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Olivia Gazale © Lola Ledoux

Olivia Gazale © Lola Ledoux

Discriminations

Olivia Gazalé : « L’homme ne naît pas viril mais le devient »

À l'occasion de la Journée internationale des femmes, la philosophe Olivia Gazale revient sur la virilité qui asservit la femme et se révèle un piège pour l’homme.

Le mouvement de libération de la parole des femmes contre les violences et le harcèlement sexuel porte-t-il l’estoc final au discours sur la virilité ou ravive-t-il la guerre des sexes ?

Olivia Gazalé : Nous assistons à une mutation anthropologique majeure. La prise de parole des femmes rompt avec une très longue tradition de déni des violences sexuelles, de silence imposé et d'impunité fréquente des agresseurs. On commence à comprendre que la violence faite aux femmes est un fléau pour l'ensemble de la société. De façon symétrique, cette émancipation provoque des crispations chez les masculinistes, mais aussi, et je le regrette, chez certaines femmes, qui opèrent un amalgame entre séduction, droit d'importuner, harcèlement... Cependant, je constate que beaucoup d'hommes comprennent mieux les enjeux du féminisme. En effet, selon moi, le féminisme est un humanisme. Il ne s'agit plus de défendre un sexe contre l'autre mais de se libérer du sexisme pour émanciper les deux sexes. Et l’éveil de la conscience masculine à l'égard du sexisme et de ses effets délétères – y compris sur le masculin – est un espoir pour sortir de la guerre des sexes. Par ailleurs, c'est parce que le féminin est dégradé que l'effémination est considérée comme dégradante. Et, de ce point de vue, l'homophobie ou la transphobie découlent en partie de la gynéphobie.

Pour vous, le discours viriliste appartient au domaine du mythe…. Est-ce à dire que le monde n’a pas toujours vécu dans cette supériorité revendiquée de l’homme ?

On a tendance à croire que la domination patriarcale, ou viriarcale, est naturelle, correspondant à la plus grande force physique des hommes. Or, dans certaines civilisations de la préhistoire – étrusque, égyptienne, celte… – il n’y avait pas de suprématie masculine. Dans ces sociétés matrilinéaires, les femmes disposaient de larges prérogatives : le droit à l'instruction, à la libre circulation, à exercer des fonctions politiques et religieuses. Selon une hypothèse défendue par plusieurs anthropologues, dont Françoise Héritier, pendant des dizaines de milliers d’années, l'être humain ignorait le rôle fécondant du sperme. Les femmes qui procréaient étaient considérées comme porteuses de pouvoirs surnaturels. Ensuite, lorsque l'homme a commencé à élever les animaux au lieu de les chasser, durant les derniers millénaires avant notre ère, il a compris le mécanisme de la procréation. On passe d'une conception monosexuée de la procréation à une conception bisexuée. Ces sociétés deviennent patrilinéaires : c’est par le père que se transmet le nom. Quant à la femme, elle est considérée comme un réceptacle passif dans lequel se développe l'enfant. Aristote imagine ainsi la théorie des homoncules, petits êtres préformés dans le sperme, simplement déposés dans le ventre maternel. Mais l'homme prend alors conscience qu’il court le risque de donner son nom à un enfant qui n'est pas de son sang. C’est donc pour s’assurer de la pureté de la filiation qu’il va préempter le ventre de la femme, la domestiquer et l’enfermer dans la sphère privée. Les explications par le biologique vont être mobilisées pour légitimer l’infériorisation naturelle du féminin : la femme qui perd son sang, soumise à ses flux menstruels, ne se gouverne pas et, par conséquent, est inapte à gouverner alors que l'homme lui, donne son sang sur les champs de bataille, verse le sang à la chasse. Il est naturellement destiné à exercer le pouvoir, d’autant que lui seul est porteur du précieux liquide sperminal. Il est intéressant d'observer la divinisation du sperme qu’inaugure l’antiquité et que l’on retrouve dans la pédagogie pédérastique grecque. Dans la société athénienne, le jeune garçon (éromène) était choisi par un homme plus âgé (éraste) qui le virilisait par la pénétration active, la semence mâle étant considérée comme virilisante et civilisatrice.

Dominer les femmes vous semble-t-il davantage lié à ce mythe de la virilité qu’au système patriarcal ?

Les deux expressions (patriarcat et viriarcat) sont proches. J'ai introduit le concept de viriarcat pour attirer l'attention sur la supériorité historique du principe masculin sur le principe féminin, y compris quand l'homme n'est pas un père mais un frère, un oncle ou encore un prêtre. Si, comme l'a montré Simone de Beauvoir, « on ne naît pas femme, on le devient », je dirais que l’homme ne naît pas viril mais le devient. Il s’agit d’une construction. Etre homme, c’est se conformer à un modèle qui valorise la force, le goût du pouvoir, la compétitivité, le sens de l'honneur, le mépris des émotions, de la souffrance et de la mort. Un ensemble d’injonctions coercitives, discriminatoires et paradoxales. Non seulement, ce modèle asservit le féminin mais il exclut tous les hommes qui ne portent pas les attributs de cette virilité triomphale et conquérante. Tout se passe comme si cette virilité avait toujours besoin d'être validée. Le culte de la puissance sexuelle puise son origine dans la peur de l’impuissance. Les travaux de l'anthropologue Margaret Mead mettent en lumière le complexe identitaire masculin, absent chez la petite fille qui reste dans la continuité du ventre maternel. Elle n'a qu'à être pour devenir femme alors que le garçon doit s'arracher à la féminité, donc la récuser. Pour une petite fille, être est une donnée, pour un garçon, c'est une conquête. Et les rites initiatiques sont autant d'étapes vers l'abandon du féminin, vers l'entrée dans le monde des hommes.

Quel lien faites-vous entre l’injonction à la virilité et la persistance des violences conjugales malgré les campagnes de prévention et le renforcement de la répression ? (123 femmes tuées en France par leur partenaire ou ex-partenaire en 2016).

Dans ces campagnes, il faudrait peut-être reprendre l'idée de Joseph Fourier : « Partout où l'homme a dégradé la femme, il s'est dégradé lui-même». La perpétuation de la violence sexiste est liée à la persistance des stéréotypes féminins : la femme tentatrice, maléfique, séductrice, diabolique avec la référence à Lilith, Pandore, Eve…. Ainsi qu'au maintien des stéréotypes masculins : un homme affirme son pouvoir par sa performance sexuelle, la force, la brutalité et sa capacité à vaincre la résistance féminine. C'est l'idée de la fanfaronnade. Un homme n'est viril que s'il se vante de ses conquêtes. « J’ai foutu trois femmes et tiré quatre coups – dont trois avant le déjeuner, le quatrième après le dessert », écrivait Flaubert à un ami. La possession du corps des femmes reste un enjeu de pouvoir et d'ailleurs, dans les guerres, elle fait partie du tribut du vainqueur. Une étude a montré que certains GI américains se sont emparés du corps de Françaises comme si elles leur étaient redevables de la Libération, d’autant qu’on leur avait vendu Paris comme une belle femme célibataire depuis quatre ans !

Pourquoi dites-vous que les hommes sont des oppresseurs opprimés ?

L'homme n'est pas opprimé par la femme. Je réfute l’argument masculiniste selon lequel, depuis cinquante ans, l'émancipation féminine aurait engendré un malaise masculin, même si ce mal-être est réel. L’homme est tombé dans son propre piège. « La virilité est à la fois un privilège et un piège » disait fort justement Pierre Bourdieu, car la domination opère une discrimination à l'intérieur de la gente masculine. La norme viriliste est mutilante, aliénante et limitative pour les hommes. Plutôt que de crise de la virilité, je préfère parler d'une déconstruction du modèle viriliste depuis un siècle. Le mythe guerrier s'est effondré, la conscription est abandonnée. Les abominations des guerres ont transformé l'image du soldat, qui exprimait la quintessence de la virilité : le fier guerrier dans son uniforme rutilant sur le champ de bataille est devenu le combattant qui rampe dans la boue des tranchées.

D'autre part, on est passé en quelques décennies de la famille verticale sous l'autorité du pater familias, ayant tout pouvoir sur ses enfants et sa femme, à une famille horizontale, recomposée, avec fragmentation des instances paternelles et maternelles entre le beau-père, le père biologique, le père éducatif… Sans être destitué, le père n’est plus tout-puissant. En outre, le travail physique, qui a nourri l'imagerie de l'homme fier de son outil – le docker, le mineur, le métallo –, a été démonétisé par le taylorisme, l'aliénation à la machine. A l’heure des emplois dans le tertiaire, il n'y a plus de valorisation par la force musculaire. Enfin, avec le chômage de masse, la définition de l'homme pourvoyeur de ressources est sévèrement écornée. Bref, les attributs traditionnels de la virilité ont subi une profonde remise en cause.

Est-il légitime de craindre que les revendications égalitaristes tuent le désir profondément lié à l’asymétrie et la transgression ?

C'est la fameuse zone grise. L’érotisme est une affaire de corps qui prennent possession d'autres corps. La relation sexuelle n'échappe pas à une forme de domination voire d'abdication, de désir de soumission, à condition que les rôles soient librement consentis et potentiellement permutables, dans le cadre du jeu érotique, entre deux ou plusieurs partenaires adultes consentants. Faire semblant de confondre ce registre avec celui du harcèlement sexuel, c'est encore une fois discréditer la parole des femmes et faire d'elles des furies puritaines sous prétexte qu'elles refusent qu'un inconnu leur mette la main aux fesses dans le métro. Les féministes se sont battues pour la liberté sexuelle dans les années 1970, ce serait un comble de les faire passer pour des puritaines quand elles dénoncent des crimes ou des délits. Le corps de chaque femme n’appartient qu’à elle-même.

© Lola Ledoux

Les femmes ont lutté pour conquérir leurs droits civiques, économiques, leur liberté sexuelle… Pourquoi les hommes ont-ils davantage de difficultés à reconsidérer le fait qu'ils sont prisonniers de stéréotypes ?

Le réexamen des stéréotypes féminins visait à sortir les femmes d’un enfermement. Pour un homme, il s'agit de remettre en cause sa domination. Cependant, ce n'est pas parce qu'un homme réévalue les stéréotypes masculins qu'il se féminise. Il ne perd rien. La masculinité a toujours été protéiforme et la virilité tiraillée par d'autres modèles.

La figure de l'honnête homme par exemple introduit l'idée d'élégance, d'esprit de finesse, de civilité, à l'inverse de la force brute. L'amour courtois procède à un renversement des rôles : la femme est la suzeraine idéalisée qui dit oui ou non. Sous Louis XIV, les hommes se maquillent, se coiffent de perruques. Le Roi Soleil, conquérant, parangon de la virilité, porte bijoux, bas de soie et raffole de ballets. La figure d’Apollon l’emporte sur celle d'Hercule, symbole de la force revendiquée par Henri IV et Louis XIII. La Révolution reviendra vers un modèle plus viril, estimant que la cour de Louis XVI est un repaire d'hermaphrodites qui se pomponnent et se trémoussent.

Que pourrait-on attendre d’une révolution du masculin ?

Le changement de regard sur les femmes viendra d'une remise en question de l'injonction viriliste. Le modèle normatif hégémonique de la virilité doit être distingué des masculinités qui recouvrent toutes les façons d'habiter le masculin. Les féminités, elles, se sont déjà réinventées : on a enlevé le corset puis le soutien-gorge, on a refusé l'assignation à la maternité comme unique vocation, au nom de la lutte contre l'éternel féminin. La femme est supposée être meilleure dans les professions du « care » parce que naturellement douée pour l'écoute. Or ce n'est pas dans sa féminité qu'une infirmière va chercher l'empathie, mais dans son humanité. J'ai trouvé magnifiques les larmes de Barak Obama : le chef suprême d'une des plus grandes puissances mondiales pleurant à l'écran. C’était un signal extrêmement fort. Quand les hommes auront compris comment jouer de toutes les composantes de leur personnalité, ils se montreront simplement des humains plus riches, plus denses, plus étoffés.

Est-on en train d’assister à un changement profond de représentations sexuelles, voire à une indétermination ?

Nous gagnerions à séparer les registres. Il faut distinguer la question de la différence des sexes et la question de la hiérarchie des sexes. La question de la différence des sexes est philosophique : qu'est-ce qu'un homme ? Qu’est-ce qu’une femme ? Peut-on questionner la binarité du monde ? Ces interrogations renvoient aux croyances religieuses et philosophiques de chacun et rien n’oblige à les trancher de manière définitive. En revanche, la question de la hiérarchie est une question politique, qui s’intéresse à la manière dont la société, l'histoire et la législation ont transformé des différences biologiques en inégalités sociales et en discriminations. Et là-dessus, on peut agir. On n’a pas nécessairement besoin d’en finir avec la différence des sexes pour lutter contre les injustices et les violences faites aux femmes. Ce sont, d’après moi, deux problématiques distinctes.

— Propos recueillis par Aurélie Carton pour le magazine La Chronique d'Amnesty International

Livres :

- Le Mythe de la virilité, Robert Laffont, 2017

- Je t’aime à la philo – Quand les philosophes parlent d’amour et de sexe, Robert Laffont, 2012

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