqué. J’ai peur qu’ils entrent chez nous et se mettent à nous frapper ou qu’ils jettent des bombes ». Les trois enfants participent désormais à une thérapie.

 Lire aussi : le passage à tabac des manifestants

Des ONG en première ligne

Malgré la forte répression, les Chiliens ont continué à manifester.  Le vendredi 25 octobre, ils étaient plus d’un million dans les rues de Santiago, aux alentours de la Plaza Italia. Ils l’ont d’ailleurs renommée « Place de la Dignité ». Une « première ligne » de manifestants a émergé pour jeter des pierres sur les carabiniers et protéger le reste du cortège des tirs de lacrymogène et de perdigones, des chevrotines. Officiellement, ces munitions sont en caoutchouc mais selon une étude de l’Université du Chili, elles sont en réalité constituées à 20 % de caoutchouc et à 80 % de silice, de sulfate de baryum et de plomb. Sur le terrain, les membres de l’Institut national des droits de l’homme (INDH) inspectent régulièrement les manifestations. À l’aide de caméras embarquées et de leurs téléphones portables, ils répertorient les manquements lors des interventions des carabiniers et font le tour des blessés à travers les différents points médicaux de rue. Le 29 octobre, un observateur de l’Institut, pourtant clairement identifiable de par son manteau et son casque jaune, a lui-même été la cible d’un tir de 5 chevrotines. Au 3 janvier, l’INDH a recensé l’arrestation de plus de 1000 personnes et près de 3600 blessures. Fin décembre, lors de son rapport annuel, l’INDH a dénoncé les plus « graves violations des droits humains au Chili depuis 1989 ». L’institut a déclaré être particulièrement préoccupé par « l’usage indiscriminé de chevrotines », les « tortures à connotation sexuelles » et « les lésions oculaires ». Ces dernières sont la conséquence de tirs effectués à hauteur du torse au lieu d’être dirigés vers le sol ou les airs. C’est ce qui est arrivé à Carlos Vivanco Morada, le 20 octobre.

Carlos Vivanco Morada blessé à l'oeil par un tir des forces de sécurité © Adrien Vautier

Ce jeune de 19 ans manifestait pacifiquement dans son quartier de la Pintana. Au moment des premiers tirs des forces spéciales de carabiniers, il décide de rebrousser chemin. Il reçoit alors neuf impacts de billes en métal, sur le haut du corps et sur un œil. Tombé au sol, il est recueilli par son frère et amené à l’Hôpital du Salvador. Là, on lui annonce qu’il ne verra plus jamais. « Mon frère est traumatisé car il a cru que j’allais mourir. Moi je n’éprouve ni peine ni tristesse, je ressens seulement de la rage ». « Si le tir avait été effectué de plus près [les carabiniers se trouvaient à une vingtaine de mètres, ndlr], précise sa mère, il serait mort. La bille en plomb s’est arrêtée près de son cerveau ». Avec d’autres blessés oculaires, Carlos participe désormais à une action collective organisée par son avocat. Avec l’INDH, il va également porter plainte contre l’ancien ministre de l’Intérieur lors des faits, Andrés Chadwick. Ce dernier a fait l’objet d’une procédure d’accusation constitutionnelle approuvée par les députés et les sénateurs : il ne pourra plus exercer de fonction politique pendant cinq ans. Le 12 décembre, Sebastián Piñera a également fait l’objet d’une accusation constitutionnelle de la part des députés mais la procédure n’a pas obtenu le nombre de voix nécessaires. Entre le 16 octobre et le 15 janvier 2020, l’INDH a entamé plus de 1000 actions judiciaires en lien avec l’action des forces de l’ordre, 5 pour des cas d’homicides, 17 pour des tentatives d’homicides 158 pour des violences sexuelles et 770 pour des cas de tortures. L’ONU a également envoyé une délégation pour réaliser une enquête sur la répression policière. Son rapport est parvenu aux mêmes conclusions qu’Amnesty International et l’INDH sur “le nombre élevé de violations graves des droits humains”.  

 

Josué Maureira, symbole des violences policières

Mardi 5 novembre, la Commission chilienne des droits de l’Homme (CCDH) a officiellement porté plainte contre Pinera et l’ancien ministre de l’Intérieur pour leur responsabilité dans un cas de torture contre un manifestant. L’avocate Carola Cubillos a reçu sa plainte ainsi que celle d’une femme qui a été violentée dans le commissariat de la station de métro Baquedano. « La victime a été emmenée dans les toilettes, là où il n’y avait pas de caméras », raconte son avocate.

Ils l’ont mise à genoux, l’ont déshabillée et l’ont humiliée .

L’association d’avocates féministes Abofem a reçu plus de soixante plaintes similaires pour des cas de violences sexuelles de la part de carabiniers. L’INDH a également appuyé une plainte hautement symbolique, celle de Josué Maureira, étudiant en médecine, devenu malgré lui un symbole des violences policières exercées depuis le début de la contestation sociale. Dans la nuit du 21 au 22 octobre, en plein couvre-feu, Josué se promène dans Santiago avec sa cousine. Interpellé par un appel à l’aide émanant d’un supermarché ayant été saccagé deux jours d’affilée, il entre dans le magasin pour tenter de porter assistance. Il se retrouve nez-à-nez avec les carabiniers qui le frappent avec leur matraque jusqu’à ce qu’il perde connaissance. Dans le fourgon puis au commissariat, les coups pleuvent toujours.  Il est alors transporté chez le médecin pour faire constater ses lésions. Durant la visite médicale, alors qu’il est étranglé par les carabiniers, le médecin ne lui vient pas en aide. Menacé de mort dans une pièce sans caméra de surveillance, il est forcé à révéler son homosexualité. Deux carabiniers le déshabillent alors et un autre le viole avec une matraque rétractable. « Après cela, je suis resté sur le sol, les yeux fermés et j’ai pensé que j’allais mourir. J’ai perdu connaissance. »

Après avoir porté plainte, Josué s’est exprimé devant les médias. Des menaces de morts l’ont contraint à changer plusieurs fois de numéro et à fermer ses différents comptes sur les réseaux sociaux. Depuis ces évènements, ses bourreaux ont été retrouvés. Six policiers ont été placés en détention préventive fin décembre pour délit de torture et deux d’entre eux pour délit aggravé de viol.  Aujourd’hui, profondément atteint, Josué a perdu goût à la vie. « Je me sens fatigué, déçu et en colère. Je ne veux plus vivre à Santiago », annonce-t-il. Josué nous a confié vouloir partir l’an prochain pour étudier en Europe, probablement en Espagne, loin de toutes ces violences policières. Nous l’avons retrouvé plus tard en manifestation : il portait assistance en tant que street doc à d’autres victimes de violences policières.

 

 

 

1/ il a été touché le vendredi 8 novembre, il a officiellement perdu la vue le mardi 12 novembre.

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