C’est un pas majeur dans la lutte contre l’impunité. Lundi 15 décembre 2025, Roger Lumbala a été condamné à 30 ans de réclusion criminelle à Paris pour complicité de crimes contre l’humanité. Pourquoi ce procès est-il historique, plus de 20 ans après les faits ? Pourquoi a-t-il lieu en France, à des milliers de kilomètres de là où les crimes ont été commis ? Comment est-il reçu par les victimes et la population congolaise ? En amont de la tenue de ce procès, nous avions rencontré notre expert Christian Rumu. On fait le point.
Les faits remontent à 2002. La deuxième guerre du Congo, l’un des conflits les plus meurtriers de la région, fait rage depuis quatre ans déjà. À la tête du groupe armé Rassemblement des Congolais démocrates-National, Roger Lumbala Tshitenga dirige l’opération « Effacer le tableau ». Une campagne militaire d‘une extrême violence dans l’est de la République démocratique du Congo (RDC), caractérisée par des attaques systématiques.
Homicides, torture, esclavage, cannibalisme forcé : pendant plusieurs mois, les « effaceurs » font vivre l’horreur aux populations civiles de la région, en particulier les groupes ethniques mbuti et nande. Les femmes payent un lourd tribut : le viol devient une arme de guerre, un mode opératoire utilisé pour détruire les communautés.
Ces violences marquent encore les esprits. Or, deux décennies plus tard, les victimes attendent toujours que justice soit rendue. L’impunité reste totale. Après la guerre, Roger Lumbala Tshitenga deviendra même ministre, député puis candidat à la présidentielle en 2006. Jean-Pierre Bemba, un de ses alliés durant l’opération, occupe aujourd’hui le poste de vice premier ministre du Transport et des Voies de communication.
Aujourd’hui, la condamnation de Roger Lumbala marque donc un pas crucial vers la justice. Il est jugé coupable de complicité dans des crimes contre l’humanité, notamment des homicides, des actes de torture, des viols, des faits d’esclavage et des pillages, commis en 2002 et 2003.
Le procès se tenait à Paris, en vertu du principe de compétence universelle. Décryptage, avec notre expert Christian Rumu, chargé de campagne à Amnesty International pour la région des Grands Lacs.

En RDC, les guerres ont officiellement pris fin il y a plus de vingt ans. Mais la paix, elle, n’est jamais revenue. À travers ses photographies, Philémon Barbier nous plonge au cœur d’un conflit complexe.
Pourquoi le procès de Roger Lumbala, plus de vingt ans après les faits, est-il considéré comme une étape historique pour la justice et les victimes congolaises ?
Christian Rumu : Depuis trente ans, la République démocratique du Congo est marquée par les conflits. Or, le pays a failli à son devoir de justice à l’encontre des responsables de violations des droits humains. Un manque de volonté politique, particulièrement prégnant pour les crimes commis durant la deuxième guerre du Congo.
Ce procès est un marqueur d’espoir : il montre que les responsables de crimes au regard du droit international seront tenus de rendre des comptes, même vingt ans après les faits. Il envoie aussi un signal fort dans le contexte actuel, alors que des violences inimaginables sont commises par différentes factions armées, telles que le M23 ou les Wazalendo, dans le Nord-Kivu et Sud-Kivu.
C’est aussi la première fois qu’un responsable de son rang, aussi haut placé au Congo, est jugé pour des crimes commis avant 2004.
Pourquoi ce procès se tient-il en France, et non en République démocratique du Congo ?
Certains responsables poursuivis pour crimes graves ont accédé à des positions de pouvoir après la guerre, en 2004. Roger Lumbala par exemple, a été nommé ministre. Jean-Pierre Bemba, un allié durant l’opération « Effacer le tableau », est actuellement au pouvoir. Bien d’autres encore sont aujourd’hui au cœur du système à Kinshasa.
Par ailleurs, bien souvent, les responsables militaires sont jugés par des tribunaux militaires. Ce qui est problématique, car l’influence hiérarchique de l’armée affaiblit leur indépendance. Résultat : dans les cas de crimes commis par l’armée, les personnalités à la tête des chaînes de commandement sont rarement jugées. Or ces mêmes personnes sont ensuite redéployées dans d’autres contextes. Et le sentiment d’impunité reste total.
Qu’est-ce que la compétence universelle ?
Un État juge traditionnellement les crimes qui sont commis sur son territoire. Mais s’agissant des crimes internationaux comme les crimes de guerre, crimes contre l’humanité ou génocide, la compétence universelle s’applique.
Grâce à ce mécanisme, les États peuvent et parfois doivent enquêter et poursuivre les auteurs présumés de ces crimes internationaux. Et ce, quelles que soient la nationalité des auteurs de crimes, le lieu où les crimes ont été commis et la nationalité des victimes.
Souvent perçue comme un mécanisme de dernier ressort, la compétence universelle intervient, dans la majorité des cas lorsqu’aucune autre voie n’est ouverte aux victimes, que les accès à la justice sont paralysés pour des raisons d’absence de volonté ou de capacité du pays où les crimes ont été commis.
Lire aussi : La compétence universelle en France
Malgré tout, depuis 2004, y a-t-il eu des avancées dans les enquêtes ou les poursuites judiciaires pour les crimes graves commis en RDC ?
Plusieurs avancées majeures sont à noter en matière de lutte contre l’impunité dans le pays. En 2002, la RDC a signé et ratifié le statut de Rome de la Cour pénale internationale. Ce faisant, des crimes internationaux, tels que le crime de génocide, ont été intégrés au sein de la loi congolaise. En 2006, l’adoption d’une nouvelle Constitution a permis aux tribunaux militaires de juger les crimes graves commis par les membres des forces armées et de la police.
Puis en 2013, une nouvelle loi a permis de réorganiser le système judiciaire congolais. Cette réorganisation confère au système judiciaire civil la possibilité de juger des crimes de guerre, des crimes contre l’humanité voire des crimes de génocide. Une avancée majeure, bien qu’en pratique, les tribunaux militaires continuent de prendre en charge ces crimes.
L’utilisation du viol comme arme de guerre figure parmi les accusations portées contre Roger Lumbala. Pourquoi cette qualification est centrale ?
L’utilisation des violences sexuelles comme arme de guerre est caractéristique des conflits en RDC. Nous le documentons depuis une vingtaine d’années. Par exemple, dans notre dernier rapport, nous dénonçons les violences commises par les groupes armés du M23 et des Wazalendo. Ce cycle de violences doit impérativement cesser : les victimes doivent obtenir justice et réparation.
Aujourd’hui, la reconnaissance de ces crimes lors du procès de Roger Lumbala est centrale : elle rappelle qu’il s’agit de crimes extrêmement graves et replace la question des violences sexuelles au cœur du débat. Nous espérons que cela contribue à prévenir le recours à ces violences dans le cadre des conflits actuels en RDC.
À ce propos, avez-vous observé des avancées sur la question des violences sexuelles en RDC ?
Au niveau national, nous observons des progrès depuis 2004. Ces dernières années, des investigations et des procès pour violences sexuelles ont été menés par des tribunaux militaires. Cependant, nous constatons qu’en pratique ces décisions de justice ne sont pas toujours suivies d’une mise en œuvre effective.
De même, il est encore difficile d’appréhender l’impact réel de ces procès sur les victimes, parfois vingt ans après les faits. Cependant, la justice permet d’aider les victimes à retrouver une dignité et à se reconstruire : leur statut de survivante est enfin reconnu. En parallèle, des programmes d’accompagnement psychologiques, sociaux et financiers sont mis en place pour accompagner leur réinsertion.
Enfin, le système patriarcal empêche la prise en considération et la véritable reconnaissance des souffrances des victimes. Ces avancées restent donc cruciales pour accompagner le changement de perception de notre société concernant les victimes de violences sexuelles.
Comment la société congolaise a-t-elle réagi face à l’ouverture de ce procès ?
Le procès de Roger Lumbala envoie un message fort : « Même vingt ans après les faits, justice sera rendue ». Or, jusqu’ici, il n’a été que très peu médiatisé en République démocratique du Congo. Cela doit nous interpeller.
Le gouvernement devrait ériger ce procès comme un exemple en matière de lutte contre l’impunité auprès de la population congolaise, à travers davantage de sensibilisation et de vulgarisation. Mais ce n’est pas le cas.
Ce travail est porté par les organisations de la société civile. Mais la période est très compliquée. Dans le Nord-Kivu, sous occupation des groupes rebelles, les conditions ne permettent pas aux défenseurs des droits humains de mener une véritable mobilisation et de s’organiser.
Plus globalement, comment se mobilise la société civile pour lutter contre l’impunité ?
La mobilisation de la société civile, notamment sur les questions de violences sexuelles, se déroule de deux manières. D’un côté, sur le plan judiciaire : certains activistes mènent en justice des responsables militaires, souvent au péril de leur vie.
C’est le cas de l’avocate Wivine Kavira qui s’est mobilisée auprès de la Commission africaine des droits de l’homme et des peuples. Son combat a récemment abouti à la condamnation de la RDC : la Commission a jugé les forces armées congolaises responsables de violences sexuelles commises en janvier 2011 et ordonné à Kinshasa d’indemniser les victimes à hauteur de plusieurs milliers de dollars.
De l’autre côté, de nombreuses initiatives sont portées par la société civile pour que les victimes aient accès à des réparations et puissent reconstruire leur vie. En ce sens, nous avons obtenu des avancées, notamment avec la mise en place d’un Fonds national pour la réparation des victimes. Une étape importante, bien que sa gestion manque encore cruellement de transparence.
Quel rôle joue Amnesty International dans la lutte contre l'impunité en RDC ?
La lutte contre l’impunité, la justice et la redevabilité sont au cœur de notre mobilisation en RDC. Nous menons des recherches en réalisant un gros travail de collecte de preuves et de témoignages de victimes.
Par ailleurs, nous mettons ces recherches à disposition du gouvernement, pour faciliter la mise en place d’investigations et le lancement de procédures auprès d’institutions internationales telles que la Cour pénale internationale ou la Commission africaine des droits de l’homme et du peuple.
Nous venons par ailleurs de lancer une campagne de solidarité mondiale « 6 millions de voix pour la justice en RDC ». Une campagne née d’un constat : la lutte contre l’impunité est la clef pour tout espoir de paix et de stabilité dans le pays.
À travers cette mobilisation, nous souhaitons rallier la communauté congolaise, régionale et internationale pour exiger une justice effective en RDC. Nous voulons aussi amplifier la voix des survivantes, après des décennies de violences dans le pays. Leur demande de justice est très forte et nous sommes plus que jamais mobilisés pour soutenir leur appel.
loading ...





