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Le soleil tape dur sur le port de pêche méditerranéen © Augustin Le Gall

Le soleil tape dur sur le port de pêche méditerranéen © Augustin Le Gall

Responsabilité des entreprises

Tunisie : le poison de Gabès

Début juin, midi, Gabès. Le soleil tape dur sur le port de pêche méditerranéen. La saison de la crevette bat son plein. Pourtant, filets et bateaux sont à quai.

Face aux coques colorées, Nazih Aoudi soupire. « J’ai un bateau mais je n’ai plus de marins depuis trois ans. Plus personne ne veut travailler dans la pêche », déplore l’armateur de 48 ans. Pour ramener poissons et crustacés, les pêcheurs vont loin, très loin. Ils vont tremper leurs filets du côté de Sfax ou Zarzis, à plusieurs centaines de kilomètres de Gabès. Des navigations longues, donc plus chères, et des recettes maigres voire nulles. Pourquoi ces pêcheurs côtiers fuient-ils leur baie ? La réponse se trouve sous la surface de l’eau : la faune a quasiment disparu. Rien à voir avec la vie sous-marine bouillonnante des années 1970.

À l’époque, on trouvait de tout : crevettes, poulpes, seiches, sardines, liste avec nostalgie Nazih. Le golfe de Gabès était la pépinière de la Méditerranée. Beaucoup de poissons venaient ici pour se reproduire

Nazih Aoudi, armateur

L’Association tunisienne de l’environnement et de la nature a fait les comptes : la baie de Gabès est passée de 270 espèces marines dans les années 1960 à 70 aujourd’hui.

6000 tonnes de résidus par jour

La responsable de cette désertification sous-marine, Nazih et les autres pêcheurs la voient depuis le port : l’imposante usine du Groupe chimique tunisien (GCT). Depuis 1972, le site est spécialisé dans la transformation de phosphates en engrais chimiques, destinés à l’agriculture intensive. Chaque jour, 6 000 tonnes de minerai arrivent de Gafsa, 160 km à l’ouest de Gabès. Une fois transformés, 90 % des produits de l’usine sont exportés vers l’étranger.

Un pêcheur (à gauche) se plaint d'un manque de poisson.© Augustin Le Gall

Les résidus de ces activités restent, eux, à Gabès. Ils sont déversés directement dans la mer, sous la forme de boues noirâtres. Appelées « phosphogypses », ces boues sont chargées en métaux lourds et en fluor. Une matière toxique, qui recouvre plages et fonds marins environnants. Au fil des années, les poissons ont fui, les phosphogypses sont restés. Et ces boues continuent de s’accumuler : chaque jour, le GCT en rejette 6 000 tonnes. Avant la révolution en Tunisie, ce chiffre montait à 13 000 tonnes journalières.

La mer n’est pas la seule à faire les frais des activités du GCT. Le ciel de Gabès aussi. Fonctionnant 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7, les cheminées des usines rejettent en permanence ammoniac, dioxyde de soufre ou encore oxyde d’azote, en quantité jusqu’à huit fois supérieure aux normes internationales selon l’aveu même du GCT.

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L’absence de suivi épidémiologique

Sur terre, le taux de pathologies respiratoires, maladies des os, cancers et allergies est anormalement élevé chez les habitants. Mais impossible de trouver une enquête épidémiologique sur ce sujet tabou. L’Association tunisienne de l’environnement et de la nature (Aten) a décidé de réaliser elle-même une étude début 2016. Pendant deux mois, ses militants ont fait du porte-à-porte autour de l’usine pour interroger plus de 16 000 personnes. Dans le quartier de Nahal, sur les 662 personnes interrogées, 272 étaient atteintes de maladies respiratoires et 41 de fluorose osseuse, une grave pathologie qui altère la structure des os et conduit à terme à une déficience musculaire. « Une catastrophe sanitaire », se désole Foued Kraiem, président de l’Aten. Pourtant, les médecins de Gabès se gardent bien de faire le lien avec les rejets du GCT, quand ils annoncent le diagnostic à leurs patients. C’est le cas de Fathia Zidi, 54 ans.

En consultant un médecin à Tunis cette habitante de Chott Essalem, le quartier le plus proche du GCT, comprend d’où viennent ses douleurs à la nuque. « Il m’a dit que c’était à cause d’une matière gazeuse qui sortait du groupe chimique », rapporte-t-elle calmement, assise sur le canapé de son salon. Hypertension, allergies de la peau, mal de dos, douleurs aux genoux : cette mère de famille cumule les soucis de santé.

Les pluies acides grillent les cultures

Dans le même quartier, Salem Chairat fait face à un autre problème. Devant ses plants de tabac, l’agriculteur soupire. « Cette année, je pense que j’ai perdu 60 à 80 % de ma récolte », constate-t-il tristement. Sur sa parcelle, plusieurs plants ont mauvaise mine : des feuilles jaunies, trouées, recroquevillées. « Au mois d’avril, un nuage est passé au-dessus, rapporte Salem, casquette vissée sur la tête. On ne pouvait pas rester une heure à l’air libre ». Ces pluies acides ont littéralement grillé ses cultures. Ce n’est pas la première fois que cela arrive. Désormais, Salem confie qu’il a « peur de la pluie, parce que quand il pleut, cela pourrit la terre ». Triste constat, dans une région proche du désert où les précipitations annuelles varient en moyenne entre 100 et 200 mm, seulement. Et où l’eau des nappes phréatiques se fait de plus en plus rare, pompée en masse par le GCT et la cimenterie de Gabès. Pour arroser ses cultures, Salem a dû illégalement creuser un puits sur sa parcelle, qui descend à 80 mètres de profondeur.

Cette année, l’agriculteur a décidé de saisir la justice, espérant obtenir une compensation financière du GCT. Même s’il obtient gain de cause, cette victoire resterait une goutte d’eau face à un mastodonte comme le GCT. Avec ses 3 700 emplois directs et les centaines d’autres chez ses sous-traitants, l’entreprise publique est la locomotive de l’économie locale. Un ouvrier y gagne 700 dinars par mois, plus du double du salaire minimum tunisien, actuellement de 320 dinars. Un argument de poids pour attirer de nouvelles recrues, comme Majdi, le neveu de Salem. Le trentenaire s’apprête à passer le concours pour devenir opérateur. Quand on lui demande si cela ne lui pose pas problème de travailler pour l’entreprise à l’origine des malheurs de son oncle, il répond calme et résigné : « Tu n’as pas le choix ici ».

Une parole libérée depuis la révolution

Face aux critiques, le GCT dit « assumer ses responsabilités ». Sur les rejets atmosphériques et maritimes Abderrahman Hadjbelgacem, porte-parole du groupe, reconnaît le dépassement des normes et la pollution engendrée. Il préfère mettre en avant les solutions à l’étude, avec des projets plus ou moins avancés : la construction d’un centre de stockage de boues pour arrêter les rejets de phosphogypses en mer, l’installation d’un nouveau système pour rabattre le gaz d’ammoniac, la mise en service d’une unité de dessalement de l’eau de mer pour arrêter les pompages dans les nappes phréatiques, etc.

Réunion du groupe Stop Pollution dont l'objectif est de contraindre Groupe chemique tunisien (GCT) et les usines de la zone industrielle de respecter les conventions nationales et internationales pour la protection de l'environnement © Augustin Le Gall

Mais quand on aborde le sujet des personnes victimes de la pollution, le porte-parole botte en touche. « On ne connaît pas l’impact sur la santé, il n’y a aucune preuve. Aucune étude ne le prouve pour le moment », lance-t-il, catégorique. Selon Tarek Ben Salem, représentant du ministre de l’Environnement au gouvernorat de Gabès, ce manque de données s’explique par avant tout un manque de moyens. « On ne possède pas d’instruments de mesure pour évaluer la pollution, déplore-t-il. C’est un problème d’argent : qui doit faire les installations de contrôles, les industriels ou l’État ? Comment je peux savoir que c’est cette usine qui est responsable de la pollution si je n’ai pas les instruments pour mesurer cette pollution ? » Une façon de renvoyer la balle dans le camp du GCT.

Sous le régime de Ben Ali, il était impossible d’évoquer la pollution de Gabès. Depuis la révolution tunisienne en 2011, la parole s’est libérée. Des dizaines d’associations de défense de l’environnement se sont créées, dont le collectif Stop Pollution. Depuis quatre ans, ce dernier organise chaque année deux journées de sensibilisation sur la pollution à Gabès.

Le moteur, c’est les jeunes. Depuis la révolution, tout le monde manifeste. C’est un sujet qui touche tous les Gabésiens

Mohammed Jridi, un webmaster de 30 ans membre de la Ligue tunisienne des droits de l’homme (LTDH) et organisateur de l’événement

Devant le manque de volonté politique et les promesses en suspens du groupe chimique, Gabès semble se trouver dans une impasse. C’est pourquoi en mai dernier, la LTDH a déposé un dossier intitulé « Gabès, région victime de la pollution » auprès de l’instance Vérité et Dignité, créée en décembre 2013 afin de traiter les préjudices commis sous les régimes de Bourguiba et Ben Ali. Plus de 58 000 autres dossiers ont été déposés, par des individus ou des groupes de personnes, le 15 juin dernier. L’Instance aura deux ans pour traiter les dossiers retenus. Les Gabésiens croisent les doigts pour que le leur en fasse partie.

- De nos envoyés spéciaux Hélène Bielak (texte) et Augustin Le Gall (photos) pour La Chronique d'Amnesty International