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Place Tahrir

Le spleen des révolutionnaires

Une jeune femme appelle les manifestants à rejoindre un rassemblement devant le syndicat des journalistes le 26 janvier 2011. © Pauline Beugnies

Six ans après la Révolution, et après l’arrivée au pouvoir d’al-Sissi, l’armée et le pays sont engagés dans un inquiétant face-à-face. La répression féroce a fait taire les opposants et découragé la société civile, mais n’a rien réglé des maux du pays.

 

I l y a encore un an, le centre-ville était son repère. Une grande maison dont il connaissait tous les recoins et qu’il savait appréhender dans les moments les plus violents de la Révolution.

Coup de feu, la police charge, il tourne à droite puis s’engouffre dans une impasse. Le manuel de survie pour tout manifestant, il aurait pu l’écrire. Chaque jour, pendant trois années, Ahmed Youssef 1 a été de toutes les manifs. Le soir, il veillait sur les terrasses des cafés populaires et rêvait d’une autre Égypte. Aujourd’hui, tout cela lui donne la nausée.

« Je n’aime plus passer du temps dans le centre-ville. Toutes ses rues me rappellent la Révolution et nos espoirs de 2011. Quand je passe dans une rue, les visages tuméfiés de mes amis remontent à la surface. La nuit, il m’arrive de faire des cauchemars. Je ne supporte pas l’idée qu’ils sont morts pour rien ».

confie Ahmed.

Quand la Révolution éclate le 25 janvier 2011, Ahmed déserte les bancs du lycée pour rejoindre l’école de la contestation, place Tahrir. Hostile au régime militaire, il rêve alors d’une Égypte gouvernée par un président issu de la société civile.

Mais échaudé par l’expérience des Frères musulmans au pouvoir, il demandera la chute du président islamiste Mohamed Morsi lors des manifestations monstres du 30 juin 2013. Il était alors loin de s’imaginer qu’un général de l’armée égyptienne prendrait sa succession, Abdel Fattah al-Sissi. « Beaucoup d’amis ont fui en Turquie et en Europe. Je pense les suivre dès que j’aurai enfin fini l’école. Mobilisé sur la place, j’ai pris du retard dans mes études ».

Comme de nombreux révolutionnaires ostracisés de la vie politique égyptienne, Ahmed se sent perdu, parfois gagné par la dépression. « Les jeunes qui ont activement participé à la Révolution sont aujourd’hui seuls, et assaillis de questions existentielles, observe la psychiatre Mona Hamid, l’une des fondatrices de l’organisation Nadim, premier centre de soins au Moyen-Orient destiné aux victimes de tortures. Ces jeunes qui avaient seulement 16 ans en 2011 ont mûri à travers une Révolution dont ils tirent, quatre ans plus tard, un bilan négatif. Malheureusement, ils n’arrivent pas à penser la Révolution dans le temps long ».

Des jeunes hommers chantent sur des fourgons vidés de leurs policiers sur le pont Qasr al-Nil au Caire le 28 janvier 2011.

Une justice politisée

Selon plusieurs organisations des droits de l’Homme, entre 16 000 et 40 000 personnes ont été emprisonnées depuis l’éviction du président islamiste Mohamed Morsi en juillet 2013. Parmi elles, des membres de la Confrérie, des citoyens suspectés de soutenir l’organisation frériste et des activistes libéraux. Les prisons débordent. De lourdes condamnations pleuvent sur les révolutionnaires. Parmi eux les icônes : Alaa Abdel Fattah, l’activiste nourri au biberon de la contestation, a été condamné à cinq ans de prison pour manifestation illégale ou Ahmed Douma, un révolutionnaire qui a écopé en février de la prison à perpétuité pour « rassemblement illégal », « possession d’armes ».

Et les autres, les dizaines de disparus retenus dans des prisons secrètes, les centaines de « co-accusés », les milliers de détenus qui ne bénéficient pas de la même couverture médiatique. Une série de lois jugée liberticide par les organisations des droits de l’Homme a été adoptée par le nouveau pouvoir à partir de l’été 2013. Sans parlement depuis juin 2012, la vie législative du pays se résume à une série de décrets. Celui du 26 novembre 2013, contre le droit de manifester, a été très décrié. Au nom de cette mesure beaucoup d’activistes ont été mis derrière les barreaux. « J’ai été surprise de constater que de nombreux prisonniers soutenaient Sissi, témoigne l’avocate Mahienour al-Masry, détenue de mai à septembre 2014 pour avoir manifesté illégalement, libérée, puis de nouveau condamnée à quinze mois, quelques jours après notre rencontre. « Certains étaient déjà en prison en 2011, ils ont donc suivi la Révolution à travers les seuls médias d’État autorisés dans l’enceinte de la prison. Pour eux, les révolutionnaires sont des agents de l’étranger ». Cette relecture de la Révolution, très en vogue sur le petit écran, légitime la répression, sans que cela ne provoque de tollé dans la société égyptienne.

« Nous avons une justice au service d’un État qui juge sévèrement tout opposant politique ».

Emad Moubarak, avocat directeur de l’association pour la liberté de pensée et d’expression (AFTE).

Comme de nombreuses organisations non gouvernementales, l’AFTE est dans le viseur de la justice égyptienne. Il est évident que l’actuel pouvoir veut un parlement à sa botte, avec des élus qu’il aura minutieusement choisis », déplore l'avocat. [ élection annoncée fin 2015 - Ndlr ] Les ONG doivent impérativement s’enregistrer auprès du gouvernement et justifier l’origine de leur financement. Sous l'ombre des menaces, des organisations ont déjà mis la clé sous la porte ou été contraintes de réduire leurs effectifs. « Nous sommes directement menacés mais nous avons décidé de poursuivre notre mission, ajoute Emad Moubarak. À 38 ans, je suis le plus vieux de l’équipe. Tous les membres de l’organisation sont des jeunes. C’est à la fois notre marque de fabrique et notre force ».

Un arbre à messages révolutionnaires place Tahrir en novembre 2011. © Pauline Beugnies

« Ma parole ne vaut plus rien »

Bien que toujours debout, Emad Moubarak n'enjolive pas le tableau : son équipe, comme lui, est psychologiquement marquée par le contexte politique. Frustration, tristesse, dépression. Chacun réagit à sa manière. Certains préfèrent s’exiler avec la conviction que la distance aide à oublier et panser les plaies du désenchantement. D’autres, comme Moamen, ont choisi de consulter un psychologue. Originaire de Banha, au nord du Caire, le jeune traducteur de 23 ans a été happé par la Révolution sans grande conviction. « À cette époque, je n’imaginais pas ma vie sans Moubarak et Habib al-Adly [ministre de l’Intérieur de l’époque, récemment libéré et symbole de la répression policière du précédent régime-Ndlr] », dit-il, les yeux rieurs.

« Aujourd’hui, mon envie de liberté se heurte à la réalité politique. On me souffle à l’oreille : c’est impossible, tu ne peux pas t’accomplir et ta parole ne vaut plus rien ».

Moamen

Omar Fadel, lui aussi, a été poussé dans les bras de la Révolution. Issu d’une famille pieuse et conservatrice, il s’est laissé convaincre par « le mirage révolutionnaire ». Le jeune homme de 24 ans relit a posteriori les événements qui ont suivi le 25 janvier 2011. Au regard de la violence des dernières années, il est aujourd’hui persuadé que « seul un mouvement armé aurait pu atteindre les objectifs de la Révolution. Le temps et les événements m’ont donné raison ».

Si aucune organisation n’a les faveurs du jeune étudiant en droit, il se dit prêt à rejoindre un groupe armé qui sert « la justice ». « La force, c’est le seul langage que comprend notre monde », soutient-il, adossé à l’une des colonnes en marbre de la mosquée fatimide al-Hakim. La radicalisation d’une partie de la jeunesse est un fait avec lequel l’Égypte devra compter dans les années à venir. Il est encore difficile de mesurer son influence sur le cours de la vie politique, mais le phénomène a pris de l’ampleur, notamment parmi les jeunes des quartiers populaires proches de la capitale.

Dans les médias, ces jeunes sont étiquetés « Frères musulmans » or le mouvement dépasse une confrérie qui n’a pas le monopole de la dissidence. Le pouvoir des médias et la montée en puissance de présentateurs de talk-shows hostiles aux révolutionnaires sont des pièces maîtresses de la communication de l’actuel régime. Les patrons des chaînes de télévision s’acoquinent avec un pouvoir dont ils ont favorisé l’ascension à l’été 2013. « Nous aurions dû voir plus tôt que leurs intérêts n’étaient pas les mêmes que ceux des révolutionnaires, regrette Emad Moubarak. Entre 2011 et 2013, il fallait s’appuyer sur les médias alternatifs et leur donner les moyens d’exister. Je pense notamment au collectif Mosireen dont les montages vidéo constituaient des archives précieuses de la Révolution ». Depuis son bureau, Emad Moubarak tire les leçons des erreurs passées. Une étape douloureuse mais nécessaire d’un long processus révolutionnaire.

1 - Le prénom a été modifié.

— Zohra Nabi pour La Chronique d'Amnesty International