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Peine de mort et torture

Décès de Louis Joinet : "J'ai pu apporter ma pierre à l’édifice des droits de l'Homme"

Le juriste français Louis Joinet, qui dirige le Groupe de travail des Nations Unies sur la détention arbitraire, arrive pour une conférence de presse à Téhéran le 26 février 2003. © Atta KENARE / AFP

Ce dimanche 22 septembre, nous apprenions la mort de Louis Joinet, compagnon de longue date de notre combat pour les droits humains. Pour lui rendre hommage et mettre en lumière une vie dédiée à la recherche de la justice, nous publions l’entretien qu’il avait accordé à La Chronique en 2015. Un échange dans lequel il revient sur ses nombreux engagements. Une vie inspirante pour toutes celles et ceux qui se battent pour les droits humains.

Comment le jeune éducateur de rue s’est-il mué en magistrat militant au point de cofonder à la veille de mai 68 le syndicat de la magistrature ? Quel a été le déclic ?

Louis Joinet. J’ai vécu la guerre d’Algérie et ses affrontements armés comme un choc. J’ai vu aussi fonctionner la justice coloniale locale, qui n’était pas militaire : les tribunaux étaient présidés par des juges ordinaires, mais leur indépendance était plus que relative. De retour à Paris, j’ai repris des études de droit. Les cours magistraux sur Montesquieu, la France patrie des droits de l’Homme ne pouvaient que me laisser circonspect. J’ai en outre découvert un milieu suranné. En marge de l’École nationale de la magistrature, je m’étonnais des pratiques en vigueur : l’obligation de s’incliner au passage de tout supérieur hiérarchique croisé. Lorsque je fus nommé auditeur de justice à Lyon, la coutume voulait que chaque mois les jeunes magistrats aillent prendre le thé chez la Première présidente. Bref, j’ai eu envie, en compagnie d’autres étudiants, de donner un coup de pied dans la fourmilière. Cela nous a conduits à porter sur les fonts baptismaux le syndicat de la magistrature en décembre 1967. Nous avons ensuite surfé sur les événements de mai 68. Alors que nous n’étions que 150 lors de la première réunion, nous comptions déjà 600 adhérents à l’automne 1968.

Conseiller Justice de cinq premiers ministres socialistes entre 1981 et 1993, vous rendez hommage à « la formidable émergence des sociétés civiles, antidote aux pouvoirs d’État ».

Le paradoxe n’est qu’apparent. Oui, je considère que la société civile sous toutes ses formes (ONG, syndicats, lanceurs d’alerte) est le phénomène le plus prometteur que nous ayons connu ces dernières décennies. Lorsque je travaillais à l’Hôtel Matignon, je me souviens avoir rédigé une note en ce sens à l’intention de Laurent Fabius, alors Premier ministre. Elle précisait qu’un bon conseiller se doit d’aider de l’intérieur ceux qui se battent à l’extérieur. Quand je mettais en chantier une réforme - prenons l’objection de conscience, par exemple - j’associais la société civile aux réflexions, puis au suivi des décrets d’application de la loi. La plupart de mes interlocuteurs méconnaissaient en effet les rouages complexes de la machine d’État. D’aucuns, dans les allées du pouvoir, m’ont reproché un double jeu. Je leur répondais : non, j’oblige simplement l’État au respect de la parole donnée.

Alors, compromis, peut-être ; compromission, non.

Louis Joinet

Pour autant, vos relations avec les ONG de défense des droits de l’Homme n’ont pas toujours été simples…

Quelques escarmouches ont en effet jalonné mes trente-trois années passées à l’ONU comme expert indépendant. Les ONG comptent beaucoup sur vous puisque vous enquêtez pour dénoncer des violations des droits de l’Homme. Mais elles ont parfois tendance à vous considérer comme un complice, au bon sens du terme. Là est le problème : si une telle relation s’installe, l’expert perd toute crédibilité au sein de l’institution. Alors, compromis, peut-être ; compromission, non. Je dis cela dans l’intérêt même des ONG qui ont tout à gagner à une relation équilibrée.

Concrètement, vous avez eu des échanges de ce type avec des militants d’Amnesty International ?

Oui. À l’époque - dans les années 1990 - où je présidais le Groupe de travail sur la détention arbitraire des Nations unies, Amnesty m’a saisi de cas d’opposants chinois emprisonnés. Je négociais alors depuis de nombreux mois avec l’ambassadeur de Pékin à Genève une mission d’enquête – qui serait une première – dans de nombreux lieux de détention. Nous avons décidé de suspendre provisoirement l’examen des plaintes transmises par les ONG dans l’attente des conclusions de notre enquête. Finalement, nous avons pu mener à bien notre mission, y compris dans les prisons tibétaines. Je ne critique pas le comportement d’Amnesty. L’ONG était dans son rôle en essayant de me pousser à aller plus loin. Mais j’étais aussi dans le mien en lui opposant une fin de non-recevoir temporaire et en privilégiant les pressions que les Nations unies pouvaient exercer sur le gouvernement chinois, suite aux informations collectées sur les prisons et le laogai.

Vous vous êtes toujours opposé à « l’intégrisme légaliste ». Depuis Matignon, vous avez organisé des transfèrements de détenus de l’ETA dans une « villa mystère », près de Toulouse, afin de favoriser les pourparlers inter-basques. C’était une démarche audacieuse…

Je récuse le terme de « démarche ». J’appliquais les consignes du président de la République en donnant corps à la « doctrine Mitterrand ». Je garde le souvenir de cette phrase prononcée devant moi : « Le vrai problème politique du terrorisme est certes de savoir comment on y entre, mais il est surtout de savoir comment on en sort ». Des propos qui ont une résonance très actuelle. J’ai d’abord expérimenté cette doctrine avec les brigadistes italiens réfugiés en France souhaitant rompre avec « les années de plomb ». J’ai poursuivi avec les Basques. Ce fut assez acrobatique, mais l’initiative a - parmi d’autres - accompagné les évolutions au sein de l’ETA : le renoncement à lutte armée au profit du combat politique.

Dès les années 1970, mandaté le plus souvent par la Fédération internationale des droits de l’homme (FIDH), vous réalisez plusieurs missions dans le Cône Sud latino-américain sous joug militaire. Avant de saluer – plus tard, mais officiellement – une région qui recouvre sa liberté…

J’ai laissé une partie de mon cœur en Amérique latine. Après avoir longtemps dénoncé les persécutions dont souffraient les militants anti-dictature, j’ai eu la chance d’assister à la plupart des cérémonies de retour à la démocratie. Dont celle, émouvante entre toutes, du Chili. Le nouveau président, Patricio Aylwin, élu en décembre 1989, a réuni en mars 1990 soutiens et délégations internationales dans le tristement célèbre stade de Santiago. Un silence impressionnant a figé la foule lorsque le nom des disparus a défilé sur le panneau qui affiche d’ordinaire le score des matches. Puis, la fête a repris ses droits. Et sur la pelouse, j’ai découvert l’une de mes filles, qui avait épousé un Chilien et intégré la troupe du Teatro del silencio. Ces retrouvailles, dans ces circonstances, c’était inouï.

Je pense aussi à l’Uruguay. J’étais intervenu hier en faveur de leaders tupamaros, dont José Mujica, qui croupissait dans un puits et deviendra président de la République. Je songe aussi à la courageuse Norma Scopise, à qui j’ai dédié mon livre. Malgré mes mises en garde, elle avait tenu à témoigner à visage découvert au Tribunal Russell contre les crimes des militaires. « C’est mon choix, m’a-t-elle rétorqué. Je prie le ciel d’avoir le temps de me supprimer si les militaires viennent m’arrêter ». Elle retourna dans sa ville d’exil, Buenos Aires. Le 23 novembre 1976, son immeuble fut cerné par l’armée. Elle se jeta par la fenêtre du troisième étage. Mais la mort ne voulut pas d’elle, ce jour-là. Depuis son hospitalisation, nous ne l’avons jamais revue.

Récemment, lors d’un séjour à Montevideo, j’ai retrouvé la fille de Norma, Mercedes, que j’avais connue gamine. Elle était à son tour mère de deux enfants. On a confronté entre deux larmes nos éléments d’information sur la disparition de Norma. Car je continue l’enquête. Puis, Mercedes, s’est adressée à son fils : « C’est le Monsieur qui nous aide à retrouver ta grand-mère ». Et là, l’enfant s’est précipité dans mes bras et m’a serré très fort durant trente secondes sans bouger.

Aux Nations unies, votre rapport de 1997 pour faire barrage à l’impunité a fait date. Le texte, condensé de vos combats, met en avant 28 « principes directeurs », désormais appelés « principes Joinet »…

L’initiative en revient aux ONG, dont Amnesty. Celles-ci, au terme d’une session à Genève, m’indiquent : « Nous allons proposer la nomination d’un rapporteur spécial sur l’impunité à la prochaine session. Si notre résolution aboutit, accepteriez-vous cette responsabilité ? » J’ai répondu : « Non. Il y a déjà beaucoup de rapporteurs spéciaux et chacun est confronté à l’impunité. Il risque d’y avoir des interférences ». Ma préférence allait à l’adoption de principes directeurs valables pour tous. Je me suis aussi battu pour que ceux-ci ne soient pas adoptés par l’Assemblée générale des Nations unies. Pourquoi ? Parce que, sur ce sujet très politique, j’avais constaté une forte perte en ligne dès qu’on grimpe dans la hiérarchie. Chaque État a des reproches à se faire. La France n’a ainsi nulle envie que soient évoquées les répressions coloniales en Algérie ou à Madagascar. Je m’étais fixé pour objectif de faire simplement adopter les principes directeurs par la Commission des droits de l’homme des Nations unies. Afin qu’ils deviennent une sorte de droit coutumier. C’est ce qui s’est passé. Ils ont été repris par la Cour interaméricaine des droits de l’homme, la Cour européenne et plusieurs accords de paix africains. Bref, ce fut un bon travail collectif.

Votre autre grand œuvre est l’élaboration de la Convention internationale contre les disparitions forcées, entrée en vigueur en 2010 ?

Oui, c’est le fruit de vingt ans de travail. Sur les conseils de Stéphane Hessel, mon père spirituel, alors ambassadeur de France aux Nations unies, j’ai commencé par une Déclaration. C’est une tradition à l’ONU. La Convention contre la torture a été précédée d’une Déclaration. Certes, on perd du temps : un an, deux ans, voire plus. Mais on en profite pour détecter les principales oppositions et déminer le terrain. Surtout, on a mis en place un Groupe de travail sur les disparitions forcées qui existe toujours et dont on mesure aujourd’hui l’utilité. Le comité conventionnel créé en 2011 a pour mandat de vérifier que la Convention est bien respectée par les États signataires. Le Groupe de travail, lui, reste compétent à l’égard des États qui n’ont pas encore ratifié la Convention. Et ils sont nombreux.

Finalement, quel est l’apport essentiel du juriste à la cause des droits de l’Homme ?

Le livre raconte en détail ce que furent mes trois vies. Que ce soit aux côtés de la société civile, dans les coulisses du monde politique ou aux Nations unies, j’ai pu apporter ma pierre à l’édifice des droits de l’Homme. Chaque situation est singulière, mais même au sein d’une ONG, vous disposez du pouvoir de changer les choses. Dans toutes les situations où j’ai exercé mes compétences de juriste, je me suis efforcé d’être loyal en pensant toujours au point de vue des victimes. Aujourd’hui encore, je crois que c’est ce cap qu’il faut tenir. La lancinante question « Donde estan ? » (Où sont-ils ?), répétée à l’envi par les parents de disparus n’a pas fini de me tarauder.

Propos recueillis par Yves Hardy pour La Chronique