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La réforme de la police se déploie en trois axes : le recrutement, le matériel et la formation des policiers du San Francisco Police Department. © Nathalie Tissot

La réforme de la police se déploie en trois axes : le recrutement, le matériel et la formation des policiers du San Francisco Police Department. © Nathalie Tissot

La police de San Francisco retourne à l’école

Le maire de San Francisco veut faire de sa ville un modèle de lutte contre les violences policières.

« J’ai demandé au chef Suhr de démissionner ». Presque à contrecœur, le maire de San Francisco a tranché dans le vif. Ce jeudi 19 mai 2016, le communiqué de presse d’Edwin M. Lee se transmet de profils Facebook en comptes Twitter. Militants locaux des droits civiques et proches des victimes de violences policières se félicitent, car les autorités ont acté ce qu’ils réclamaient depuis des semaines : la chute du patron de la police locale. Jusqu’au bout pourtant, le maire aura soutenu Gregory Suhr mais quelques heures plus tôt, le drame de trop s’est noué dans le quartier populaire de Bayview, à l’Est de la ville. Jessica Williams, une Afro-Américaine de 29 ans, a été abattue par un agent du San Francisco Police Department. Elle tentait de s’échapper au volant d’une voiture, présumée volée. Elle est alors la troisième personne à mourir sous les balles de cette police en à peine six mois. Alex Nieto, Luis Gongora, Amilcar Perez-Lopez…

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Depuis 2015, selon le quotidien britannique The Guardian, la police a tué dix personnes à San Francisco, en majorité noires et latinos. Le décès de Mario Woods, fin 2015, a réveillé la colère de ces communautés, souvent reléguées dans des quartiers comme Bayview ou Mission. Le 2 décembre dernier, des adolescents filment la scène avec leurs téléphones portables, depuis un bus scolaire : le jeune Noir de 26 ans, que les policiers recherchent pour une agression perpétrée quelques minutes plus tôt, s’écroule. Une dizaine d’agents a ouvert le feu, touchant Mario Woods de 15 projectiles. Au point que le maire qualifie la vidéo, qui tourne en boucle sur Internet, de « dérangeante ». « La police de cette ville est incontrôlable ! », explose Yelleh, un habitant de Bayview, lors de la première grande réunion publique, organisée dans un gymnase du quartier. La mobilisation prend de l’ampleur et culmine avec la grève de la faim entamée par cinq militants, surnommés les « Frisco five ».

Clarifier les règles d’usage des armes

Un vent de révolte souffle sur la baie. Pour l’universitaire Franklin E. Zimring, la mort de Mario Woods n’était « pas nécessaire ». Certes, le jeune homme tenait un petit couteau de cuisine. Mais, depuis son bureau de l’université de Berkeley, le professeur en sciences criminelles explique : « Ce n’est pas un couteau de cuisine qui aurait pu tuer un flic. La situation ne présentait aucun risque pour les agents ». Dernières statistiques, qu’il a complétées pour son prochain livre1 : « 97,5 % des agents de police tués chaque année aux États-Unis le sont par arme à feu ». Si les policiers n’étaient pas en danger mais qu’ils ont quand même tiré, c’est parce qu’ils s’y sont sentis autorisés, juge Franklin E. Zimring. Le problème tient dans les règles d’usage de la force, « peu claires et terriblement permissives » selon lui. Ces règles, le maire de San Francisco, Edwin M. Lee, politiquement responsable de la police locale, veut les changer. Lorsqu’il s’est résolu à recruter un nouveau chef de la police, l’élu démocrate a opté pour un symbole en nommant Toney Chaplin. Ses vingt-six années de service, notamment dans l’antigang, font du patron par intérim un homme respecté par la base, qui connaît la ville. Autre qualité, en termes de communication : il est Noir. Dès son entrée en fonction, il martèle le mot « réforme ». Car la police tire parfois sans discernement : 48 balles sur Idriss Stelley, 15 sur Mario Woods et plusieurs chargeurs vidés sur Alex Nieto.

Désormais, dès qu’un agent braque son arme sur quelqu’un, il doit s’assurer que la personne comprend pourquoi et pouvoir le justifier dans son rapport après coup, ce qui n’était pas le cas jusqu’à présent. On ne leur dit plus "tirez jusqu’à ce qu’il n’y ait plus de menace" mais "tirez deux fois, puis réévaluez". Pourquoi tirer huit, dix, ou quinze fois quand ce n’est pas nécessaire ?

Toney Chaplin, élu démocrate

Éviter la violence sur le terrain

La réforme de la police se déploie en trois axes : le recrutement, le matériel et la formation des policiers du San Francisco Police Department. Il devrait y avoir 250 nouveaux policiers d’ici 2017, censés représenter davantage les différentes communautés de San Francisco même si, aux dires de Toney Chaplin, « les classes de cadets de police n’ont jamais été aussi diverses ». Les agents devraient aussi disposer de matériels dits « non-létaux », comme des pistolets à impulsion électrique, type Taser, ou des fusils à balles en caoutchouc. Mais surtout, les policiers de Frisco vont devoir retourner à l’école. « C’est un immense changement, veut croire Toney Chaplin. Avant, l’entraînement consistait à aller au stand de tir et à s’exercer. Maintenant, il se fera pour moitié en salle de classe. L’idée est d’apprendre à gagner du temps sur le terrain, à instaurer une distance physique avec l’assaillant et ainsi éviter l’escalade de la violence ». Selon le chef, une étude menée il y a quelques années avait montré que sur 15 fusillades impliquant la police de la ville, 13 étaient intervenues dans les premières minutes suivant le contact entre les policiers et la victime.

Le nombre de plaintes contre la police a chuté de 40 %

Mais ces belles promesses, Mesha Irizarri n’y croit plus. Cette Française, exilée depuis quarante ans à San Francisco, a perdu son fils, Noir, en 2001, sous un déluge de feu. « J’ai entendu les 48 balles qui ont tué Idriss », se souvient-elle. Elle se rappelle aussi avoir obtenu la mise en place d’un nouvel entraînement pour apprendre aux policiers à réagir face aux personnes atteintes de maladie mentale, comme l’était Idriss. Pour se faire une idée, elle a suivi ces quarante heures de formation : « Je me suis aperçue qu’on y apprenait à être "survivaliste". C’est une mentalité paramilitaire ». Franklin E. Zimring utilise les mêmes mots pour décrire cet état d’esprit, dans lequel il voit « une bonne et une mauvaise nouvelle. La mauvaise, c’est que les policiers aiment et comprennent la force. La bonne, c’est qu’ils obéissent aux ordres ! Et qui donne les ordres ? Les chefs policiers ! Oubliez la Cour suprême, oubliez le Congrès, ils seront certes importants pour soutenir le changement, mais l’élément central pour protéger les vies des citoyens, c’est le département local de police ». Le jeune chef de la police de la ville d’Oakland, en face de San Francisco, l’a bien compris. En 2013, il a mené une profonde réforme avec pour maîtres-mots : transparence, meilleur entraînement et strictes règles d’emploi des armes à feu. Depuis, le nombre de plaintes contre la police a chuté de 40 %. Mieux : pendant deux années, aucun policier d’Oakland n’a été impliqué dans une fusillade mortelle.

- de notre envoyé spécial à San Francisco Vincent Dublange pour La Chronique, le magazine d'Amnesty International