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Justine Lacroix © MICHAEL ZUMSTEIN/AGENCE VU

Justine Lacroix © MICHAEL ZUMSTEIN/AGENCE VU

Justine Lacroix : « Être une boussole ne suffit pas »

Pour la politologue, le langage du droit n’est qu’une déclinaison de l'aspiration à la dignité.

La Chronique d'Amnesty International : Vous avez publié avec Jean-Yves Pranchère un ouvrage intitulé Le Procès des droits de l’homme  Quel est, selon vous, l’acte d’accusation ?

Justine Lacroix :  Il est multiple. Avec mon coauteur nous avons constaté un renouveau des critiques adressées aux droits de l’homme. Outre celles bien connues concernant les droits de l’homme en tant que tels, qui ne datent pas d’hier et sont marginales, il y a celles beaucoup plus puissantes et multiformes qui s’attaquent aux usages contemporains des droits de l’homme.

Et là, je distingue deux grands axes. Le premier estime que le discours contemporain de célébration des droits de l’homme mène à une radicalisation de l’individualisme.

C’est le cas de Marcel Gauchet, qui discerne une crispation de chacun sur la défense de ses intérêts et le refus des contraintes du collectif. En somme, nos droits humains favoriseraient une dissociation de la société : dilution de la collectivité démocratique, désinstitutionalisation de la famille, perte du sens du bien commun. Un autre axe critique, plutôt de gauche, fait des droits de l’homme l’alibi du néolibéralisme. Auxiliaires d’un marché dérégulé, ils seraient le « supplément d’âme » promu par le capitalisme contemporain pour asseoir le modèle d’un individu « entrepreneur » obligé d’innover en permanence. Cette critique est assez présente en France.

Jean-Claude Michea, par exemple, développe l’idée que notre discours des droits de l’homme est une habile façon de masquer l’abandon d’une forme de socialisme plus égalitaire.

Il y a aussi des critiques moins frontales, plus nuancées comme celles de l’historien américain Samuel Moyn.

Il réfute un lien direct entre le combat en faveur des droits humains et le développement du néolibéralisme, mais reproche aux mouvements en faveur des droits humains, en premier lieu Amnesty International et Human Rights Watch, d’avoir été aveugles à l’explosion des inégalités à partir des années 1980.

Il leur fait grief de s’être davantage souciés des atteintes flagrantes à l’intégrité de la personne humaine qu’aux rapports économiques et sociaux de domination, oubliant ainsi des éléments fondamentaux des premières Déclarations des droits de l’homme qui liaient égalité et liberté. Il y a là une part de vérité : la Déclaration de 1789 insiste sur le fait que tous les hommes naissent libres et égaux en droit et sur le fait que « les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune ».

Quant à celle de 1793, elle prévoyait un recours à l’assistance pour ceux incapables de travailler, soit un embryon des droits économiques et sociaux qui sont au cœur de la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948.

La DUDH, d’ailleurs concomitante à la construction de l’État-providence, pourrait paraître aujourd’hui comme un document « socialiste ». Cette dimension égalitaire, sociale et économique a pu être oblitérée dans les années 1980.

Cette dernière critique est très différente, elle ne porte pas sur les droits humains eux-mêmes mais sur les priorités supposées des mouvements qui les défendent.

À quelles conditions les droits humains peuvent-ils être une boussole politique réellement universelle ?

Je suis persuadée que les droits de l’homme sont la « boussole » de l’action politique. Mais une boussole ne suffit pas. La référence aux droits de l’homme n’épuise pas la multiplicité des conflits qui traversent une société démocratique sur le niveau des redistributions, sur les relations collectives dans le monde du travail, sur l’élaboration d’une politique de l’environnement… Les droits de l’homme ne peuvent pas répondre à tout – et heureusement.

Ce sont des principes susceptibles d’orienter, d’interdire ou de fixer des limites à certaines politiques. En outre, les droits n’existent que si les acteurs eux-mêmes se les approprient et les revendiquent. On n’impose pas des droits de l’homme par la force. C’est là que l’universalité n’est pas très bien comprise.

L’universel, c’est quand des communautés politiques défendent des exigences comparables mais dans un langage différent. Il y beaucoup de façons d’exprimer l’aspiration au respect de la dignité humaine. Le langage des « droits » est simplement celui qui s’est imposé dans la période contemporaine pour exprimer cette exigence.

Cela dit, les démocraties occidentales usent et abusent de l’instrumentalisation politique des droits fondamentaux…

Effectivement, l’une des critiques associées aux droits de l’homme formulé par l’extrême gauche, c’est qu’ils sont l’expression d’une forme d’impérialisme occidental. On ne dira jamais assez le mal causé par la deuxième guerre d’Irak et l’instrumentalisation des droits de l’homme par l’administration Bush. Mais ce n’est pas parce qu’il y a instrumentalisation que le principe lui-même est atteint. Plutôt que de tirer à boulets rouges sur ces droits, mieux vaut rappeler leur sens réel pour éviter ces formes d’instrumentalisation.

Votre ouvrage est sous-titré « le scepticisme démocratique ». Quels liens établissez-vous entre droits de l’homme et démocratie ?

Je crois qu’ils sont indissociables. Pourquoi ? Parce la démocratie représentative est un ensemble de procédures où figure le principe de l’élection, donc la volonté majoritaire du peuple. Cette élection est légitime si l’on présume que les citoyens formant le corps électoral ont la possibilité d’émettre un choix libre.

Ce qui suppose d’être libéré de la peur, de la précarité, de disposer d’une presse libre… Je reprends de façon très simplifiée le modèle de Jürgen Habermas, qui établit que les droits de l’homme sont indispensables au bon fonctionnement de la démocratie et que seule celle-ci, en retour, permet de garantir l’exercice des droits de l’homme C’est en ce sens que c’est à la fois la démocratie et les droits de l’homme qui sont ébranlés aujourd’hui. Je suis très dubitative sur les expressions de « démocratie illibérale » ou « démocratie sans droits » qui fleurissent aujourd’hui.

Le politologue américain Yascha Mounk avance ainsi la notion de « démocratie sans droits » pour caractériser des régimes comme la Pologne, la Hongrie, la Russie, la Turquie, où le principe démocratique est, dit-il, respecté mais où le pouvoir judiciaire est attaqué, les libertés et les droits fondamentaux sont bafoués. Son travail comprend des éléments intéressants, mais il néglige le fait que la démocratie ce n’est pas seulement l’élection. Il n’y a pas de démocratie sans égalité et liberté de tous.

Je ne vois pas l’intérêt de faire le cadeau de ce concept boiteux à Orbàn, en Hongrie, ou Erdoğan, en Turquie, qui sont ravis de prétendre diriger des « démocraties illibérales ». Comme l’a montré le philosophe Michael Foessel, la démocratie illibérale, ça n’existe pas. Appelons un chat un chat : ce sont des régimes nationalistes autoritaires où on assiste à une régression des droits ET de la démocratie. Les deux vont de pair.

Ce phénomène n’est d’ailleurs pas limité aux pays d’Europe centrale et orientale : le dernier rapport annuel d’Amnesty montre bien que la régression des droits fondamentaux est un processus lourd à l’œuvre dans plusieurs pays d’Europe dont la France et la Belgique.

Justine Lacroix © MICHAEL ZUMSTEIN/AGENCE VU

Vous dites que cette attaque contre les droits de l’homme a commencé au moment où, au tournant des années 1990, on estimait paradoxalement qu’ils avaient définitivement gagné...

C’est surtout vrai dans la vie intellectuelle française où le moment du retournement coïncide avec celui de la consécration. Dans les années 1960, une grande partie de la gauche marquée par le marxisme critiquait ces droits comme « formels », dissimulant les inégalités réelles. Sous l’influence des dissidents d’Europe centrale et orientale et de la réflexion sur le totalitarisme soviétique, on a assisté dès les années 1970 à un retour en grâce des droits de l’homme. L’apothéose se situe en 1989 avec le bicentenaire de la Révolution et l’effondrement du Mur de Berlin.

On a eu alors l’impression que la démocratie libérale et les droits de l’homme l’avaient emporté, mais déjà dans la sphère intellectuelle les prémices d’une prise de distance à l’égard des droits de l’homme se faisaient jour.

L’article de Marcel Gauchet, intitulé « Les droits de l’homme ne sont pas une politique », date de 1980. Au début des années 1990, ces critiques se sont amplifiées et ont envahi la sphère politique.

Aujourd’hui, ce qui m’inquiète, ce sont ces enquêtes, tel ce sondage Ipsos de juillet 2018, qui témoignent d’une érosion de ­l’attachement aux droits fondamentaux, notamment chez les jeunes générations.

Elie Wiesel a parlé de « dernière religion séculière » à propos des droits humains. Est-ce qu’il n’y pas un risque, en les consacrant, en les ayant enchâssés dans une Déclaration, de leur faire perdre leur vertu émancipatrice ?

Les droits de l’homme ne sont pas une religion, mais des instruments de lutte en constante redéfinition que des communautés politiques doivent s’approprier.

C’est une « utopie concrète » pour parler comme Habermas. Claude Lefort montre bien comment les droits de l’homme sont liés à l’action démocratique et toujours, dans une certaine mesure, indéterminés, donc subversifs, porteurs d’une dimension émancipatrice. Mais, en même temps, je peux comprendre un certain désenchantement de ceux pour qui ces déclarations ne suffisent pas. En tant que militant des droits de l’homme, il faut rester très humble, avoir conscience que c’est une des voies pour l’émancipation n’épuisant évidemment pas les autres combats. Notamment celui des inégalités.

Une trop grande inégalité me paraît incompatible avec le discours des droits de l’homme car, je l’ai rappelé, les déclarations lient étroitement liberté et égalité. Mais, on peut être militant des droits de l’homme et plaider pour des politiques de redistribution très fortes ou, à l’inverse, se sentir plus proche d’une politique de type « libéral ». L’adhésion aux droits de l’homme n’épuise pas le champ des alternatives politiques. Heureusement !

Vous employez le terme « droits de l’homme ». La section française d’Amnesty a adopté dans les années 1990 celui de « droits humains »… Quelle est votre position ?

Je suis plutôt favorable à l’expression « droits de l’homme » pour garder la continuité historique entre les Déclarations du XVIIIe siècle et les ­combats d’aujourd’hui.

C’est l’Homme au sens générique qui est visé. D’ailleurs, Olympe de Gouges l’a bien compris : c’est au nom de cette Déclaration qu’elle a réclamé que les femmes aient des droits. En plus, droits « humains » me semble un peu fade : comment distinguer entre de simples droits qui concernent des humains (le droit immobilier par exemple ou le droit des assurances) et les droits qui touchent à l’intégrité et à la dignité de la personne ?

Cependant, je crois que ce combat sémantique est perdu d’avance et qu’il n’est d’ailleurs pas très important. Droits de « l’homme » passe de plus en plus mal, c’est ainsi.

Soixante-dix ans après la proclamation de la DUDH, le monde n’est plus le même. La Déclaration ne doit-elle pas être complétée de droits nouveaux, voire repensée ?

C’est une question sur laquelle je souhaiterais travailler. Comment repenser les droits de l’homme à l’heure du transhumanisme, des découvertes en matière neurologique ou dans notre rapport aux animaux ?

En même temps, je me méfie de la prolifération de droits. Le texte de 1948 me semble déjà fixer beaucoup d’objectifs difficiles à atteindre et, plutôt que de réécrire la Déclaration, il faudrait s’engager dans les voies possibles de sa mise en œuvre. À ce stade, je suis assez réservée devant les concepts de « droit de la nature » ou de « droits des animaux »

Tout devoir ne suppose pas des droits. Le devoir de ne pas maltraiter les animaux n’implique pas que les animaux aient des droits, et celui de ne pas polluer la nature ne donne pas un droit au pré que l’on pollue.

Parmi les critiques adressées aux droits de l’homme, l’argument qui touche peut-être juste est celui qui pointe la prolifération des droits et le danger de transformer tout désir, toute aspiration, toute obligation en droit. Certaines obligations ne sont pas corrélées à des droits. Ainsi, les obligations morales que nous avons à l’égard de nos enfants, bien réelles, ne génèrent pas réciprocité en droit.

Alors les droits humains ont un avenir ?

Oui, ils ont été et restent une façon d’articuler une certaine forme de résistance à la domination arbitraire, c’est un langage porteur d’émancipation. Peut-être inventera-t-on un autre langage mais c’est une façon historique, qui est la nôtre, d’exprimer l’aspiration à ce que nous appelons la dignité humaine.

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