L'Ukraine s’enlise dans une guerre qu'elle subit depuis plus de trois ans et les crimes restent impunis. Mais avec l’annonce de la création d’un tribunal spécial chargé de juger le crime d’agression de la Russie contre l’Ukraine, l’espoir de justice renait. Décryptage de la situation avec Veronika Velch, directrice d’Amnesty International Ukraine depuis un an.
La création d'un tribunal spécial chargé de juger le crime d'agression de la Russie contre l'Ukraine est-elle historique ?
L'Ukraine a appelé à la création de ce tribunal dès 2022, lors de l’invasion à grande échelle du pays. C'est la première fois depuis la Seconde Guerre mondiale qu'un tel tribunal est créé. Nous avons eu celui de Tokyo, celui de Nuremberg, mais il n'y en a pas eu d'autre depuis.
Mais ni les statuts ni la manière dont le tribunal sera constitué ne sont encore rendus publics par le Conseil de l'Europe. Nous espérons qu’il n’y aura pas d’immunité personnelle pour les plus hauts responsables (chefs d’État, chefs de gouvernement et ministres des Affaires étrangères), ce que laisse pourtant présager le Conseil de l’Europe dans sa présentation. Cela signifie que Vladimir Poutine, Sergueï Lavrov [le ministre des Affaires étrangères], et Mikhaïl Michoustine [le Premier ministre], ne pourraient ni être convoqués au tribunal, ni poursuivis à cause de cette immunité. C’est une pratique très courante en droit international. Et dans certains pays autoritaires comme la Russie, les personnes peuvent occuper ces postes à tour de rôle pour toujours. Ils peuvent être président et premier ministre, puis à nouveau président. C'est malheureusement ainsi que cela fonctionne.
L'immunité personnelle est notre principale critique envers ce tribunal et nous demandons à ce qu’elle puisse être levée. Notre deuxième critique concerne “l'absentia”, c’est-à-dire la tenue de procès en l’absence des accusés. Nous sommes convaincus que si ces personnes sont responsables de crimes de guerre, elles doivent alors faire l'objet d'un procès équitable en bonne et due forme. Cela renforcerait la crédibilité et la visibilité du jugement. Quoi qu'il en soit, nous nous réjouissons vraiment de cette évolution et de la création future de ce tribunal.
C’est le premier tribunal formé avant la fin de la guerre. C’est en ce sens une avancée historique.
La guerre continue et pourtant, le tribunal devrait être créé. Ce tribunal ne va pas être sous l’égide de l’ONU ou d’un autre organisme, mais sous la responsabilité du Conseil de l’Europe. Je pense qu’aujourd’hui l'Europe fait beaucoup plus que ce qui a été fait auparavant. Surtout depuis que les Etats-Unis se sont retirés. La menace est devenue un peu plus réaliste qu'elle ne l'était auparavant. Tout le monde pensait que le conflit allait rapidement être résolu. Trois ans après, on s’enlise dans cette guerre.
Vladimir Poutine pourrait-il être condamné ?
Nous avons le mécanisme de la compétence universelle, que nous appelons chaque pays à appliquer. Si des personnes considérées comme des criminels de guerre se rendent dans ces pays qui appliquent la compétence universelle, elles peuvent être arrêtées et jugées pour leurs crimes. Et il ne s'agit pas seulement de Vladimir Poutine mais aussi de toutes les autres responsables des crimes de guerre en Ukraine.
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Si Vladimir Poutine se rend dans un pays qui a ratifié le statut de la CPI, il doit être arrêté. Je pense que cet appel devrait être lancé partout et tout le temps.
Et bien sûr, nous avons aussi le mandat d'arrêt de la Cour Pénale Internationale (CPI) que nous ne devrions pas oublier. Il a été émis à l'encontre de Vladimir Poutine et de Maria Lvova-Belova [commissaire russe aux droits de l'enfant] pour les crimes de guerre de déportation et de transfert illégal d’enfants ukrainiens vers la Russie. Ce mandat d’arrêt est toujours en vigueur. La CPI traverse une période très difficile en tant qu'institution, elle est confrontée à de nombreuses attaques et de nombreux défis. En tant que communauté internationale, nous avons fait tant d'efforts pour imposer la CPI. Nous devons nous assurer de son assise aujourd'hui.
Pouvons-nous faire confiance à la justice internationale pour juger les crimes commis par la Russie et l'Ukraine ?
Même si le système de sécurité internationale imposé après la Seconde Guerre mondiale n'est pas parfait, il nous a permis de vivre près de soixante-dix ans sans guerre en Europe. Une situation qu’on ne devrait pas toujours considérer comme acquise.
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Le problème est que ce système est aujourd'hui remis en question. Ce système a été conçu sur la base du respect des conventions de Genève, de l'État de droit, la déclaration des droits de l'homme. Mais il a été mis en place sans prévoir de mécanisme d’application de la loi. Aujourd'hui, nous nous retrouvons face à des situations où la Russie, ayant un droit de veto au Conseil de sécurité des Nations unies, bloque toutes les décisions.
Je pense que, de manière générale, nous disposons de tous les outils nécessaires pour imposer la justice. Les outils sont là. La question est de savoir si nous allons les utiliser ou non, si la volonté politique est là.
En tant que communauté internationale, nous disposons de tous les outils nécessaires pour résoudre ce problème. Mais nous devons inventer un mécanisme de mise en œuvre de la loi internationale qui soit utile, réaliste et adapté à la situation actuelle. Le problème, c'est que de nombreux outils créés il y a soixante-dix ans ne correspondent plus vraiment à la réalité que nous vivons actuellement. On a aujourd’hui des pays dotés de l’arme nucléaire qui envahissent des pays tiers qui ont renoncé à l’arme nucléaire pour préserver la paix mondiale. Or la communauté internationale ne peut pas répondre correctement à ces situations puisque le déséquilibre entre les pays autoritaires et les pays démocratiques n'est pas en notre faveur en ce moment. Ce que je veux dire par-là, c’est que l’équilibre mondial n’est pas en faveur des défenseurs des droits humains, soyons clairs.
Les révélations sur la déportation d'enfants ukrainiens en Russie ont-elles eu des conséquences ?
La plus grande conséquence de nos révélations est l’obtention d’un mandat d’arrêt par la CPI contre Poutine. Ce mécanisme a permis la reconnaissance mondiale des crimes commis par son régime.
Mais il reste ce problème d’absence de mécanisme d’application de la loi dont je parlais précédemment. Des organisations et des groupes de personnes en Ukraine se sont organisés pour ramener certains enfants. A Amnesty International, nous ne sommes pas des passeurs, nous ne faisons pas ce genre de travail. Notre travail est d’exposer ce crime, le rendre visible et demander des comptes.
Les enfants ukrainiens et les groupes les plus vulnérables sont terriblement affectés par la guerre.
Les enfants ukrainiens souffrent de la guerre. Ils souffrent d'avoir été arrachés à leurs familles pour être transférés et déportés en Russie. Dans les territoires occupés, s’ils suivent un enseignement en langue ukrainienne, leurs parents iront en prison et ils finiront dans des établissements spécialisés pour être endoctrinés. Il y a aussi les enfants ukrainiens qui vont à l’école sous les bombes. Et il y a ces enfants ukrainiens qui vivent à l’extérieur comme ici en France. Leurs parents ne savent pas ce qui va leur arriver ensuite, s’ils pourront rentrer en Ukraine ou comment les politiques des pays où ils ont trouvé refuge vont les affecter. L'incertitude est énorme.
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A-t-on des nouvelles sur le traitement des prisonniers ukrainiens en Russie après la publication de l’enquête d’Amnesty International ?
Nous avons réussi à faire en sorte que ce sujet soit un peu plus présent dans l'actualité qu'il ne l'était auparavant grâce à nos différentes enquêtes. Je pense que nous sommes les seuls, en dehors des organisations de l'ONU, à avoir réellement documenté les crimes de guerre commis contre les prisonniers de guerre et les détenus civils ukrainiens.
Nous avons besoin de briser ce mur incommunicado qui s’est bâti entre les prisonniers ukrainiens qui sont complètement isolés, sans connexion avec le monde extérieur.
Depuis la publication de nos enquêtes, nous n'avons malheureusement pas plus de nouvelles sur le traitement des prisonniers ukrainiens en Russie qui restent complètement coupés du monde. Je rappelle aujourd'hui l'importance de continuer à écrire des lettres aux prisonniers ukrainiens. La Russie ne permet toujours pas aux organisations internationales de rendre visite et rendre compte du traitement infligé aux prisonniers. Elle ne permet pas au Comité international de la Croix-Rouge (CICR) de remplir son mandat et d’accéder aux prisons russes pour documenter ce qu’il se passe derrière les barreaux.
Nous avons eu le cas de Victoria Roshchina, une journaliste ukrainienne qui a été emprisonnée en Russie et dont le corps a été ramené en Ukraine sans ses yeux, sans sa gorge. Nous ne pouvons plus détourner notre regard de ces atrocités. Des gens sont torturés tous les jours et nous restons sans voix. En ce moment même, 31 journalistes ukrainiens sont détenus en tant que civils par les Russes.
Avec cette guerre en Ukraine nous sommes en quelque sorte revenus soixante-dix ans en arrière en Europe.
En tant que militants des droits humains, nous devrions aussi mener notre propre guerre pour exiger la libération de ces prisonniers. Avec les mêmes tactiques qu’il y a soixante-dix ans. Des tactiques très simples, très classiques pour notre mouvement à Amnesty International : écrire des lettres, le plus massivement possible, poser des questions, exiger des réponses, se montrer courageux. Depuis l’Ukraine, les lettres ne peuvent pas être envoyées aux prisonniers ukrainiens qui se trouvent en Russie. Cependant, vous pouvez le faire depuis ici, depuis la France, depuis l’Europe. De nombreuses actions pourraient être menées à l'extérieur de l'Ukraine de manière bien plus efficace qu'à l'intérieur.

Depuis le début du conflit, Amnesty International recueille des informations sur les crimes de guerre et les autres violations du droit international humanitaire commis pendant la guerre d'agression menée par la Russie en Ukraine.
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