Elles sont 150 000 kenyanes à travailler dans les maisons de particulier en Arabie saoudite. Elles ont tout quitté, le plus souvent bernées par des recruteurs au Kenya, pour finir exploitées : téléphones et passeports confisqués, bouts de pain comme nourriture, agressions sexuelles dans la maison… Des conditions de travail qui relèvent pour certaines de la traite d’êtres humains. Nous les révélons dans un nouveau rapport.
Nos équipes ont recueilli les témoignages de 70 femmes kenyanes, employées de maison en Arabie saoudite. Leurs récits, accablants, sont réunis dans un rapport intitulé «Enfermées, exclues : la vie cachée des travailleuses domestiques kenyanes en Arabie saoudite»
Voici certains de leurs témoignages qui donnent à voir les conditions de travail éprouvantes, abusives et discriminatoires qu’elles endurent au quotidien dans les maisons du royaume.
« J’avais l’impression d’être en prison »
Joy (tous les prénoms ont été changés), quitte le Kenya pour tenter de subvenir aux besoins de sa famille. Sauf qu’en arrivant en Arabie saoudite, elle se sent piégée. Elle est comme enfermée. « Une fois que vous êtes à l’intérieur, vous ne sortez plus. Vous n’allez pas dehors, vous ne voyez pas l’extérieur. J’avais l’impression d’être en prison. » témoigne-t-elle. Les 70 femmes interrogées par nos équipes dressent le même constat : une fois en Arabie saoudite, plus de liberté, plus de vie privée.
En deux ans de travail en Arabie saoudite, Zahara n’a jamais quitté le domicile de son employeur. « Lorsqu'ils sortent, ils ferment la porte à clé. » témoigne la jeune femme. « Parfois, ils voyagent pendant une semaine et disent : "Vous avez de la nourriture à l'intérieur", alors ils ferment la porte à clé. Si un incendie se déclare dans la maison, que vous arrivera-t-il ? Vous mourrez. Vous vous sentez esclave. »

À l’enfermement, s’ajoute la confiscation de biens. « La première chose que mon patron a faite, ce fut de prendre mon passeport. » confie Eve. Des employeurs confisquent passeports et téléphones. Coupées du monde extérieur, elles ne peuvent même plus entrer en contact avec leur famille. Un isolement créé pour étouffer les possibles plaintes de ces femmes sur leurs conditions de travail. « Si vous demandez, il vous dira " j’ai tout payé pour toi "... et vous n’osez rien dire parce que vous êtes dans un pays étranger. » explique Eve.
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« J’avais l’impression d’être un âne »
Seize heures de travail par jour, heures supplémentaires non payées, aucun jour de repos. Le tout pour un salaire moyen 220 euros, soit l’équivalent de 0,45 euro de l’heure. Certaines n’ont jamais reçues leur salaire, d’autres ont été payées avec des mois de retard.
« Elle [mon employeuse] ne pensait pas que je pouvais me fatiguer. Je n’avais aucun moment pour me reposer... Je travaillais pour elle toute la journée et même la nuit, je continuais de travailler. J’avais l’impression d’être un âne, mais même les ânes se reposent. » confie Rashida*, ancienne employée de maison.
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Sur toutes les femmes interrogées, presque la totalité déclarent n’avoir jamais eu un seul jour de congé pendant leur séjour en Arabie saoudite, qui a duré jusqu’à deux ans pour certaines d’entre elles.

« Je tenais avec des biscuits »
Pour Katherine*, « la nourriture était le principal problème ». Son employeur ne lui donnait que des restes, de la nourriture avariée, parfois aucun repas. « Je tenais avec des biscuits » confie-t-elle. La majorité des femmes interrogées révèlent ces privations de nourritures où elles doivent se contenter de pain, biscuits ou nouilles instantanées.
Leur confort lui, est inexistant. Les femmes interrogées nous ont confiés dormir à plusieurs reprises dans la réserve, dans la chambre des enfants à même le sol, sans lit, ni literie.

« Le mari m’a dit "tu vas faire ce que je veux" »
Judy, mère de deux enfants, est venue en Arabie saoudite pour fuir son mari violent. À l’arrivée, elle subit insultes, humiliations, agressions sexuelles, sur son lieu de travail, la maison de son employeur. « Il m’a violée et m’a même menacée pour que je ne dise rien à sa femme. Je me suis tue. C’était comme une routine quotidienne pour lui. J’ai essayé [de lui dire stop], mais les hommes sont très forts. Alors il a fini par me violer, cinq fois. »
Le témoignage de Judy est loin d’être isolé, nombreuses sont les femmes à décrire ces violences verbales et physiques. La plupart d’entre elles n’osent pas signaler les violences aux autorités saoudiennes ou à l’ambassade du Kenya. Pour celles qui l’ont fait, elles sont devenues la cible de représailles ou d’accusations forgées de toutes pièces, par exemple en étant accusées à tort de vol. Elles ont alors perdu leur salaire.
« Ils nous traitaient de singes ou de babouins »
« Hayawana » (animal), « khaddama » (servante), « sharmouta » (prostituée) : tels sont les termes utilisés par des employeurs pour désigner les femmes travaillant chez eux. Les femmes qui nous ont livré leurs témoignages font état d’insultes racistes quasi quotidiennes : commentaires désobligeants sur la couleur de leur peau, sur leur odeur corporelle, interdiction d’utiliser les mêmes couverts que ceux de la famille. Niah* est l’une d’entre elles : « En raison de ma peau foncée, ils me traitaient toujours d’animal noir. Les enfants venaient me montrer du doigt et me rire au visage, me disant que j’étais un singe. » Les femmes interrogées parlent de « ségrégation »
Des histoires comme celles de Joy, de Katherine ou de Niah* ont lieu chaque jour en Arabie saoudite. Devant ce qui semble relever de l’esclavage moderne, nous ne pouvons fermer les yeux. Les violations dont sont victimes ces femmes bafouent toute forme de dignité humaine. Les dénoncer et livrer leurs récits c’est aussi une façon de leur redonner cette dignité volée.
*Tous les prénoms ont été changés
Quels liens entre l’Arabie saoudite et le Kenya ?
En raison de la montée en flèche du chômage au Kenya, les autorités encouragent les jeunes à chercher du travail dans les pays du Golfe, notamment dans le royaume saoudien, qui est l’une des principales sources de transferts de fonds du Kenya.
Irungu Houghton, directeur d’Amnesty International au Kenya, dénonce l’hypocrisie des autorités saoudiennes et kenyanes : « Le gouvernement kenyan encourage activement la migration de la main-d’œuvre, tandis que les autorités saoudiennes assurent qu’elles ont adopté des réformes en matière de droits du travail. Cependant, derrière les portes closes, les employées domestiques continuent de subir des actes de racisme, de violence et d’exploitation d’une ampleur révoltante. » Il appelle les autorités kenyanes et saoudiennes à « écouter ces femmes, dont le travail fait vivre de nombreuses familles et contribue de façon significative au développement économique des deux pays. »
Nos demandes
Aux autorités kenyanes :
Le Kenya a un rôle important à jouer dans la protection des employées domestiques à l’étranger. Il doit collaborer avec l’Arabie saoudite pour assurer la protection des travailleuses migrantes en cadrant les pratiques de recrutement. En outre, il faut que les ambassades soient préparées en cas d’urgence et de détresse à leur apporter leur soutien, notamment en proposant des endroits où se réfugier ainsi qu’une aide financière et juridique à celles qui en ont besoin.
Aux autorités saoudiennes :
Les autorités saoudiennes doivent accorder aux travailleuses domestiques une égale protection en vertu du droit du travail, mettre en place un système d’inspection efficace pour lutter contre les violations généralisées aux domiciles de particuliers et démanteler totalement le système de parrainage (kafala) qui lie les travailleurs étrangers aux employeurs, favorise l’exploitation et perpétue le racisme systémique.
Une Saoudienne en prison pour des tweets
Manahel al Otaibi a 29 ans elle est professeure de fitness en Arabie saoudite. Mais depuis 2022, elle est en prison, condamnée pour avoir défendu les droits des femmes.
Agissez pour sa libération en signant notre pétition !