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Medellín recherche ses fantômes

Dans la comuna 13 de Medellín © Nadege Mazars

Les habitants d'un quartier populaire demandent la vérité sur leurs disparus.

Blanca Nidia designe la montagne, au dessus des bicoques colorées agrippées aux collines pentues de La Comuna 13, un des quartiers de Medellín longtemps stigmatisé par la violence. « Il est là-haut je le sais. J’en suis sûre. On me l’a dit ». « Il » c’est José Roberto Perez Botero, son frère, vendeur ambulant, célibataire de 35 ans, disparu le 5 février 2003.

Des hommes armés l’ont fait descendre d’un bus, lui ont attaché les mains derrière le dos et l’ont embarqué de force dans une voiture. Il n’est jamais revenu. Le regard fatigué de Blanca Nidia, âgée de 53 ans, indique la montagne de terre, de gravats et de matériel de chantier, ces milliers de m3 devenus en près de quinze ans partie intégrante du paysage de La Comuna 13, envahi par la végétation à différents endroits. La population désigne ce lieu comme La Escombrera – la décharge. Si les excavations et les investigations permettent un jour de percer ses secrets, elle deviendra l’une des plus emblématiques fosses communes clandestines du pays, une parmi des milliers.

La Escombrera en mars 2017 © Nadege Mazars

La Escombrera est située en zone urbaine, à la périphérie d’une des villes réputées aujourd’hui la plus dynamique de Colombie. C’est là que depuis 2002, a été et est encore parfois déchargée une partie des gravats générés par les chantiers de Medellín. Mais pour les habitants, le lieu rappelle surtout les violences inouïes subies par leur quartier populaire dans les années 2000. L’armée y a effectué une vingtaine d’opérations militaires appuyées et guidées par des groupes paramilitaires qui y ont ensuite imposé leur loi au nom de la lutte contre la guérilla, notamment au moment de l’instauration de ladite « Politique de sécurité démocratique » du gouvernement d’Alvaro Uribe (2002-2010).

Aujourd’hui le calme semble revenu à La Comuna 13 : des rappeurs, graffeurs, poètes en tout genre guident les touristes à travers les dédales de rues aux fresques colorées qui racontent le passé. « Que peut vraiment l’art contre la violence ? », se demande le célèbre et imposant Jeihhko du groupe C15 qui, avec son collectif, regrette d’enseigner le rap à « seulement » 250 enfants du quartier alors que les sollicitations des groupes illégaux et violents restent innombrables.

Un des petits centres culturels dans lequel ces artistes officient a été baptisé Kolacho en hommage à l'un des dix rappeurs assassinés dans les années 2010. Et Jeihhko prévient « pour l’instant il y a un statu quo. Les groupes illégaux sont occupés par leurs affaires et donc ne se battent pas…mais il y a des cycles ». La plupart des chansons des groupes de La Comuna 13 parlent donc du quartier.

C’est moi. C’est nous. Cherchant dans la décharge la vérité qu’ils nous ont niée.

Poesía de Tierra du groupe INSURgente

Les fouilles attendent un feu vert

En juillet 2015, pendant cinq mois, la justice colombienne a exploré une première zone de La Escombrera, remuant « environ 24 000 m3 de terre », sous l’œil des familles installées au bord du chantier. En vain. Les recherches n’ont rien donné. La terre n’a rendu que quelques ossements d’animaux « non compatibles avec des restes humains ». Depuis, les familles de victimes attendent toujours que les recherches reprennent.

« Il ne s’est rien passé en 2016. On attend de voir ce qui va se faire en 2017 », soupire Maria Gloria Holguín, 64 ans, dont le fils Carlos Emilio Torres Holguín a disparu le 22 novembre 2002, à l’âge de 28 ans, alors qu’il se rendait chez sa fiancée.

Gloria Holguin sur le site de La Escombrera, mars 2017 © Nadege Mazars

Aujourd’hui, le site est interdit au public. Les terrains appartiennent à des entreprises privées qui continuent d’y déposer des décombres. Deux nouvelles zones que l’on devine au loin, marquées par des bâches de plastique vert, comme autant de plaies dans la montagne, ont été délimitées par la justice pour faire des fouilles.

Mais le parquet n’a pas encore donné son feu vert pour les explorer. Le sujet est délicat. Toutes les entités qui participent au Plan intégral de recherche des personnes disparues dans le département se renvoient la balle : la mairie, la police judiciaire, l’institut médico-légal. S’il est de notoriété publique que les paramilitaires torturaient et assassinaient là-haut au pire moment de la violence urbaine, les disparitions forcées ont pris une telle ampleur pendant le conflit que bien d’autres lieux, à Medellín et dans le département, méritent aussi d’être explorés.

Mais par où commencer ? De 2005 à aujourd’hui, selon les comptes du ministère public, 5 256 fosses communes ont été exhumées dans tout le pays contenant 6 744 cadavres dont 3 391 identifiés.

La tâche à accomplir pour retrouver les disparus reste donc immense. Ces chiffres donnent le vertige. Le Centre national de mémoire historique (CNMH), a publié en novembre dernier une étude consacrée aux disparitions forcées entre 1970 et 2015. Après avoir croisé 102 sources – institutionnelles et non institutionnelles, le CNMH a comptabilisé 60 630 cas documentés qui correspondent chacun à un nom, une histoire, une famille, un drame lié à la guerre.

Les comptes ne sont pas fermés car il y a encore des cas qui se présentent et les victimes de disparitions forcées pourraient être beaucoup plus nombreuses

Marta Nubia Abello, l’une des chercheuses chargée de la publication.

Nombre de familles de victimes n’ont pas encore dénoncé les faits pour des questions de sécurité. Sans compter qu’il ne reste parfois aucun survivant pour témoigner.

Lire aussi : Les plaies béantes d'un conflit

Des méthodes de plus en plus barbares

La disparition forcée n’a été reconnue comme un crime par le Code pénal colombien qu’en 2000. Mais la pratique est ancienne dans ce pays où les acteurs de la violence sont multiples. La première disparition officiellement reconnue est celle de Omaira Montoya Hena arrêté le 9 septembre 1977 par les services secrets colombiens, à l’époque où, pour les gouvernements latino-américains, tous les moyens étaient bons pour lutter « contre l’ennemi interne ».

Depuis, les cas se sont multipliés, comme celui, emblématique, des disparus du Palais de justice, lors de l’intervention de l’armée après l’attaque de la guérilla du M-19 des 6 et 7 novembre 1985. Mais c’est avec l’arrivée des groupes paramilitaires et la terrible dégradation du conflit à la fin des années 1990 que la pratique s’est généralisée. Comme si ces nouveaux acteurs – liés à l’armée et donc à l’État – devaient à tout prix effacer les traces de leurs crimes et de leurs responsables… Les méthodes employées deviennent alors barbares : les corps ont été déplacés dans toute la Colombie, parfois brûlés – les paramilitaires ont avoué avoir utilisé « des fours crématoires » – souvent jetés dans les nombreux fleuves de Colombie, ou démembrés et éparpillés… La localisation puis l’identification des corps sera difficile.

Sur la façade du cimetière de La Communa 13, les habitants ont agencé un mur à la mémoire des disparus. © Nadege Mazars

Carlos Valdès, le directeur de l’Institut médical de Bogota, évoque ainsi « la collection d’os » correspondant à des victimes du Palais de justice dont les restes ont été mélangés. Leur identification n’est toujours pas terminée plus de trente ans après, alors même que l’État a reconnu sa responsabilité en 2015 dans les exécutions extrajudiciaires qui ont suivi.

Carlos Valdés explique aussi que dans le cadre du « plan cimetière » qui, depuis 2011, répertorie et identifie une partie des corps non identifiés reposant dans les cimetières colombiens, ceux-ci pourraient s’élever, selon « une projection », à près de 200 000. Ce chiffre, à prendre certes avec des pincettes (ces morts anonymes ne sont pas tous forcément liés au conflit), donne une idée de l’ampleur de la violence que le pays a connue et de l’indifférence qui a longtemps prévalu dans la société.

Lire aussi : Colombie «Le pouvoir est affaibli par la corruption»

Depuis un an, avant même la conclusion de l’accord de paix du 24 novembre dernier, les Farc (Forces armées révolutionnaires de Colombie) et le gouvernement s’étaient engagés « à des fins humanitaires » à collaborer pour aider à retrouver et identifier les personnes disparues, avec le soutien de la Croix-Rouge Internationale (CICR). Pour l'instant, les identifications se font au compte-gouttes : morts au combat, otages… La géographie colombienne et les cinquante-deux ans de clandestinité des Farc ne facilitent pas la tâche. Et le parcours des familles de victimes est toujours aussi difficile. Rencontrés il y a quelques mois dans le département du Putumayo au sud du pays, Ruth Suarez et son mari attendent toujours des nouvelles de leur fils Jairo, infirmier, enlevé à 20 ans par les Farc un soir de juillet 2006.

Des 60 630 cas répertoriés par le CNMH, environ la moitié seulement a pu être attribuée avec certitude à un des acteurs armés. Les groupes paramilitaires sont responsables de la moitié de ces 30 000 cas, suivis par les guérillas et les agents de l’État. Il faut souligner qu’à la suite du processus très controversé de démobilisation d’une partie des groupes paramilitaires (2003-2006), nombreux sont leurs membres à avoir « confessé » leurs crimes pour obtenir de conséquentes remises de peine. La plupart des fosses communes exhumées ces dernières années l’ont donc été sur la base de ces témoignages.

Des meurtres pour faire du « chiffre »

Parmi toutes les statistiques macabres sur les victimes et les disparus de la guerre colombienne une catégorie revient souvent : les « faux positifs ». Cette expression fallacieuse dissimule de fait le comble du crime qu’un État puisse commettre contre ses citoyens. Le scandale éclate en 2008. Les corps de dix-neuf jeunes gens d’une banlieue populaire de Bogota, portés disparus depuis plusieurs mois par leurs familles, sont retrouvés dans une fosse commune d’un cimetière d’Ocaña à plus de 500 km de là, vêtus en guérilleros. L’un d’entre eux, handicapé, était incapable de porter une arme…

Depuis, la justice enquête dans tout le pays sur les meurtres de plus de quatre mille jeunes gens – souvent très pauvres – commis par des militaires, qui les ont fait passer pour des guérilleros morts au combat afin de gonfler les chiffres victorieux de la guerre (d’où ce mot de « positif » du jargon militaire). Les soldats étaient encouragés par des directives prévoyant des récompenses – avancement, primes, jours de congé – pour chaque perte ennemie. La hiérarchie militaire comptabilisait ces ennemis morts au combat et le gouvernement communiquait sur sa stratégie victorieuse. Jusqu’ici, seuls des soldats et des sous-officiers ont été condamnés. Un seul général a été mis en examen en janvier dernier.

Des plaques au hasard du cimetière

Juan Carlos Villa Saldarriaga alias Movil 8, ex-combattant du groupe Cacique Nutibarra, est ainsi un des principaux témoins de la justice colombienne pour La Escombrera. Il a affirmé qu’une cinquantaine de corps avaient été enterrés sous les décombres, sans en préciser les identités. L’avocate Adriana Arboleda, estime, elle, que la Corporación Juridica Libertad, l’ONG qu’elle dirige et qui travaille dans La Comuna 13 depuis le début des années 2000, a répertorié 120 cas « avec certitude ».

Elle enquête sur un total d’environ 300 personnes dont la plupart ont disparu entre 2002 et 2003. Elle reconnaît la tâche « titanesque » – la recherche et l’identification des disparus dans tout le département soit plus de 10 000 cas – mais dénonce aussi la lenteur des institutions et les enquêtes encore souvent bâclées.

À Bogota, Carlos Villamil, le directeur du Département de justice transitionnelle de la Fiscalia, en charge notamment de centraliser le dossier des disparus de La Comuna 13, nous a confirmé que pour l’heure la priorité était de faire des recherches dans le cimetière universel de Medellín, puis donner un nom aux corps non identifiés qui se trouvent déjà dans différentes morgues de Medellín. Alors, il sera temps de décider s’il faut ou non reprendre les recherches à La Escombrera.

Jose Lopez, administrateur du cimetière universel à Medellín © Nadege Mazars

José Gilberto Lopez, administrateur depuis trois ans du cimetière universel, sanctuaire municipal et « cimetière des pauvres » de Medellín, nous entraîne « zone 20 ». Sur une pelouse, des dizaines de plaques portant chacune un numéro sont disposées sans beaucoup d’ordre. Toutes correspondent à des corps non identifiés dont certains sont l’objet d’une investigation comme en témoignent les bandes de plastique noir et jaune qui les recouvrent. Ailleurs, ce sont dans des niches, empilées les unes sur les autres, que reposent les morts – anonymes ou non – depuis que la loi interdit les fosses communes. « Longtemps, il n’y a eu aucun fichier dans le cimetière, aucun contrôle », soupire José Gilberto Lopez.

Patricia la Torre, coordinatrice du Plan intégral de recherche des personnes disparues de la mairie de Medellín, confirme que 128 corps provenant du cimetière universel sont en cours d’identification. Pour cette avocate de 45 ans passionnée, chargée d’organiser les cérémonies de remise des restes aux familles, les investigations et autopsies doivent leur permettre de « connaître la vérité ». C'est-à-dire de savoir si la victime a été torturée avant son exécution, enterrée vivante… Aux psychologues qui entourent les familles de tenter alors « d’expliquer l’inexplicable ».

Car l’impossibilité du deuil est au cœur du drame des disparitions.

Mon fils est juste parti un matin en me disant au revoir. Je le cherche toujours, je ne peux m’empêcher d’espérer le retrouver vivant. Même si on m’a dit qu’il a été enterré ici ou là 

Maria Gloria Holguin dont le fils Carlos Emilio Torres Holguín a disparu

Maria Gloria Holguin, désigne de ses yeux noirs pétillants deux endroits de La Escombrera. « J’imagine qu’il va me téléphoner… Je sais évidemment que normalement il aurait dû me téléphoner, il me téléphonait toujours pour me dire où il était. Mais je le chercherai toujours. Pour moi Maria Gloria, mon fils sera toujours disparu, même si un jour on me rend des bouts d’os ».

Pour Luz Elena Galeano, 51 ans, les recherches doivent continuer « aussi longtemps que nécessaire ». Son mari, Luis Javier Laverde, a été « descendu du bus de force » par des hommes armés le 9 décembre 2008, à proximité de la maison familiale dans La Comuna 13. Pour « ne pas devenir folle » et résister à la douleur, cette militante du Mouvement national des victimes de crimes d’État (Movice), mère de deux filles qui avaient 9 et 14 ans lorsque leur père a disparu, ne cesse de se battre « pour rendre visibles les victimes ».

Elle est devenue la leader des Mujeres caminando por la verdad, (Femmes marchant pour la paix) organisation lauréate du Prix national de défense des droits de l’homme 2015 qui rassemble 180 femmes, épouses, mères, compagnes, filles de disparus de La Comuna 13.

Luz Elena Galeano et Blanca Nidia Perez à l’Institut médico-légal de Medellín © Nadege Mazars

Fin mars, Luz Elena Galeano et Blanca Nidia Perez se sont rendues à l’Institut médico-légal de Medellín pour vérifier une fois encore si leur mari et frère avaient été identifiés. La psychologue qui les a reçues a entré le numéro de carte d’identité de José Roberto et de Luis Javier dans le système informatique centralisé qui, depuis peu de temps, croise les données de différentes institutions. Puis, on leur a tour à tour présenté des cahiers remplis de photos de morts non identifiés. Blanca Nidia, qui n’avait pas fait cette recherche depuis la déclaration de disparition en 2003 les a feuilletés attentivement. « Il ne faut pas perdre espoir », conclut avec douceur Victoria Arango, une des psychologues.

Ce jour-là Blanca Nidia n’a pas reconnu son frère ; Luz Elena n’a pas retrouvé son mari.

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