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© Press Association/Abdeljalil Bounhar/AP
Tunisie
Chaque année, nous publions notre Rapport annuel sur la situation des droits humains dans le monde. Un an d’enquête, 150 pays analysés. Voici ce qu’il faut savoir sur les droits humains en Tunisie en 2024.
Les autorités ont accru la répression de la liberté d’expression et de toutes les formes de dissidence, utilisant des lois répressives et des accusations sans fondement pour poursuivre en justice et arrêter arbitrairement des opposant·e·s politiques, des journalistes, des syndicalistes, des défenseur·e·s des droits humains, des avocat·e·s et des personnes critiques à l’égard du pouvoir. À l’approche de l’élection présidentielle d’octobre, elles ont intensifié le harcèlement des opposant·e·s politiques, soumis à de nouvelles restrictions les activités des journalistes, des défenseur·e·s des droits humains et des ONG, et pris des mesures pour saper davantage encore l’indépendance de la justice et l’état de droit. Elles ont multiplié les interceptions en mer et procédé à des expulsions collectives illégales de milliers de personnes demandeuses d’asile, réfugiées ou migrantes qui ont été reconduites aux frontières avec l’Algérie et avec la Libye. Elles ont ouvert des enquêtes sur au moins 14 organisations de la société civile travaillant sur les droits des réfugié·e·s et des migrant·e·s, entravant de la sorte l’accès de personnes étrangères à la procédure d’asile et à des services essentiels. Des personnes LGBTI ont fait l’objet d’arrestations et de poursuites arbitraires.
CONTEXTE
Les premières élections pour le Conseil national des régions et des districts ont eu lieu les 28 et 29 mars ; 77 député·e·s ont été élus à la chambre haute du Parlement.
Le président, Kaïs Saïed, a été réélu pour un second mandat le 6 octobre avec 90,69 % des voix lors d’un scrutin affichant un taux de participation de 28 %. La plupart des véritables candidats de l’opposition ont été écartés de la course à la présidence au moyen d’obstacles bureaucratiques, d’un harcèlement judiciaire ou d’une arrestation arbitraire. L’Instance supérieure indépendante pour les élections (ISIE) a refusé d’appliquer la décision du Tribunal administratif d’autoriser la participation de trois candidats de l’opposition à l’élection présidentielle, et n’a validé que trois candidatures, dont celle de Kaïs Saïed.
RÉPRESSION DE LA DISSIDENCE
Le secrétaire général du parti Ennahdha, Ajmi Lourimi, et deux autres membres de cette formation d’opposition ont été arrêtés le 13 juillet lors d’un contrôle de routine par la police. Ils étaient toujours détenus arbitrairement et sans inculpation à la fin de l’année.
La défenseure des droits humains et ancienne présidente de l’Instance vérité et dignité (IVD) Sihem Bensedrine a été arrêtée et placée en détention le 1er août pour « falsification » et « abus de position » au motif qu’elle aurait falsifié un rapport dénonçant la corruption dans le secteur bancaire. Selon toute apparence, les poursuites contre elle avaient été engagées en représailles à son action, en tant que présidente de l’IVD, de dénonciation de violations des droits humains.
D’autres personnalités de l’opposition étaient maintenues en détention provisoire ou purgeaient des peines d’emprisonnement pour des charges motivées par des considérations politiques (« terrorisme », « complot contre la sûreté de l’État »). Dans l’affaire dite « du complot », six responsables politiques de l’opposition arrêtés en février 2023 ont été arbitrairement maintenus en détention pour « complot contre la sûreté de l’État » alors qu’au titre de la législation nationale, la période de détention provisoire s’appliquant à leur cas expirait en avril.
Abir Moussi, cheffe d’un parti d’opposition, a été condamnée le 5 août à deux ans d’emprisonnement au titre du décret-loi no 2022-54 sur la cybercriminalité, à la suite d’une plainte déposée contre elle par l’ISIE après qu’elle eut critiqué le processus des élections législatives de 2023. Elle était détenue arbitrairement depuis le 3 octobre 2023 dans une affaire distincte où elle était accusée de « diffusion de fausses nouvelles » et de « tentative de changement de la forme du gouvernement » au titre du décret-loi no 2022-54 et de l’article 72 du Code pénal, en lien avec ses activités qui entraient pourtant dans le cadre de l’exercice de la liberté d’expression et de réunion pacifique.
Le 18 octobre, la chambre criminelle du tribunal de première instance de Tunis a condamné le dirigeant d’Ennahda et ancien ministre de la Justice Noureddine Bhiri à 10 ans d’emprisonnement en raison d’un article publié sur les réseaux sociaux dont il avait nié être l’auteur. Il a été déclaré coupable d’avoir « tenté de changer la forme du gouvernement » et « incité les gens à s’armer les uns contre les autres », au titre de l’article 72 du Code pénal. Il était détenu arbitrairement depuis février 2023.
Les autorités ont intensifié leur répression des groupes d’opposition et des opposant·e·s politiques à l’approche de l’élection présidentielle. Au moins 97 membres d’Ennahda ont été arrêtés entre le 12 et le 13 septembre.
LIBERTÉ D'EXPRESSION
La cour d’appel de Monsatir a confirmé en janvier la condamnation de Rached Tamboura à deux ans d’emprisonnement en raison de graffitis dénonçant des propos racistes du président se rapportant à des personnes subsahariennes réfugiées ou migrantes. L’artiste a été déclaré coupable d’« offense contre le chef de l’État » au titre de l’article 67 du Code pénal et de « production et diffusion de fausses nouvelles » au titre de l’article 24 du décret-loi no 2022-54 sur la cybercriminalité.
Le 11 mai, les forces de sécurité ont arrêté arbitrairement l’avocate Sonia Dahmani. Cette figure du paysage médiatique a été condamnée le 6 juillet à un an d’emprisonnement au titre de l’article 24 du décret-loi no 2022-54 sur la cybercriminalité en raison de commentaires critiquant la situation des personnes migrantes en Tunisie. La cour d’appel de Tunis a réduit sa peine à huit mois d’emprisonnement le 10 septembre. Le 24 octobre, le tribunal de première instance de Tunis l’a condamnée à deux ans d’incarcération dans une affaire distincte, toujours au titre du décret-loi no 2022-54, pour des propos qu’elle avait tenus à la télévision dénonçant le racisme à l’égard des personnes noires en Tunisie.
Le 11 mai, les forces de sécurité ont arrêté et placé en détention les journalistes Mourad Zeghidi et Borhen Bsaïes. Le 22 mai, le tribunal de première instance de Tunis a condamné les deux hommes à un an d’emprisonnement au titre de l’article 24 du décret-loi no 2022-54 pour « avoir utilisé sciemment des systèmes de communication en vue de produire et diffuser de fausses nouvelles dans le but de porter préjudice à la sûreté publique ou à la défense nationale ou de semer la terreur parmi la population », uniquement parce qu’ils avaient exercé leur droit à la liberté d’expression. En juillet, la cour d’appel de Tunis a réduit leur peine à huit mois d’incarcération.
En juin, la cour d’appel de Tunis a annulé l’acquittement de l’avocat Abdelaziz Essid et a condamné ce dernier à une peine de neuf mois d’emprisonnement avec sursis pour avoir « nui à des tiers ou perturbé leur quiétude à travers les réseaux publics des télécommunications » et « imputé à un fonctionnaire public ou assimilé des faits illégaux en rapport avec ses fonctions, sans en établir la véracité », au titre de l’article 86 du Code des télécommunications et de l’article 128 du Code pénal, respectivement. Ces accusations étaient fondées sur une plainte de la ministre de la Justice concernant les allégations d’Abdelaziz Essid selon lesquelles les autorités avaient trafiqué un de ses dossiers.
La Commission électorale a porté plainte au pénal contre des membres de l’opposition politique et des contestataires pour « diffusion de fausses nouvelles », au titre du décret-loi no 2022-54. Selon le Syndicat national des journalistes tunisiens, quatre stations de radio privées ont reçu des avertissements écrits de la Commission électorale entre juillet et septembre concernant des informations et commentaires diffusés sur leurs ondes au sujet du processus électoral.
Les autorités tunisiennes ont interdit la distribution dans le pays du numéro de septembre du magazine Jeune Afrique, qui contenait un article critiquant le président.
LIBERTÉ D'ASSOCIATION
Kaïs Saïed a continué d’accuser publiquement des organisations de la société civile de corruption et d’ingérence dans les affaires intérieures du pays, faisant souvent référence à la réception par ces organisations de fonds étrangers.
Des représentant·e·s, d’ancien·ne·s employé·e·s et des membres d’au moins 14 organisations défendant les droits des personnes réfugiées ou migrantes et leur fournissant des services essentiels ont été la cible en mai de manœuvres d’intimidation des autorités, qui ont procédé à des convocations, des arrestations et des enquêtes. Des accusations vagues ont été portées contre eux, les autorités leur reprochant notamment de s’être livrés à des « crimes financiers » et d’avoir « aidé des migrant·e·s sans papiers ». À la fin de l’année, au moins six organisations faisaient toujours l’objet d’une enquête et sept personnes étaient en détention provisoire.
Dans un contexte d’inquiétude concernant l’intention des autorités d’adopter une loi draconienne qui étoufferait davantage encore la société civile, le Premier ministre, Ahmed Hachani, a annoncé le 14 mai qu’un nouveau projet de loi sur les associations allait être soumis pour approbation au Conseil des ministres.
Le 9 septembre, l’ISIE a rejeté les demandes d’accréditation pour la surveillance des élections de deux ONG tunisiennes, IWatch et Mourakiboun, indiquant que ces organisations recevaient des « fonds étrangers suspects ».
LIBERTÉ DE RÉUNION PACIFIQUE
Les autorités ont à plusieurs reprises utilisé des accusations infondées d’« obstruction », terme manquant de clarté juridique, pour arrêter, poursuivre et condamner arbitrairement des personnes n’ayant fait qu’exercer leur droit à la liberté de réunion pacifique, leur droit de former un syndicat et d’y adhérer ou leur droit de s’organiser et de participer à une grève.
Le 20 juin, la police de la ville de Tabarka a convoqué la défenseure des droits humains et de l’environnement Rania Mechergui pour l’interroger au sujet d’une manifestation pacifique organisée le 11 juin pour demander un approvisionnement en eau. Entre le 12 et le 16 août, la police du quartier de l’Aouina, à Tunis, a convoqué 23 syndicalistes et travailleurs·euses pour les interroger concernant une série de manifestations pacifiques organisées entre le 5 juin et le 9 août, qui portaient sur le statut des travailleurs·euses, leurs salaires et leur droit à la sécurité sociale.
DROIT À UN PROCÈS ÉQUITABLE
L’Association des magistrats tunisiens a indiqué qu’entre août 2023 et juin 2024, la ministre de la Justice avait, au moyen de simples notes et en dehors des procédures régulières, ordonné la nomination, le transfert ou la suspension d’au moins 105 juges et procureur·e·s.
Les juges et les procureur·e·s qui avaient été révoqués sommairement par décret présidentiel en juin 2022 ont continué de se voir refuser toute réparation pour les préjudices persistants subis sur le plan professionnel, économique et de la réputation. Aucune action judiciaire n’a été engagée à la suite des plaintes individuelles déposées le 23 janvier 2023 contre la ministre de la Justice par 37 de ces juges pour non-respect de la décision de justice ordonnant la réintégration de 49 des 57 juges et procureur·e·s révoqués.
Des avocat·e·s représentant des membres de l’opposition ont été la cible d’enquêtes judiciaires sur la base d’accusations sans fondement, notamment d’avoir « nui aux autres » ou « répandu de fausses nouvelles ».
DROITS DES PERSONNES RÉFUGIÉES OU MIGRANTES
Les violations des droits humains commises contre des personnes migrantes, demandeuses d’asile ou réfugiées, notamment contre des personnes noires ou venant d’Afrique subsaharienne, ont augmenté en fréquence et en gravité. De nombreux appels à la haine à caractère xénophobe ou raciste ont été lancés publiquement cette année encore, y compris par des représentant·e·s de l’État.
Les expulsions collectives et sommaires de personnes migrantes, demandeuses d’asile ou réfugiées vers l’Algérie et la Libye voisines sont restées courantes. Lors de ces opérations réalisées en violation du principe de « non-refoulement », des personnes étaient abandonnées dans des zones désertes sans accès à la nourriture ou à l’eau. Dans bien des cas, les expulsions sont intervenues à la suite d’interceptions en mer conduites par les autorités tunisiennes de façon violente ou inconsidérée, ou d’arrestations arbitraires et à caractère raciste. Entre juin 2023 et mai 2024, les autorités ont expulsé collectivement au moins 10 000 personnes migrantes, demandeuses d’asile ou réfugiées vers l’Algérie et la Libye, y compris des enfants et des femmes enceintes.
Des personnes migrantes, demandeuses d’asile ou réfugiées ont signalé des actes de torture et d’autres mauvais traitements commis par les forces de sécurité tunisiennes, notamment des cas de viol, de fouille corporelle violente ou abusive, de coups et de détention dans des conditions cruelles, inhumaines ou dégradantes.
Les autorités ont également procédé à de multiples expulsions forcées en utilisant une force inutile ou disproportionnée et arrêté et condamné des propriétaires parce qu’ils logeaient des sans-papiers. Le HCR a indiqué en mai que l’accès aux procédures d’asile et aux services essentiels était gravement perturbé par les arrestations et enquêtes visant des défenseur·e·s des droits humains et des organisations travaillant avec les réfugié·e·s et les migrant·e·s.
DROITS DES PERSONNES LGBTI
Des groupes LGBTI ont signalé une augmentation des poursuites concernant des relations sexuelles consenties entre adultes de même sexe, engagées au titre de l’article 230 du Code pénal ainsi que d’autres articles relatifs aux « bonnes mœurs » et à l’« outrage public à la pudeur ». Les autorités ont procédé à des examens rectaux sur des hommes accusés d’avoir eu des relations homosexuelles. Cette pratique était assimilable à un acte de torture. Pas moins de 41 procès de personnes gays ou transgenres ont débuté en Tunisie au cours de l’année. Entre le 26 septembre et le 2 octobre, au moins 27 personnes LGBTI ont été arrêtées à Tunis, Sousse et Hammamet.
Les autorités ont harcelé des militant·e·s queers ainsi que des membres et des employé·e·s d’associations de défense des droits des personnes LGBTI. Le 18 septembre, la militante trans Mira Ben Salah, coordinatrice de l’association Damj (Association tunisienne pour la justice et l’égalité), a reçu une convocation à se présenter le 10 octobre devant la brigade de police criminelle à Sfax, sans plus d’informations. Des enquêtes ont par la suite été ouvertes par la police contre quatre militant·e·s d’autres associations de défense des droits des personnes LGBTI, qui ont également reçu une convocation pour un interrogatoire dans différentes brigades judiciaires.
DROITS DES FEMMES ET DES FILLES
La participation politique des femmes a continué de diminuer. Dix femmes seulement ont été élues en mars à la chambre haute du Parlement, qui comptait 77 membres.
Des groupes de défense des droits des femmes ont continué de dénoncer la culture d’impunité pour les violences faites aux femmes et l’absence de mise en œuvre efficace de la Loi no 58 de 2017 visant à protéger les femmes contre les violences fondées sur le genre. Au moins 15 féminicides ont été signalés par des organisations de défense des droits des femmes entre janvier et août.
L’Association tunisienne des femmes démocrates a enregistré une augmentation des demandes d’aide de la part de femmes en butte à des violences en ligne. ONU Femmes a constaté que 19 % des femmes en Tunisie avaient déjà subi de telles violences.
DROIT À L'ALIMENTATION
Selon l’Institut national de la statistique, les prix des produits alimentaires ont augmenté de 9,2 % entre janvier et septembre en Tunisie. Les pénuries de denrées alimentaires de base se sont poursuivies. Les autorités n’ont pas fait preuve de transparence quant aux causes des pénuries chroniques ou aux mesures mises en œuvre pour y remédier.

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