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Prison de silence

le journalisme se meurt en Turquie

Un tank dans une rue en Turquie © Chris McGrath/Getty

Triste record pour la Turquie : elle devient le pays qui emprisonne le plus de journalistes au monde d’après le Comité pour la protection des journalistes. Retour sur un pays qui veut faire taire.

À l'occasion de la journée mondiale de la liberté de la presse, nous remettons en avant ce reportage publié l'année dernière. La situation en Turquie pour les journalistes et les défenseurs des droits humains reste critique.

Suite à la violente tentative de coup d’État en Turquie en juillet 2016, attribuée par le gouvernement aux partisans du dignitaire religieux Fethullah Gülen, l’état d’urgence a été déclaré. Depuis, une répression sans précédent s’abat contre les journalistes et professionnels des médias.

Je sais maintenant qu’ils m’ont emprisonnée pour me donner une leçon ; et cette leçon, je l’ai apprise. 

Aslı Erdoğan, célèbre romancière

Aujourd’hui, un tiers des journalistes et professionnels des médias emprisonnés dans le monde le sont dans des prisons turques. Nombre d’entre eux y sont depuis des mois, dans l’attente d’un procès. Dans le même temps, plus de 160 organes de presse ont été fermés.

Cette stratégie de répression organisée par le gouvernement envoie un message clair et inquiétant : celles et ceux qui veulent dénoncer la situation le paient au prix fort, l’espace accordé à la dissidence se réduisant un peu plus chaque jour.

Signer la pétition : Liberté pour les journalistes en Turquie, stop à la répression !

Ahmet Şık : en détention depuis le 29 décembre 2016

Ahmet Şık © Gokhan Tan

Journaliste d’investigation aguerri, Ahmet Şık est habitué aux poursuites et à la détention motivées par des considérations politiques. Pour avoir écrit un livre décrivant l’infiltration supposée des structures étatiques par des partisans du dignitaire religieux Fethullah Gülen, à l’époque un allié du Parti de la justice et du développement (AKP), le parti au pouvoir, il a été emprisonné pendant plus d’un an en 2011.

À nouveau, il a été emprisonné en décembre 2016, accusé cette fois d’avoir fait de la propagande pour la branche armée du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), et ce que le gouvernement appelle l’« organisation terroriste Fethullah » (FETÖ), qui serait dirigée par Fethullah Gülen.

Ahmet Şık avait dans un premier temps été détenu pendant deux jours à la prison de Metris à Istanbul, dans une cellule sale et sans eau potable et il n’avait pas été autorisé à s’entretenir avec ses avocats et n’avait pas été informé qu’ils avaient essayé de le voir.

La répression s’abattant de manière encore plus forte contre les journalistes, Ahmet Şık est de retour à la prison de Silivri, six ans après sa première détention. Il partage sa cellule avec deux autres détenus et ne peut s’entretenir qu’avec sa famille proche et uniquement à travers une vitre et par téléphone une fois par semaine. Toutes leurs conversations sont enregistrées. Il ne peut recevoir ni courrier ni livres.

La détention d’Ahmet est un message pour les autres, ceux qui sont toujours en liberté : remettez-nous en question si vous osez, exprimez-vous si vous osez.

Yonca Verdioğlu, la femme d’Ahmet Şık

Les conditions de détention dans les prisons turques

Dans le cadre de l’état d’urgence en Turquie :

les personnes détenues ne peuvent s’entretenir avec des avocats que de manière très limitée et, au mieux, dans le cadre de rencontres surveillées ;

certaines personnes détenues ne sont pas autorisées à recevoir du courrier ou des livres de l’extérieur ;

seule la famille proche des personnes détenues est autorisée à leur rendre visite une fois par semaine, leurs conversations se faisant au travers d’une vitre et par le biais d’un téléphone ;

aucun contact avec d’autres personnes détenues n’est autorisé, sauf avec celles qui partagent leur cellule.

Aslı Erdoğan : détenue du 16 août au 29 décembre 2016

Asli Erdoğan © D.R.

Il est 15 heures ce 16 août lorsque des agents armés et masqués débarquent au domicile d’Aslı Erdoğan, la célèbre écrivaine. Pendant 8 heures, ils perquisitionnent son foyer et retournent ses 3 500 livres et carnets de notes de ces 20 dernières années.

Ils ne découvrent aucun élément de preuve durant cette perquisition, ce qui ne les empêche pas de placer Aslı Erdoğan en détention et de l’inculper d’infractions liées au terrorisme.

Pendant près de cinq mois, elle restera en prison pour son rôle de membre du conseil consultatif et de rédactrice bénévole pour le journal kurde Özgür Gündem, désormais interdit.

Au poste de police, ils m’ont mise dans une cellule de 2 mètres par 4 avec trois autres femmes. Il n’y avait aucune fenêtre et la lumière était allumée en permanence... Nous ne pouvions aller aux toilettes que lorsqu’ils daignaient nous y conduire, pas lorsque nous en avions besoin. Je n’ai pas dormi la première nuit.

Asli Erdoğan

Aslı Erdoğan n’a jamais été poursuivie pour ses publications, elle n’a rien fait de mal et, en tant que membre du conseil consultatif, elle n’est pas légalement responsable du contenu du journal. C’est donc tout naturellement qu’elle s’attendait à être libérée lorsqu’elle a été présentée devant le tribunal.

Mais le juge en a décidé autrement : il a ordonné qu’elle soit maintenue en prison en attendant son procès. Sa détention a aggravé les maladies chroniques dont elle souffre.

« La pire torture en prison était le froid, à partir de septembre. Une fois, j’ai été conduite dans une grande cour avec 20 autres femmes. La présence des autres m’a permis de survivre. »

Depuis, Aslı Erdoğan a été libérée sous conditions. Elle fait toutefois toujours l’objet de poursuites liées au terrorisme. « Depuis ma libération, je n’écris plus et je pense que je ne suis pas prête d’écrire à nouveau un article. J’essaie de faire en sorte d’aller mieux. Pendant que j’étais en prison, je me suis accrochée, mais quand je suis sortie, j’ai réellement senti les conséquences physiques de la détention. »

Quand la peur paralyse

L’érosion de la liberté de la presse n’est pas nouvelle en Turquie. En 2013, alors que de grandes manifestations éclataient au parc Gezi à Istanbul, l’une des principales chaînes d’informations diffusait un documentaire sur les pingouins plutôt que de couvrir les événements.

Des journalistes qui avaient mécontenté les autorités avaient été renvoyés, des organes de presse qui critiquaient les autorités avaient été repris menant à un changement de ligne éditoriale plus complaisante à l’égard du gouvernement.

Aujourd’hui, ils sont plus de 120 journalistes et autres professionnels des médias à être enfermés. Des milliers d’autres ont perdu leur emploi en raison de la fermeture de plus de 160 organes de presse. Les effets de la dernière vague d’érosion de la liberté de la presse sont clairs : le journalisme indépendant est au bord du gouffre en Turquie.

La peur d’aller en prison pour avoir critiqué les autorités est palpable : les articles des journaux et les programmes de discussion de l’actualité, pourtant très populaires dans le pays, ne comptent que très peu d’opinions dissidentes et les points de vue ne sont pas très variés.

La répression des médias en chiffres

1

La Turquie est la première au classement des pays qui emprisonnent le plus de journalistes au monde

1/3

C’est la part des journalistes emprisonnés dans le monde qui sont détenus en Turquie

+ de 120

C’est le nombre de journalistes maintenus en détention depuis le début de la répression liée à la tentative de coup d’État

+ de 160

C’est le nombre d’organes de presse fermés depuis la tentative de coup d’État

Kadri Gürsel : détenu depuis le 31 octobre 2016

Kadri Gürsel © D.R.

Kadri Gürsel est un journaliste chevronné, spécialisé dans les relations internationales. C’est aussi l’une des neuf personnes qui travaillaient pour le journal Cumhuriyet et qui ont été emprisonnées en novembre 2016.

En 1995, il avait été enlevé par le PKK et retenu prisonnier pendant 26 jours. Cette expérience avait fait l’objet d’un livre, Dağdakiler (« Ceux des montagnes »).

Quelques jours avant la tentative de coup d’État, Kadri Gürsel a rédigé un article intitulé « Erdoğan veut être notre père ». Cet article lui vaut d’être accusé d’infractions liées au terrorisme.

S’il existait des éléments de preuve appuyant les accusations portées contre nous, le procès aurait déjà commencé […] Le temps passe et notre emprisonnement devient une sanction.

Kadri Gürsel

Kadri Gürsel, dans une lettre adressée à l’Association des journalistes de Turquie, le 25 janvier 2017. Cet article développait le point de vue selon lequel Erdoğan voulait s’imposer de force à la population. Il argumentait que pour lutter contre cette situation, il fallait le rejeter et se rebeller, à l’instar de ce qu’il s’était passé en Tunisie.

La révolution qui avait renversé Ben Ali, l’ancien président de Tunisie, avait été déclenché par l’immolation par le feu de Mohamed Bouazizi. Au tribunal, Kadri Gürsel a déclaré que l’article était écrit sur le ton de l’humour noir.

Mon mari paie le prix fort pour avoir exprimé son opinion. Notre fils de 10 ans n’a vu son père qu’une fois depuis que Kadri a été emprisonné, la seule fois où nous avons eu une visite libre. Il ne comprend pas pourquoi tout cela nous arrive.

Nazire Gürsel, la femme de Kadri Gürsel

Ahmet Altan : en détention provisoire depuis le 23 septembre 2016

Ahmet Altan © D.R.

Ancien rédacteur en chef du journal Taraf, qui a depuis été fermé, Ahmet Altan est écrivain. En septembre 2016, il a été placé en détention avec son frère Mehmet Altan, un universitaire et commentateur, car ils auraient « envoyé des messages subliminaux » aux putschistes pendant un débat télévisé à la veille de la tentative de coup d’État.

12 jours plus tard, Ahmet Altan a été libéré, mais il a été placé en détention dès le lendemain pour « appartenance à une organisation terroriste » et « tentative de renverser le gouvernement ».

Ahmet Altan ne peut entretenir aucune correspondance écrite avec le monde extérieur en prison et les rencontres avec ses avocats sont limitées et surveillées.

À ma connaissance, la loi se base sur des faits. Elle identifie un acte comme une infraction et présente des preuves. Je fais l’objet de terribles accusations qui ne sont pas appuyées par la moindre preuve.

Ahmet Altan, lors de sa déclaration au tribunal

Veysel Ok, l’avocat d’Ahmet Altan, nous a confié : « Les frères Altan ont été placés en détention, je pense délibérément, la veille des vacances de l’Aïd. Le procureur était ensuite en congé pendant 12 jours, et rien ne pouvait donc être fait pour contester cette décision. Je n’ai pas pu voir mes clients pendant les cinq premiers jours. »

Action "Journalisme is not a crime" en Turquie

Action devant le consulat turque à Rotterdam © Amnesty International (Foto: Marieke Wijntjes)

Médias contraints au silence

A quoi ressemblerait un monde sans presse libre ?

Des informations limitées sur le monde qui nous entoure. Un accès restreint aux analyses diverses. Une capacité réduite à amener les institutions et les gouvernements à rendre des comptes de manière transparente et ouverte.

Sans savoir ce qui se passe autour de nous, notre perception de nous-même dans le monde est affectée. Comment pourrions-nous exprimer nos opinions sur les événements et les différentes questions de société sans avoir accès aux connaissances, aux opinions et aux analyses d’autres personnes ?

Une société pluraliste ne peut fonctionner correctement sans presse libre. Elle est un moyen essentiel d’assurer l’exercice de la liberté d’expression, et notamment du droit de rechercher et de recevoir des informations et des idées diverses. La liberté de la presse est nécessaire pour amener les puissants à rendre des comptes pour leurs actions.

La presse indépendante turque n’est pas encore morte, mais elle est gravement blessée. Cette répression doit cesser. Les journalistes et autres professionnels des médias en détention provisoire prolongée et punitive doivent être libérés. Le journalisme n’est pas un crime : les personnes qui exercent cette profession doivent avoir le droit de travailler.