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Une ferme au bord du chemin Roxham © Sandra Mehl

Une ferme au bord du chemin Roxham © Sandra Mehl

Personnes réfugiées et migrantes

Au Québec : à saute-frontière sur le chemin Roxham

Pour des centaines de migrants clandestins, l'accueil canadien se veut exemplaire.

La jeune femme jongle avec deux téléphones portables, converse en trois langues : roumain, français, anglais. Elle se trouve, avec plusieurs migrants, devant un centre d’hébergement d’urgence pour demandeurs d’asile dans un quartier anglophone de Montréal. La rue est quelconque, l’immeuble banal, un peu décrépi.

La trentaine, d’origine afghane, Narjès a vécu cinq ans aux États-Unis. Craignant d’être expulsée, elle a pris les devants il y a quatre mois. Comme des milliers d’hommes, de femmes et d’enfants depuis l’installation à la présidence américaine de Donald Trump en janvier 2017, Narjès a franchi illégalement la frontière entre les États-Unis et le Canada, chemin Roxham.

Sorti de l’ombre d’une campagne sans histoire, sans que nul ne sache exactement pourquoi là et pas ailleurs, ce chemin est une petite route goudronnée en cul-de-sac entre le Nord de l’État de New-York et l’Est du Québec. Cette voie sans issue est devenue la première porte de sortie des États-Unis pour les migrants clandestins. Plus de 25 000 en 2017, au moins 50 000 en 2018, si le rythme actuel se maintient.

« Je n’ai jamais connu cela en trente-six ans de métier, s’exclame Jean-Pierre Fortin, président du syndicat des douaniers canadiens. Et dire qu’on regardait ce qui se passe en Europe avec une certaine curiosité ! La décision de Trump de supprimer en 2019 le Temporary Permit Status (TPS), qu’avait octroyé Obama aux victimes de catastrophes naturelles, en Haïti, au Salvador, au Népal, a été le déclencheur ».

Pour « ces gens », poursuit l’affable douanier, « la décision est fort simple : vivre illégalement aux États-Unis ou tenter sa chance au Canada ». Cela a précipité « les gens », ce sont ces mots assez neutres qu’emploient les Québécois pour parler dignement des migrants clandestins, sur cette petite route fermée au trafic depuis des années.

Le chemin Roxham est « mondialement connu », assure un ministre québécois. En tout cas jusqu’au Nigeria, d’où provient ces temps-ci l’essentiel des migrants. Au terme d’un périple en avion de Lagos à JFK, en bus de New York à Plattsburgh, paisible bourgade à environ 30 km, puis enfin en taxi ou minibus, ils arrivent, au milieu des broussailles, chemin Roxham, l’épicentre d’un affrontement entre deux pays théoriquement « amis » qui se regardent plus que jamais en chiens de faïence.

Lire aussi : Au Sud : les rescapés du Rio Grande

Un accueil sans tambours ni trompettes

En le franchissant, de jour comme de nuit, ces migrants rencontrent l’Amérique dont ils rêvaient dans un coin un peu spécial, le seul majoritairement francophone du continent. Mais, au-delà des querelles linguistiques, ils vont vite comprendre que le Québec a le sens de l’hospitalité.

Narjès garde des souvenirs amers de la discrimination subie aux États-Unis et a contrario pleure en évoquant « l’accueil » reçu dès son passage illégal de la frontière par la Gendarmerie Royale du Canada (GRC). La petite tribu roumaine a elle aussi emprunté le chemin Roxham il y a trois semaines.

Narjès l’assiste dans sa recherche d’un logement. La jeune femme, pour remercier ce pays qui l’a bien reçue, est devenue bénévole dans cette ancienne résidence YMCA de Tupper : 400 places d’hébergement, et un self-service, des salles de réunions.

L’endroit est interdit aux journalistes, « pour la sécurité et la dignité » des migrants, précise courtoisement son directeur-­adjoint. Les migrants ont en outre comme consigne de rester discrets et d’éviter la presse.

Les hommes vont et viennent, avec des pochettes plastifiées à la main qui contiennent de précieux documents. Ils nous saluent, échangent quelques mots rapides, refusent les photos. Ils ne doivent pas être vus. On ne doit pas parler d’eux.

Le Canada ouvre sa frontière sans tambour ni trompette, grâce à un système d’intégration bien huilé, des logements pas chers dans les quartiers décentrés de Montréal, le quasi plein-emploi. Paradoxe né chemin Roxham : le Canada et le Québec se conduisent pour l’essentiel de manière humaine à l’égard des migrants illégaux, mais ne tiennent pas à ce que cela se sache.

Peut-être pour masquer une certaine anxiété sur le rythme des arrivées cet été, sans doute pour ne pas inquiéter l’opinion publique. Il n’y a pourtant pas de quoi s’affoler : le Canada a par exemple reçu un peu plus de 40 000 réfugiés syriens entre novembre 2015 et janvier 2017, et il se classe au 15e rang des pays industrialisés pour l’accueil de demandeurs d’asile.

Pour les autorités, discrétion vaut efficacité, surtout au regard des vociférations de Trump. Elles font valoir que la preuve de la réussite du modèle canadien se trouve au cœur du gouvernement. Ahmed Hussein, le ministre de l’Immigration, des Réfugiés et de la Citoyenneté, est né en Somalie en 1976 et a migré au Canada en 1993.

Il fait partie des 20 % de la population qui ne sont pas nés au Canada, 30 % dans quelques années, selon les projections.

Ahmed Hussein n’a pas 50 ans et donne un visage à la diversité, fierté du Canada comme du Québec, même si des crispations identitaires commencent à se faire sentir dans la Belle Province, surnom affectueux du Québec.

« On est un village gaulois mais on n’est pas fermés sur nous-mêmes, explique Guy Lachapelle, professeur de Sciences politiques à l’université Concordia. Trump nous choque sur l’immigration, car nous avons toujours eu des vagues d’immigration, et les gens se sont rapidement intégrés. D’une certaine manière, le Québec dream a plus de sens que l’American dream ».

Michel Venne, ancien directeur de la rédaction du Devoir, le meilleur journal de Montréal, fondateur de l’Institut du Nouveau Monde, tempère un peu : « On a beaucoup de mécanismes pour favoriser l’immigration, mais on est train de passer d’une immigration contrôlée à une immigration incontrôlée. Cela dit, pour le moment, l’accueil n’est pas remis en question ».

La plus longue frontière pacifique du monde

Le chemin Roxham n’est qu’un petit point sur une immense frontière où « ces gens » épuisés par de longs voyages et lourdement chargés, angoissés, apeurés, jettent parfois des cartes de crédit, des téléphones sur ses bas-côtés.

Leurs enfants sont épatés par ce genre de jeu de piste, et par ces gentilles dames qui proposent bonnets, mitaines, gants, manteaux, pulls. « C’est la plus longue frontière pacifique du monde, commente Elisabeth Vallet, chercheuse sur les frontières à Montréal (Uqam). De temps en temps, la ligne droite devient un zigzag, on disait que les arpenteurs avaient bu ».

Sur cette frontière terrestre de plus de 6 400 kilomètres, le chemin Roxham incarne dans la terre, au milieu des ronces et des plots de béton, les nouveaux conflits de frontière du siècle, nés des migrations.

Cette frontière est méconnue parce qu’elle n’avait pas beaucoup d’intérêt.

Elisabeth Vallet, chercheuse sur les frontières à Montréal

Les migrants qui affluent chemin Roxham changent la donne. Ils ont deux mots à la bouche : nouvelle vie. Haïtiens, Nigérians, Afghans, Yéménites, Salvadoriens : leurs récits tracent une géopolitique de la misère et de la guerre.

Sur la frontière, les gendarmes de Trudeau tendent la main aux femmes et hissent les lourdes valises des hommes. En dépit de leurs mises en garde répétées d’une voix forte dix, vingt fois par jour « Il est illégal de passer la frontière ici ; vous allez être arrêtés et placés en détention si vous franchissez illégalement la frontière », personne n’hésite à franchir l’étroit fossé qui sépare les États-Unis du Canada.

Ils sont aussitôt arrêtés, mis à l’abri des regards par des palissades de toile, interrogés dans des bureaux mobiles. « La majorité des arrestations se font de jour, précise Geneviève Byrne, porte-parole de la GRC à Montréal, puisque les gens veulent se faire arrêter. Nos policiers ne sont pas des agents d’immigration. Ils procèdent à l’arrestation des migrants et ceux-ci sont ensuite pris en charge par les services de l’immigration ».

« Sommes-nous au Canada ? »

Sue Heller, 87 ans, d'origine anglaise © Sandra Mehl

De part et d’autre de la frontière, à proximité de ce mini-camp que la Gendarmerie Royale du Canada est en train d’agrandir au milieu du chemin, une partie des habitants s’engage avec les migrants.

Sue Heller habite Roxham Farm, la maison la plus proche de la frontière, côté québécois. Elle a le regard clair et malicieux et se porte comme un charme à 87 ans. Sue est elle-même une migrante. Elle a quitté le Royaume-Uni en 1956, puis acheté cette ferme et les terres environnantes avec son mari en 1967.

Elle vit désormais seule, dans une maison de fées, sombre et charmante, entre son métier à tisser et sa collection de porcelaines bleues. Sue s’occupe de cochons, chèvres, poules, canards, cheval, chats… Elle a bien sûr un chien, un farceur qui va et vient sur la frontière, indifférent aux allées et venues des gendarmes.

Pendant longtemps, Sue n’a pas fait attention à la frontière. Rien d’ailleurs ne l’indiquait sur Roxham Road. Son fils passait à vélo, son mari allait faire le plein, il y avait autrefois une épicerie ouverte 24 heures sur 24 de l’autre côté.

De temps en temps, une fois par mois peut-être, on voyait passer une famille de migrants, sans bagages.

Sue heller, elle vit près de la frontière côté québécois

« L’air égaré, les gens me demandaient “Sommes-nous au Canada ?’’. Depuis un an et demi, ils sont beaucoup plus nombreux, mais je ne les vois plus », poursuit Sue.

Sitôt arrivés, et une fois leur identité contrôlée, les migrants sont embarqués dans des bus pour le lieu d’accueil des services de l’immigration situé à proximité du vaste poste-frontière de Saint-Bernard de Lacolle sur l’autoroute 15, à quelques kilomètres de là. Avec ses amis et camarades du groupe local québécois Bridges not Borders, pour l’essentiel des habitants de Hemmingford et de Saint-Bernard de Lacolle, Sue exerce une vigilance citoyenne, protection presque invisible pour les migrants.

Côté américain, la voisine la plus proche, Melissa Beshaw, 48 ans, habite Roxham Road depuis 1996. Cette femme simple à l’embonpoint proéminent s’embrouille un peu, s’énerve contre le va-et-vient permanent. « Ici c’était calme, tranquille, les enfants jouaient sur la route ». Elle donne le sentiment de s’exaspérer des migrants, avec des propos tranchés.

Mais ensuite, elle verse une larme sur les enfants des migrants, 30 % de ceux qui passent la frontière chemin Roxham sont des enfants. Elle les décrit frigorifiés cet hiver, les a vus sortir des minibus et des taxis qui font la navette pour quelques dollars par personne entre la station de bus de Plattsburgh et le chemin Roxham. Melissa ne va pas cependant jusqu’à aider les migrants.

Janet McFetridge s’en charge, avec les autres membres de Plattsburgh Cares. Enseignante à la retraite de 62 ans, adjointe au maire de Champlain, la petite commune la plus proche, Janet est là presque tous les jours, distribue des vêtements. Elle ne voit pas très souvent ses amis canadiens, mais ils se parlent, s’activent de part et d’autre pour l’aide concrète aux migrants clandestins, l’information de la population locale et exercent une vigie populaire sur les gendarmes.

Wendy Ayotte, l’une des coordinatrices de Bridges not Borders, l’assure : « On n’a pas constaté de violences ni de brutalités. Certains gendarmes sont corrects, d’autres ont un ton plus agressif, ou posent aux migrants des questions non pertinentes, mais c’est tout ». Janet McFetridge, le confirme et parle de « commentaires parfois non appropriés mais pas de violences ».

Le Canada a besoin de main-d’œuvre

Trump avait défié le Premier ministre canadien Justin Trudeau. À son nauséabond chantage aux migrants, Trudeau a répondu le 28 janvier 2017 par un tweet.

À ceux qui fuient la persécution, la terreur et la guerre, sachez que le Canada vous accueillera.

Justin Trudeau, Premier ministre canadien

Il a été pris au mot, « il ne s’est sûrement pas rendu compte des conséquences et a créé beaucoup d’illusions », explique Elisabeth Vallet. Ses ennemis lui font un procès en légèreté, l’accusent d’avoir décrété le pays « open-bar ».

Trump le harcèle toujours, notamment sur le plan des échanges commerciaux. Le Canada de Trudeau montre ses muscles, ses ressources, l’eau, le bois, les minerais, le contesté gaz de schiste, dont l’exploitation se fait le plus souvent sur les territoires des peuples autochtones, et sa population, jeune et bosseuse.

Le Canada a besoin d’accueillir un million de migrants d’ici à 2020.

Le ministre Ahmed Hussein le dit et le répète : le Canada a besoin d’accueillir un million de migrants d’ici à 2020 pour « répondre aux besoins de main-d’œuvre des entreprises canadiennes ». De fait, 12 500 demandeurs d’asile irréguliers ont reçu leur permis de travail depuis un an au Québec, et le délai de délivrance est passé de trois mois à vingt-deux jours. Les ennemis de Trudeau, Trump en tête, mais aussi de nombreux politiciens québécois, pensent lui avoir planté une épine dans le pied dans les talus du chemin Roxham. « On a construit une menace, avec une sémantique dure, certains grands médias emploient des mots tels que horde, marée, vague », précise Elisabeth Vallet. « On essaye pour notre part de déconstruire les préjugés sur les migrants », explique Geneviève Paul, directrice d’Amnistie Internationale.

Mettre les moyens sur la table

Mais les efforts du Canada ne sont pas sans provoquer des polémiques. Un haut fonctionnaire québécois qui souhaite garder l’anonymat, résume la situation : « Personne n’a intérêt à un bras de fer, pas plus côté québécois que côté canadien. Ici, nous devons gérer les laïcards acharnés qui confondent sciemment immigration et islamisation et à Ottawa ils doivent défendre leur modèle d’intégration malgré des coûts de plus en plus élevés. Le fardeau financier doit être mieux partagé, car on peut sinon craindre l’implosion du système de gestion des arrivées cet été et une accélération de la pression xénophobe, pour l’heure contenue ».

Déjà, certains politiciens se laissent aller à des déclarations douteuses.

Le Québec n’a pas la capacité d’accueillir toute la misère du monde.

Nathalie Roy, une députée

Le chef du Parti Québécois, Jean-François Lisée, a envisagé « une clôture » chemin Roxham et qu’on dise « aux gens » : « on ne passe plus ».

Tous demandent aux autres provinces canadiennes, comme l’Ontario ou la Colombie britannique, de prendre en charge des migrants entrés via le chemin Roxham. Elisabeth Vallet estime qu’il faut surtout en faire plus, et rapidement. « Le visage du Québec et du Canada est en train de changer, cela pose des questions identitaires légitimes. Mais le modèle canadien est un modèle d’épicier. On n’anticipe pas, on manque de profs, de locaux ». « La ­capacité d’accueil, cela se travaille, ajoute Michel Venne. S’il y a plus de migrants, il faut plus de professeurs de français ».

Et puisque l’on est en Amérique, les organisations communautaires, notamment celles des Haïtiens, qui sont plus de 160 000 à Montréal, s’avèrent efficaces quand il s’agit de prendre le relais de l’État. Gamaniel Valcain, membre d’une église évangéliste, né en Haïti puis arrivé au Canada en 2000, fait partie de ceux qui aident ses compatriotes. Ce solide gaillard de 52 ans a hébergé « jusqu’à 7 personnes en même temps ».

« Les gens ont souvent laissé leurs familles derrière eux. C’est très important de les soutenir, d’accueillir les nouveaux arrivants sur le plan social et psychologique, dit Gamaniel. C’est ma mission et la mission de Jésus ».

Il y a peut-être Jésus, mais il y a surtout les femmes et les hommes qui se démènent pour les clandestins et nous mettent la honte à nous, Français, avec nos lois indignes et nos délits de solidarité. « Welcome, cela n’est pas juste une formule de bienvenue, explique David Smith, militant d’Amnesty et de Bridges not Borders, qui demeure au bord d’une belle rivière, à deux pas du chemin Roxham. C’est aussi une attitude ».

— Jean Stern et Sandra Mehl pour La Chronique d'Amnesty International France

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