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Tunisie : « Tous les risques de la dictature sont réunis »

À l'approche d'un référendum crucial sur une nouvelle constitution et des prochaines élections législatives, la Révolution semble bien loin. Éminent juriste, ex-doyen de la faculté de droit de Tunis, Yadh Ben Achour a été étroitement associé à la mise en place des institutions démocratiques après Ben Ali. Il nous apporte son éclairage sur le projet de réforme constitutionnelle porté par le président Saïed et sur les risques d'un éventuel retour de la dictature en Tunisie. Un entretien signé "La Chronique", notre magazine d'enquêtes et de reportages.

Sur quelle base légale, le président Saïed s’appuie-t-il pour s’arroger les pleins pouvoirs ?

Il a invoqué l’article 80 de la loi fondamentale tunisienne pour déclarer l’état d’exception. Ce texte permet de prendre des mesures exceptionnelles en cas de « péril imminent » menaçant le fonctionnement régulier des pouvoirs publics, la sécurité ou l’indépendance du pays. Même si nous traversions une grave crise politique, aucune de ces conditions n’était remplie. Il en a profité pour dissoudre le Parlement. Il n’avait pas le droit de le faire. L’article 80 stipule que, durant cette période [de péril imminent, ndlr], les élus du peuple sont en session permanente. Au bout d’un mois, trente députés peuvent saisir les juges constitutionnels afin qu’ils vérifient si la situation justifiant ces pouvoirs exorbitants persiste. Or, il a supprimé l’instance provisoire de contrôle de la constitutionnalité des lois. Tous les garde-fous sont anéantis. Résultat : cet état d’exception peut durer indéfiniment. 

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Kaïs Saïed dit agir dans le cadre de la loi…

Comment peut-il prétendre respecter la Constitution alors qu’il l’a suspendue avec un décret qui l’autorise à légiférer par ordonnance dans presque tous les domaines ? Ce texte est une monstruosité juridique. Certains éléments de la Constitution restent applicables, notamment son préambule, mais uniquement s’ils ne contreviennent pas au « présent décret ». En clair, cela signifie que ses ordonnances priment sur la Constitution.

Pourquoi les Tunisiens ont-ils applaudi son coup de force ?

Le pays ne fonctionnait plus. La corruption battait son plein. Le Parlement était devenu un parloir ubuesque. Les partis étaient hors circuit. Quand Kaïs Saïed fustige l’état de déliquescence des institutions, il a raison. Un redressement s’imposait, mais pas à n’importe quel prix. Il existait d’autres moyens pour traduire en justice les députés corrompus ou revoir un code électoral qui favorise l’émiettement des voix.

La dissolution du Conseil supérieur de la magistrature (CSM) marque-t-elle la fin de l’indépendance de la justice ?

K. Saïeb détient tous les pouvoirs, y compris le pouvoir judiciaire. Encore une fois, il accusait une partie des membres de ce conseil d’être corrompue. Si c’est le cas, il pouvait préparer des dossiers contre eux et les traduire devant les tribunaux. Pourquoi tout détruire ? Jusque-là, le CSM veillait sur le déroulement des carrières. Il était constitué de juges élus par leurs pairs. Kaïs Saïed l’a remplacé par un organe provisoire composé de magistrats qui sont soit désignés par lui, soit membres de droit, mais qu’il a indirectement choisis. Car désormais, il peut révoquer les juges et possède le pouvoir de s’opposer à leur nomination ou leur promotion.

Est-ce le retour à la dictature ?

À ce stade, je préfère parler d’un coup d’État contre la Constitution. Mais tous les risques de la dictature sont réunis. K. Saïed a été élu démocratiquement, avec le soutien des islamistes soit dit en passant. La liberté d’expression est encore passablement assurée. Mais il y a des signaux très inquiétants. Des personnalités ont été arrêtées ou assignées à résidence. L’ex-président Marzouki a été condamné à quatre ans de prison, en réalité pour délit d’opinion. Des députés, des chefs d’entreprise ont été interdits de sortie du territoire. Ces atteintes ne sont pas encore érigées en système, mais croyez-vous que celui qui s’est arrogé autant de pouvoirs hésitera à aller plus loin ?

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Que pensez-vous de son projet de réforme constitutionnelle ?

La Constitution de 2014 comportait de nombreux défauts que j’ai dénoncés. Il fallait l’amender. Malgré ses faiblesses, elle est le fruit de la révolution. Kaïs Saïed entend la réformer lors d’une « consultation populaire électronique », puis par référendum. Je suis très sceptique. Sa plateforme numérique est une farce. Elle n’a attiré que 150 000 internautes, soit 5 % du corps électoral. Les questions qu’elle pose sont hors sujet ou induisent la réponse, et parfois n’ont aucun sens. Plus de 45 % de la population n’est pas connectée. Quelle peut être la représentativité d’un tel exercice ?  

Notre dernier rapport sur la Tunisie

Chez Amnesty International, les chercheurs enquêtent chaque jour sur la situation des droits humains dans le monde. Dans un nouveau rapport intitulé Tunisie. Une année de régression des droits humains depuis l’accaparement du pouvoir par le président, nous détaillons de quelle manière le président Saïed a démantelé ou affaibli des garanties fondamentales en matière de droits humains depuis qu’il s’est arrogé les pleins pouvoirs, en juillet 2021, alors même qu’il s’était engagé à de multiples reprises à veiller à ce que les autorités respectent les droits humains. Le rapport décrit par quels moyens les autorités tunisiennes, quoiqu’elles ne mettent pas en œuvre une répression de grande ampleur, ciblent des critiques de premier plan et des ennemis présumés du président. En savoir plus.

Vous avez bien connu Kaïs Saïed lorsqu’il enseignait le droit à la faculté…

Il était diamétralement différent. Toujours poli, affable. Sur le plan politique, il se montrait fort discret. Il n’a jamais accepté de signer la moindre pétition contre le régime de Ben Ali. Le personnage actuel est colérique, il tient des discours haineux. Il accuse les élites d’avoir confisqué la révolution, mais lui-même n’y a pris aucune part. On le qualifie de conservateur. Moi je dis que c’est un islamiste masqué. Il est contre l’abolition de la peine de mort, les minorités sexuelles ou l’égalité entre hommes et femmes en matière successorale, car, a-t-il dit, un verset du Coran s’y oppose.

Retrouvez le dossier de "La Chronique" sur la Tunisie et bien plus encore dans le magazine papier.

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