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Carola Rackete © REUTERS/Guglielmo Mangiapane

Carola Rackete © REUTERS/Guglielmo Mangiapane

Personnes réfugiées et migrantes

Carola Rackete l'insoumise

Elle met l'Europe au pied du mur. Entretien exclusif avec la capitaine du Sea-Watch 3 pour La Chronique d'octobre.

C’est une leçon d’humanité, mais aussi de droit, qui n’a pas fini de faire des remous, celle donnée par Carola Rackete, la capitaine du Sea-Watch 3 à la communauté internationale. Dans la nuit du samedi 29 au dimanche 30 juin 2019, la jeune Allemandeforçait l’entrée du port de l’île de Lampedusa (Italie) pour faire accoster son navire. Entretien avec Carola.

À quand remonte votre conscience des enjeux migratoires ?

Carola Rackete : J’avais 19 ans quand j’ai commencé mes études et je les ai terminées à 23 ans. Je n’avais pas tellement de conscience politique à cette époque. Les jeunes qui manifestent pour le climat me semblent bien plus engagés que je ne l’étais à leur âge ! J’ai navigué ensuite pendant sept ans sur des vaisseaux de recherche polaire dans l’Arctique et c’est là que j’ai constaté les impacts du changement climatique. J’ai aussi parlé avec des scientifiques travaillant sur ces sujets depuis vingt ou trente ans et j’ai compris à quel point la situation est catastrophique.

Au bout de quelques années, j’ai réalisé que la science ne sert à rien si elle ne s’accompagne pas d’une action politique.

On pourrait en finir avec la faim dans le monde si on distribuait les ressources plus équitablement, si l’agriculture était pratiquée différemment.

C’est donc une décision politique qui fait que certaines personnes n’ont pas assez à manger.

Mon engagement auprès de Sea-Watch remonte à 2015. L’urgence de la situation migratoire m’apparaît clairement, tout comme notre responsabilité envers ces personnes. Certes, je suis Allemande mais je me considère, avant tout, comme une citoyenne européenne et, par conséquent, je vois la mer Méditerranée comme notre frontière européenne. Les raisons qui font que ces personnes se retrouvent à notre frontière ont évidemment beaucoup à voir avec notre histoire coloniale et les structures de pouvoir qui en découlent, mais aussi avec la politique menée par l’Europe en Afrique.

Étiez-vous préparée à la criminalisation dont vous avez fait l’objet ?

Chaque capitaine qui monte à bord de l’un de ces bateaux depuis fin 2017 connaît les risques et ils sont élevés. C’est pourquoi beaucoup refusent de le faire, ce que je peux très bien comprendre. L’aspect positif, c’est que l’on sait les choses à l’avance et que l’on prend une décision proactive de risquer une arrestation ou une enquête. Les réfugiés, eux, ignorent souvent les conséquences de leurs actes. Il y a, par exemple, le cas d’un Syrien monté sur un bateau en Turquie pour rejoindre la Grèce.

Le bateau a coulé, alors il a appelé les gardes-côtes avec la radio du bateau parce qu’il parlait anglais. Les gens ont été sauvés mais lui, accusé d’être le passeur, a été condamné à 315 ans de prison (15 ans pour chaque personne sauvée) et une amende de plus de 3 millions d'euros en juin 2016. Il n’avait pas conscience du risque qu’il prenait et n’a pas reçu beaucoup de soutien juridique, ni accès à un traducteur. Aujourd’hui il est en prison.

Donc ceux qui sont le plus confrontés à la criminalisation, ce sont les réfugiés car, même s’ils ont le droit de demander l’asile, il ne leur est pas accordé si facilement.

Ils sont criminalisés de vouloir quitter la Libye et aujourd’hui l’Europe finance les gardes-côtes libyens pour ramener ces personnes dans un pays en guerre civile où les violations des droits de l’homme sont systématiques. Les États européens ne refoulent pas eux-mêmes car ils savent que c’est illégal mais ils fournissent les informations nécessaires aux Libyens. Cela s’appelle du refoulement par procuration.

Dans notre cas, lorsque les Libyens nous conseillaient par e-mail de nous diriger vers Tripoli avec les réfugiés, le Centre de coordination de sauvetage maritime (MRCC) était en copie. Après mon audience du 18 juillet, le procureur a également entamé une enquête contre l’État italien pour coopération avec les gardes-côtes libyens dans ce cas précis. Si les preuves peuvent être réunies, on pourrait montrer comment l’Europe facilite ces refoulements en fournissant les informations aux gardes-côtes libyens dont les bateaux restent autrement à quai.

Ces informations peuvent venir d’avions de surveillance européens, de bateaux militaires italiens ou de drones. Une récente enquête de The Observer a montré que Frontex a investi massivement dans les drones en remplacement des navires de sauvetage dans cette zone. Un changement de stratégie qui libère l’agence de l’obligation de sauvetage.

Que pensez-vous du décret italien du 5 août dernier visant notamment les ONG de secours en mer ?

À ma connaissance, le président italien, responsable de la ratification du décret, a exprimé deux réserves et l’a renvoyé au Parlement afin qu’il soit discuté à nouveau. En premier lieu, Sergio Mattarella estime que ce décret entre en conflit avec le droit maritime international, qui fait obligation de porter secours. C’est ce que nous disons depuis le début. Sa deuxième réserve concerne l’amende et la confiscation du navire.

L’amende prévue peut s’élever jusqu’à un million d’euros, un montant disproportionné qui pourrait être inconstitutionnel. Je garde espoir que ce décret ne soit finalement jamais adopté, même si je ne sais pas précisément où on en est à ce stade. Même s’il était ratifié sans modification, je pense qu’il serait invalidé par la justice, tout comme mon arrestation. Au bout du compte, le droit maritime international prévaut et un capitaine qui agit pour sauver des vies n’est pas concerné par une disposition visant les passeurs.

Comment interpréter l’assimilation qui est faite régulièrement par divers hommes politiques entre bateaux d’ONG et passeurs ?

À l’évidence, c’est une accusation dont les motivations sont politiques. On peut le voir clairement en Italie, mais aussi dans de nombreux États européens où la peur des réfugiés, que l’extrême droite, en particulier, attise, les aide à gagner des votes, ou à éviter de parler de politique intérieure. Or, en réalité, les chiffres des arrivées sont au plus bas : cette année 4 000 personnes ont traversé la mer entre la Libye et l’Italie alors que 6 000 demandeurs d’asile ont été renvoyés par d’autres pays européens vers l’Italie en vertu des accords de Dublin III.

Où sont aujourd’hui les migrants sauvés par le Sea-Watch 3 le 12 juin dernier ?

Carola Rackete : Ils sont restés à Lampedusa entre sept et dix jours, avant d’être transférés vers un hotspot [lieux où sont regroupés les migrants pour régler les formalités administratives et offrir la possibilité à ceux qui le souhaitent de demander l'asile, ndlr] à Messine.

Début août, une dizaine de personnes est partie en Finlande et vers le 10 août une autre dizaine en France ; à ma connaissance c’est tout. Donc, une trentaine d’autres à Messine ne savent toujours pas où elles vont. C’est un énorme problème. Ce n’est pas la première fois, bien sûr, c’est arrivé tout au long de l’année dernière, en Italie mais aussi à Malte. À chaque fois, les autres pays européens promettent de prendre en charge les réfugiés.

Malte et l’Italie finissent par ouvrir leurs ports, ensuite le transfert peut prendre des mois, alors qu’il n’y a pas tant de personnes à transférer ! À cause de cela Malte et l’Italie n’ont plus confiance. Malte en particulier est un petit pays où il est compliqué de prendre en charge beaucoup de réfugiés.

Quelles leçons tirez-vous de votre expérience à bord du Sea-Watch 3 ?

Ce qui m’apparaît clairement c’est ce jeu de blâme auquel se livrent entre eux les pays européens.

Dans l’ensemble, ils sont bien contents de faire porter la responsabilité de ce qui se passe aux Italiens alors, qu’en réalité, les torts sont partagés. L’accord de Dublin III est vraiment injuste, tout le monde le sait. Il y a eu beaucoup d’efforts pour le faire évoluer depuis des années mais en réalité les pays qui en profitent ne souhaitent pas de changements.

Cela leur convient que ce soit l’Italie et la Grèce, et dans une moindre mesure l’Espagne, qui portent le fardeau de la prise en charge des réfugiés. À plusieurs reprises, j’ai assisté à ce que j’appelle du « blanchiment » (white washing). Je pense notamment aux politiciens allemands qui se sont désolés de mon arrestation mais qui, en réalité, n’ont pas fait grand-chose avant. Par ailleurs, une ville allemande, le deuxième jour après notre sauvetage, a proposé de recevoir l’ensemble des demandeurs d’asile. Elle a même offert d’envoyer un bus pour venir les chercher en Italie, ils n’auraient pas eu à débourser un centime.

Mais cette solution n’a pu être mise en œuvre parce que le ministre de l’Intérieur allemand a insisté pour qu’ils soient enregistrés en Italie, ce qui donnait la possibilité de les renvoyer sous Dublin III. Or, une ville allemande ne peut pas inviter seule des demandeurs d’asile, l’autorisation doit venir du gouvernement fédéral et elle n’est jamais venue. Les Italiens sont dans une position très difficile, il n’y a pas de vraie solidarité en Europe, dans ce cas précis comme dans beaucoup d’autres. Mais, quand il s’agit de s’exprimer dans les médias, tout le monde veut paraître du bon côté.

La mobilisation de la société civile allemande est-elle aussi importante qu’elle l’était en 2015 ?

Oui je le pense. Nous avons un mouvement qui s’appelle le « pont maritime » (See Brücke) en référence aux ponts aériens pendant la Seconde Guerre mondiale. Il a organisé des manifestations très importantes dans plusieurs villes. Et, dans notre cas précis, 60 villes allemandes se sont déclarées prêtes à accueillir des réfugiés.

Bien sûr, l’extrême droite instrumentalise beaucoup cette question et ça leur a rapporté des voix. Mais ce qui est paradoxal, c’est que le soutien à l’extrême droite est particulièrement important là où le nombre de migrants est le plus faible, alors que les ceux qui vivent dans des grandes villes où il y a déjà beaucoup de familles migrantes de deuxième et troisième génération ne considèrent pas l’immigration comme un problème.

Ne pensez-vous pas que l’Allemagne a déjà pris largement sa part dans l’accueil des migrants en Europe ?

L’Allemagne a une grande responsabilité dans l’accueil parce que nous avons largement participé à créer les inégalités mondiales qui causent les migrations.

Si on s’intéresse aux émissions historiques de CO2 par exemple, les émissions allemandes sont plus importantes que celles de tout le continent africain. Lorsqu’on parle des migrations climatiques et de la dégradation de l’environnement, on doit s’intéresser aussi à toutes les pêcheries industrielles autour de l’Afrique de l’Ouest, dont la plupart sont hollandaises. Ces entreprises européennes sont les moteurs de cette destruction et ce sont les structures de pouvoir entre les continents qui créent les inégalités.

La question des migrations climatiques vous inquiète-t-elle particulièrement ?

Oui, car elles vont forcément s’intensifier, et les prévisions font froid dans le dos. Les chiffres exacts restent difficiles à évaluer et le terme de réfugié climatique lui-même reste à définir clairement, entre les déplacements immédiats causés par des cyclones ou des ouragans et une dégradation plus progressive de l’environnement comme la sécheresse ou l’érosion marine.

Ce que nous savons c’est que la majorité des personnes migreront à des courtes distances parce qu’il est très difficile de traverser les frontières. Je peux imaginer que ce qui risque d’arriver est décrit dans le rapport publié en début d’année par le rapporteur spécial des Nations Unies pour le climat Philip Alstom. Ce dernier dit craindre un « apartheid climatique » où les gens qui ont les moyens d’échapper à une partie des conséquences globales du changement climatique construiront des murs. Les pauvres n’auront pas cette chance.

Je ne pense pas que ce scénario soit une fatalité, mais en tant que société civile nous devons agir et nous opposer à l’érosion des droits humains dès maintenant, parce qu’avec les catastrophes climatiques qui s’annoncent, la situation va aller en s’aggravant. C’est pourquoi il est essentiel que des bateaux de sauvetage restent présents en mer même si les départs sont moins fréquents.

Avez-vous prévu de remonter à bord du Sea-Watch 3 prochainement ?

Je ne suis pas le capitaine régulier de Sea-Watch et, avant juin dernier, je n’étais pas montée sur ce bateau depuis deux ans, je me dédiais à la protection de l’environnement. J’ai reçu un appel trois jours avant le début de la mission et j’ai accepté ce remplacement à la dernière minute, parce que je savais que, sinon, il n’y aurait personne. Mais, je ne fais pas partie du planning de Sea-Watch pour le reste de l’année. Pour moi, c’est un défi de savoir ce que j’ai envie de faire maintenant parce que je ne suis pas une personne très publique.

En même temps, je sais que je peux mettre à profit mon exposition médiatique pour faire des choses positives. Je travaille sur un projet de documentaire télévisé avec des amis qui s’appuie notamment sur un rapport de l’ONG Resoma détaillant le cas d’environ 160 réfugiés ou de leurs soutiens, criminalisés à travers l’Europe. Nous souhaitons donner à voir le système à l’œuvre derrière ces situations. J’ai reçu beaucoup d’attention mais la criminalisation est systématique à travers l’Europe même si la majorité des cas a lieu en Grèce, en Italie et en France.

- Propos recueillis par Pauline Bandelier pour La Chronique d'Amnesty International

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