Aller au contenu
Agir
Faire un don
ou montant libre :
/mois
Grâce à la réduction d'impôts de 66%, votre don ne vous coûtera que : 5,1 €/mois

La France, une terre de refuge pour les criminels de guerre ?

Avec le conflit ukrainien, jamais il n’a été autant question de justice internationale et de l’importance de poursuivre les responsables des crimes les plus graves. Si dans certains pays ils sont jugés en vertu de la compétence universelle, en France celle-ci est entravée par plusieurs verrous. Un dossier à retrouver dans notre magazine d'enquêtes et de reportages "La Chronique".

24 février 2022 : l’armée russe entre en Ukraine. Au cours des semaines suivantes, les images de bombardements et de civils assassinés font le tour du monde, et des politiciens de tous bords appellent à juger les responsables. « Le conflit en Ukraine a entraîné un intérêt inédit du public pour la lutte contre l’impunité des criminels de guerre », note l’avocate Jeanne Sulzer, responsable de la commission Justice internationale d’Amnesty International France. Ce conflit donne lieu à une offensive judiciaire sans précédent de la part des justices européennes qui enquêtent sur ces crimes par-delà leurs frontières. Car si la justice des États ne s’exerce en principe que sur des faits commis sur leur territoire ou touchant l’un de leurs ressortissants, une exception existe. Celle de la compétence dite « universelle » pour les crimes les plus graves : tortures et disparitions forcées, crimes de guerre et crimes contre l’humanité, génocides.

OFFRE DÉCOUVERTE : écrivez-nous à chronique@amnesty.fr en nous indiquant votre adresse postale et recevez un numéro de notre magazine "La Chronique" gratuitement chez vous !

C’est au nom de cette compétence universelle que, le 13 janvier dernier, la justice allemande a condamné un colonel syrien pour des crimes commis à des milliers de kilomètres et que nulle cour n’avait jamais jugés. Ce jour-là, au tribunal de Coblence, en Allemagne, le verdict tombe. Le colonel syrien Anwar Raslan est condamné à la prison à perpétuité pour les crimes contre l’humanité perpétrés sous son autorité dans les geôles d’une prison du régime syrien, entre 2011 et 2012. Dans la salle d’audience, personne ne se permet d’applaudir. Mais dehors, la nouvelle se propage parmi la petite foule de réfugiés syriens venus de toute l’Europe. C’est la première fois qu’un haut gradé syrien est condamné pour crimes contre l’humanité. Pour les activistes syriens, c’est une première victoire dans la reconnaissance des crimes commis par le régime depuis la révolution de 2011, qui en annonce d’autres à venir en Europe, espèrent-ils. Toute saisine de la Cour pénale internationale (CPI) étant bloquée1, reste la justice des pays où ces activistes ont trouvé refuge... tout comme certains bourreaux.

« La compétence universelle repose sur un grand principe : nul pays ne doit être un refuge pour ceux qui auraient commis les crimes les plus graves »

« La compétence universelle repose sur un grand principe : nul pays ne doit être un refuge pour ceux qui auraient commis les crimes les plus graves », explique la vice-procureure Aurélie Belliot, cheffe du pôle spécialisé au sein du Parquet national antiterroriste français. Cette notion juridique permet à un État de poursuivre des auteurs présumés de ces exactions, si ceux-ci sont présents sur son territoire, et ce, quel que soit le lieu où les crimes ont été commis et quelle que soit la nationalité des suspects et des victimes. C’est au nom de la compétence universelle qu’Anwar Raslan a été condamné en Allemagne, pays où il avait pensé trouver refuge après avoir déserté la Syrie. C’est au nom de la compétence universelle que la Suède juge actuellement Hamid Noury, un ancien responsable pénitentiaire iranien, en poste lors de l’exécution sommaire de milliers de prisonniers, en 1988. Aujourd’hui, des dossiers syriens, centrafricains, ukrainiens ou encore libyens s’empilent sur les bureaux de magistrats spécialisés dans de nombreux pays d’Europe et d’outre-Atlantique.

« Nous agissons en complémentarité avec la CPI », précise Aurélie Belliot. En poursuivant les auteurs présumés qui sont présents sur le territoire français, dont les crimes ne sont pas ou ne peuvent être poursuivis par la juridiction internationale.

Interférences diplomatiques

En France, la compétence universelle a mis de longues années à s’appliquer. Paris dispose certes d’une compétence universelle en matière de torture dès 1987. Mais cette compétence est restée longtemps théorique. Et les premières affaires ne voient le jour que dans les années 2000, portées par des plaintes de victimes et d’ONG. « À l’époque, il n’existait ni magistrats ni enquêteurs spécialisés sur le sujet », se rappelle Clémence Bectarte, avocate de la Fédération internationale pour les droits humains (FIDH).

D’autant que la diplomatie s’en mêle dès la toute première affaire. Le 3 juillet 1999, l’officier mauritanien Ely Ould Dah, alors en stage au sein de l’armée française, est arrêté à Montpellier et mis en examen pour des actes de torture perpétrés en 1991 dans son pays. Placé en détention provisoire, il sera remis en liberté sous contrôle judiciaire trois mois plus tard et quittera la France « avec la complicité des autorités françaises », dénonçait alors la FIDH. Il sera finalement condamné par contumace, en 2005, à dix ans de prison.

Le principe de compétence universelle n’était pas véritablement endossé par l’exécutif, qui ne voyait pas d’un bon œil ces “interférences“ judiciaires dans ses relations diplomatiques.

— Clémence Bectarte, avocate de la Fédération internationale pour les droits humains (FIDH).

« Le principe de compétence universelle n’était véritablement endossé ni par la justice française – qui tâtonnait – ni par l’exécutif, lequel ne voyait pas d’un bon œil ces “interférences” judiciaires dans ses relations diplomatiques », note Clémence Bectarte. Des dizaines de plaintes traînent dans les tribunaux, notamment des dossiers rwandais. La justice française dispose en effet d’une compétence détachée du Tribunal pénal international pour le Rwanda afin de poursuivre et juger les génocidaires présumés présents sur son territoire. Mais faute de magistrats et d’enquêteurs spécialisés, les dossiers se perdent dans les tiroirs. Jusqu’à la création d’un pôle du parquet consacré aux grands crimes internationaux, en 2011, et d’une équipe d’enquêteurs spécialisés au sein de la gendarmerie nationale, l’Office central de lutte contre les crimes contre l’humanité (OCLCH), en 2013. Officiellement, le pôle est créé dans la foulée de la loi du 9 août 2010, qui entérine la compétence universelle en matière de crimes contre l’humanité, génocides et crimes de guerre. « Officieusement, le président Nicolas Sarkozy cherchait alors à relancer les relations diplomatiques avec le régime rwandais, lequel ne cachait pas son exaspération devant la lenteur de la France à juger les génocidaires présumés réfugiés sur son sol », souligne Clémence Bectarte. De fait, si le Pôle et l’OCLCH ne se concentrent pas uniquement sur le génocide de 1994, l’immense majorité de leurs ressources y sont d’abord consacrées. Mais l’année 2015 marque un tournant.

Le déclic de l’Affaire César

Quelques mois plus tôt, le monde découvrait avec effroi les photographies de milliers de corps de détenus suppliciés, numérotés et empilés dans des morgues et des hangars syriens. Ces images, exfiltrées du pays par un photographe militaire connu sous le nom de code « César », dévoilent au monde l’industrie de l’horreur instaurée par Damas. Le ministre des Affaires étrangères de l’époque, Laurent Fabius, demande une enquête au Pôle, laquelle deviendra une investigation conjointe avec l’Allemagne et aboutira notamment à l’arrestation du colonel Anwar Raslan à Berlin. En juillet 2015, une nouvelle loi oblige l’Office français de protection des réfugiés et des apatrides (Ofpra) à signaler au parquet tout soupçon de crimes graves ayant pu être commis par des déboutés du droit d’asile. Au cours des mois suivants, des dizaines de  signalements s’entassent sur les bureaux des magistrats, qui voient le nombre de leurs dossiers bondir avant de se stabiliser. « Aujourd’hui, quelque 80 informations judiciaires sont ouvertes au Pôle, et 80 enquêtes préliminaires, précise la vice-procureure Aurélie Belliot, dont une quarantaine de dossiers irakiens et syriens ».

« À bien des égards, la compétence universelle française a vraiment commencé avec la Syrie »

« À bien des égards, la compétence universelle française a vraiment commencé avec la Syrie », estime Clémence Bectarte. Et s’est étendue, au Liberia, à la Libye, à la Centrafrique et à d’autres pays… Mais ces investigations sont infiniment longues et complexes. Comment enquête-t-on sur des crimes commis parfois à des années de distance et à des milliers de kilomètres ? D’autant que, en dehors du Rwanda, la scène de crime est généralement inaccessible, bloquée par l’absence de coopération judiciaire du pays concerné et parfois sous les bombes. Images satellitaires, vidéos et photos disséminées sur les réseaux sociaux, documents authentifiés et exfiltrés du pays, rapports d’ONG… Les sources à explorer sont multiples, mais les témoignages restent cruciaux. Et s’agissant de crimes de masse, commis par des régimes ou des groupes armés, retracer la source des responsabilités est un labyrinthe sans fin. « Le temps passe, la justice demeure », affirme la devise de l’OCLCH. Mais dans ces affaires, le long chemin de l’enquête est semé d’embûches et en France, celles-ci sont également politiques.

Les quatre verrous français

« Quand la France a intégré dans le Code pénal la compétence universelle pour les crimes contre l’humanité, les crimes de guerre et les génocides, le législateur s’est empressé de la limiter », dénonce Jeanne Sulzer. La loi d’août 2010 met ainsi en place quatre conditions (voir schéma ci-dessous) qui verrouillent l’exercice de la compétence universelle française2.

La première réserve le monopole des poursuites au parquet. Les victimes peuvent porter plainte et pourront éventuellement, à terme, se constituer parties civiles. Mais seul le parquet a le pouvoir de saisir un juge d’instruction et d’engager des poursuites. « En 2010, la France n’avait qu’une peur : se retrouver débordée par des enquêtes diplomatiquement embarrassantes, explique Jeanne Sulzer. Tout le monde se rappelait les conséquences de la compétence universelle belge ». Instaurée en 1993, celle-ci permettait non seulement d’engager des poursuites sur simple constitution de partie civile mais aussi de juger par défaut, en l’absence de l’accusé. S’ensuivit une série de plaintes contre Augusto Pinochet, Fidel Castro, Ariel Sharon et d’autres, entraînant de tels imbroglios diplomatiques que Bruxelles finit par limiter sa compétence en 2003.

Par ailleurs, la loi de 2010 énonce que, pour être poursuivi, le suspect ne doit pas être seulement présent en France mais y avoir sa « résidence habituelle ». « L’exécutif n’a pas envie qu’on se mette à arrêter des hauts responsables saoudiens ou émiratis venus faire leur shopping sur les Champs-Élysées, tempête le sénateur Jean-Pierre Sueur, qui bataille depuis des années pour supprimer ces verrous de la loi française. Mais la plupart des criminels de guerre ne sont pas dans leur jardin de Bécon-les-Bruyères à cultiver des tulipes ! »

L’exécutif n’a pas envie qu’on se mette à arrêter des hauts responsables saoudiens ou émiratis venus faire leur shopping sur les Champs-Élysées.

— Jean-Pierre Sueur, sénateur.

Mais c’est la troisième condition qui menace aujourd’hui près de la moitié des enquêtes en cours au Pôle : celle de la double incrimination. Le 24 novembre dernier, saisie par la défense d’un suspect syrien, la Cour de cassation a estimé que la justice française ne pouvait le poursuivre, car les « crimes contre l’humanité » dont le Syrien est soupçonné n’existent pas dans la législation syrienne. En effet, depuis la loi de 2010, ces crimes ne peuvent être poursuivis que si les faits sont également punissables dans l’État où ils ont été commis ou dans le pays d’origine du suspect. « Jusqu’à présent, la question n’avait encore jamais encore été soulevée, aucun dossier de crimes contre l’humanité n’étant arrivé à ce stade, explique Jeanne Sulzer. Nous espérions donc qu’une interprétation plus large de la loi prévaudrait. Et que si les faits constitutifs de crimes contre l’humanité – meurtres, violences sexuelles etc. – étaient punis par le code pénal du pays, cela serait suffisant ». C’est partant de ce principe que ces dernières années, le parquet a ouvert près de 40 enquêtes préliminaires, notamment syriennes, aujourd’hui remises en question par l’arrêt dit « Chaban » de la Cour de cassation. « Cette décision est une gifle assénée aux enquêteurs et magistrats qui enquêtent depuis des années », assène Éric Émeraux, ancien responsable de l’OCLCH. En théorie, ce principe de double incrimination existe pour protéger la souveraineté des États. Mais Jean-Pierre Sueur, lui, dénonce l’hypocrisie de la loi : « Cette condition revient à soumettre la justice française à la loi de pays dirigés par des dictateurs qui n’ont que faire des droits fondamentaux ».

La décision de la Cour de cassation n’est certes pas encore définitive. La FIDH, partie civile dans cette affaire, a contesté cette décision, et une nouvelle audience devrait avoir lieu prochainement. « Mais les remises en question de la compétence universelle vont se multiplier », prédit Jeanne Sulzer. Dans une autre affaire syrienne, portant cette fois sur des crimes de guerre, la défense a d’ores et déjà contesté la compétence française, tant sur la question de la double incrimination que sur celle de la « résidence habituelle ». Le suspect, porte-parole du groupe armé islamiste Jaysh al-Islam avait été arrêté en 2020 à Marseille, où il se trouvait pour un séjour d’études de quelques mois. Mais le 4 avril, la cour d’appel de Paris a estimé, elle, que non seulement ce séjour pouvait répondre au critère de « résidence habituelle », mais aussi que « nombre de crimes et délits de guerre sont prévus par équivalence » dans la loi syrienne, même s’ils ne sont pas cités comme tels. Une rébellion face à l’arrêt récent de la Cour de cassation, qui tranchera également cette question dans les prochains mois. « Tout reste encore ouvert », déclare Aurélie Belliot, qui assure qu’en attendant des décisions définitives, les investigations se poursuivent au Pôle. La vice-procureure ne cache pas son espoir de voir une interprétation large prévaloir et ses enquêtes se poursuivre. Au-delà, elle plaide pour une modification de la loi.

Une quatrième condition exige que le parquet s’assure de l’absence de poursuites par la CPI. Pour Jeanne Sulzer, la question ne se pose pas : « La loi doit être modifiée ». Pour l’avocate, cette situation est d’autant plus absurde que ces conditions s’appliquent différemment selon les crimes : « La torture et les disparitions forcées ne sont pas soumises aux mêmes verrous que les crimes contre l’humanité et crimes de guerre ». Elle dénonce une justice « illisible » : « Nous autres, avocats, sommes obligés de faire des schémas pour expliquer la situation aux victimes ! » Le sénateur Jean-Pierre Sueur a bien tenté de faire disparaître ces verrous. En 2013, sa proposition de loi en ce sens a même été votée à l’unanimité par le Sénat, toutes couleurs politiques confondues. « Mais elle n’est jamais arrivée à l’Assemblée, le gouvernement a tout bloqué », assure-t-il. En 2019, sa nouvelle tentative parvient à supprimer la condition de double incrimination, mais uniquement pour le crime de génocide, conduisant le sénateur à dénoncer des « comptes d’apothicaire ». En février 2022, deux mois après l’arrêt « Chaban », les ministères de la Justice et des Affaires étrangères, dans un communiqué conjoint, assurent avoir pris la mesure de la situation. « C’était juste après la condamnation historique d’Anwar Raslan en Allemagne. Ce n’est pas un hasard, glisse Clémence Bectarte. Cette situation les embarrasse d’autant plus qu’elle découle d’un dossier syrien ». Ironie du sort, le suspect au cœur de l’arrêt « Chaban » a été arrêté en France le même jour que le Colonel Raslan en Allemagne, dans le cadre de la même enquête. Mais le communiqué de février ne fait aucune promesse, tout juste admet-il que des « évolutions, y compris législatives » pourraient être envisagées, selon les prochaines décisions de la Cour de cassation.

Il y a, en France, la conviction bien ancrée que l’action judiciaire est un frein à l’action diplomatique.

— Clémence Bectarte, avocate de la Fédération internationale pour les droits humains (FIDH).

« Il y a, en France, la conviction bien ancrée que l’action judiciaire est un frein à l’action diplomatique, estime Clémence Bectarte. Les diplomates se disent : si un jour nous devons reparler à Bachar al-Assad, nous ne pouvons être contraints par des enquêtes et des procès contre des dignitaires syriens ». Et pour Jeanne Sulzer, ces considérations diplomatiques entachent la volonté affichée des autorités françaises de lutter contre l’impunité : « Après des années d’incertitude, la France est arrivée à l’apogée de ses contradictions. Il est temps de les résoudre ».

Le 7 juin 2022, une nouvelle proposition de loi a été déposée à l’Assemblée nationale par le député Guillaume Gouffier-Cha (LREM). Coécrit avec l’association Revivre, qui rassemble des Syriens et des Français autour du soutien aux victimes de répression politique, le texte propose de supprimer les quatre conditions verrouillant l’usage de la compétence universelle française. « Concrètement, ces conditions rendent extrêmement difficile, voire impossible, l’exercice de la compétence universelle française », estime Guillaume Gouffier-Cha. Reste à savoir si l’exécutif ne tranchera pas dans le texte comme lors des tentatives précédentes.

À quelques milliers de kilomètres, les bombes pleuvent sur l’Ukraine. Depuis février, une frénésie judiciaire inédite s’est emparée de l’Europe. Tandis qu’à Kiev, la justice ukrainienne condamne son premier suspect de crimes de guerre, de nombreux parquets européens se sont lancés dans une chasse aux preuves, jusqu’à la CPI elle-même. La France n’est pas en reste et dépêche des équipes en soutien à l’enquête de la CPI, mais s’en tient en interne à ses prérogatives nationales : alors que l’Allemagne, la Norvège, la Suède et d’autres États ont ouvert dès le mois de mars des enquêtes « structurelles » – soit de vastes investigations cherchant à déterminer les responsabilités des crimes commis sur le territoire ukrainien – les six enquêtes préliminaires ouvertes en France concernent, elles, des victimes françaises.

Couv été  2022 150

ABONNEZ-VOUS À LA CHRONIQUE

Recevez chaque mois le magazine d’Amnesty International France offrant une information fiable, des actions concrètes, des outils de réflexion.

3
/mois
Tarif adhérent
3
.60
/mois
Tarif non-adhérent