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Havre de paix

comment le navire de la honte a rebroussé chemin

Illustration : Damien Roudeau

Un cargo saoudien, censé charger des canons de fabrication française au port du Havre, renonce à y faire escale. Retour sur les raisons qui ont contraint le Bahri Yanbu à rebrousser piteusement chemin.

Correspondance de Gabriel Decorinthe pour La Chronique, le magazine d'enquête et de reportage d'Amnesty International.

Sur son écran d’ordinateur, René Bodineau observe une mosaïque de ronds et de flèches multicolores, dessinées sur un aplat bleu représentant mers et océans, et disposés en rangs serrés autour des cinq continents. Flèches pour les bateaux en mouvement, ronds pour ceux qui mouillent au large des ports. Les couleurs indiquent leur fonctionnalité. Jaunes pour les navires marchands, verts pour les navires de croisière, bleu pour les navires de pêche, rouges pour les navires militaires. Le 8 mai 2019, c’est un rond jaune, portant le nom énigmatique de Bahri Yanbu, que le responsable de la section du Havre de la Ligue des Droits de l’Homme (LDH) recherche aux abords de sa ville.

La veille, René a été alerté par le siège de la Ligue qu’un cargo avait quitté Anvers en Belgique et prenait la direction du port normand pour y charger 8 canons Caesar de fabrication française. Ce sont les enquêteurs du média d’investigation Disclose qui ont obtenu l’information. Ils l’ont partagée avec les ONG travaillant depuis plusieurs années sur le commerce des armes françaises. Produits par l’entreprise Nexter, détenue à cent pour cent par l’État, les canons Caesar peuvent tirer jusqu’à 6 obus à plus de 40 kilomètres en moins d’une minute. Le travail réalisé par Disclose montre que l’armée saoudienne s’est servie de ces canons dans des zones d’habitation au Yémen et aurait ainsi provoqué la mort de plusieurs dizaines, voire centaines de civils.

Un patrouilleur français navigue à côté du Bahri-Yanbu, un cargo saoudien, qui attend d'entrer dans le port du Havre, alors que des groupes de défense des droits humains tentent de bloquer le chargement d'armes sur le navire, France, 10 mai 2019. Crédit : Benoit Tessier / REUTERS

Un chargement encombrant

René Bodineau a maintenant trouvé le Bahri Yanbu. Sa fiche indique les informations techniques suivantes : navire de type Ro-Ro Cargo Ship, construit en 2014, d’une longueur de 225 mètres et d’une largeur de 32 mètres battant pavillon saoudien. Perplexe, le représentant havrais de la LDH se demande ce qu’il va bien pouvoir faire de cette information. En temps normal, peut-être rien. Qu’est-ce qu’une cinquantaine de militants pacifistes, habitués à organiser des conférences et des projections-débats, pourraient bien faire face à un tel cargo ? Oui mais voilà, les appels pleuvent sur le téléphone de René. Plusieurs journalistes ont eu vent du chargement révélé par Disclose et veulent savoir ce que les défenseurs des droits humains ont prévu sur place. Ce serait dommage de passer à côté de cette fenêtre médiatique. Alors quoi ? Tenter une opération coup de poing et bloquer physiquement l'entrée du port comme le ferait probablement les activistes d'Extinction rebellion ? René et ses collègues ont passé l’âge de ce type d’aventures.

Ensemble, ils décident plutôt d’organiser un rassemblement, le lendemain, en partenariat avec les groupes locaux d’Amnesty International et du Mouvement de la paix. Rendez-vous est donné au bout du quai de l’Europe, devant l’écluse par laquelle est censée passer le Bahri Yanbu pour faire escale. Symbolique, l’endroit est cependant loin du centre-ville. Pourtant, 150 personnes répondent présent, pancartes à bout de bras – « Du sang sur votre argent », « L’État ferme des yeux et ferme les yeux », « Loin des yeux, balle dans le cœur » – pour soutenir les interventions de René de la LDH, de Marie-Claire Jegaden du Mouvement de la paix et du député communiste de la huitième circonscription de Seine-Maritime Jean-Paul Lecoq.

Deux jours plus tôt, dans l’hémicycle de l’Assemblée Nationale, l’élu a interpellé le gouvernement : « Une note « confidentielle défense » de la direction du renseignement militaire, dévoilée le 15 avril dernier, indique que les canons Caesar placés à la frontière entre l’Arabie saoudite et le Yémen bombardent des zones habitées par près d’un demi-million de civils. Pouvez-vous informer les représentants du peuple du chargement prévu au Havre en toute transparence ? Comment comptez-vous prouver aux Français que les armes de fabrication française ne sont pas utilisées à des fins offensives au Yémen en violation du Traité sur le commerce des armes ? » En guise de réponse, la secrétaire d’État aux armées, Geneviève Darrieussecq, botte en touche : « Le gouvernement n’a jamais nié l’existence d’armes d’origine française au Yémen. Florence Parly, ministre des Armées, l’a dit, et je le répète aujourd’hui, nous n’avons pas de preuves que ces armes sont employées contre des populations civiles (…) Vous savez monsieur le député que Le Havre est un grand port français et qu’il n’est pas étonnant qu’un cargo saoudien s’y arrête. C’est un port majeur qui, entre autres, accueille les cargos des pays du Golfe et dessert la région du Moyen-Orient ». Dont acte.

 

Des militants protestent contre le chargement d'armes à bord du Bahri-Yanbu, au Havre, France, le 9 mai 2019. Crédit : Benoit Tessier / REUTERS

Les dockers font de la résistance

Retour devant l’écluse du bout du quai de l’Europe. Les interventions devant la presse sont terminées, et toujours pas de Bahri Yanbu en vue. Les organisateurs mettent fin au rassemblement et les militants rentrent chez eux. Une bonne nouvelle les y attend. Dans la soirée, ils apprennent en effet que les dockers du port du Havre ont refusé de charger le cargo saoudien. Les conteneurs orange, bleu, jaune, vert et rouge, empilés les uns sur les autres tels un jeu de Légo en cours de construction, quoiqu’ils contiennent, resteront à quai.

Un an plus tard, café noir serré et sucré à la main, Johann Fortier, secrétaire général de la section CGT des travailleurs portuaires du Havre, revient sur les événements dans l’immense foyer de son syndicat. Sur les murs, plusieurs dizaines de photos sous cadre font honneur aux équipes de foot locales depuis les années 1970 jusqu’à nos jours. On peut y observer à loisir les évolutions de styles capillaires depuis ces cinquante dernières années. Mais Johann Fortier n'est pas là pour parler ballon rond, ni coupe de cheveux. « Ça fait des années que des armes sont transportées par des navires commerciaux. On n’est pas des chevaliers blancs, mais en tant que civils, on refuse de faire le travail de l’armée. On est des dockers, pas des militaires ».

Extrait de l’article 1 des statuts de la CGT : « La CGT milite en faveur des droits de l’homme et de la paix ». Pour Jérôme Beauvisage, membre de l’Institut d’histoire sociale du syndicat, cette inclinaison pour le pacifisme remonte à la fin du XIXe siècle. Les lois « scélérates », votées sous la IIIe République pour réprimer les mouvements anarchistes, amènent nombre de leurs représentants à se réfugier dans le monde syndical qu’ils imprègnent peu à peu de leurs convictions antimilitaristes. En 1906 à son congrès d’Amiens, la CGT adopte une motion en ce sens sous l’influence de George Yvetot : « Dans chaque conflit européen, dans chaque guerre entre nations ou coloniales, la classe ouvrière est dupe et sacrifiée (…) C’est pourquoi le quinzième congrès approuve et préconise toute action de propagande antimilitariste (…) ». L’armée est considérée comme la gardienne des privilèges de la bourgeoisie. Au cours du XXe siècle, le positionnement de la CGT sur la guerre varie en fonction des conflits. Dans les années 1930, les syndicalistes apportent leur soutien logistique aux brigades espagnoles en vertu du droit des peuples à se défendre d’une agression. En revanche, le 8 février 1991, les dockers marseillais de la CGT refusent de charger 29 conteneurs de munitions pour le compte de l’opération Daguet déployée au Moyen-Orient pendant la première guerre du Golfe. « Les guerres n’ont fait qu’aggraver l’injustice et la misère. Elles ont toujours semé la haine sans profit pour personne. Il n’est pas trop tard pour empêcher l’apocalypse », déclare Denis Langlois, porte-parole de « L’appel des 75 » contre la guerre du Golfe dont la CGT fait partie.

Armand Paquereau, membre de notre cellule armes, est mobilisé contre la venue du Bahri Yanbu. Crédit : Philippe Delval 

Une décision à risque

Fort de cette assise historique, Johann Fortier demande des garanties sur le chargement du Bahri Yanbu aux dirigeants de son entreprise. Les paroles des employeurs se veulent rassurantes, mais nul n’est en mesure de fournir un document officiel certifiant que les armes chargées ne seront pas utilisées contre des civils. Dans ces conditions, les dockers restent fermes : ils ne chargeront pas. Cette décision n’est pas sans risque. Celui de perdre un contrat important et donc de faire planer le chômage sur la tête des travailleurs. Mais Johann Fortier reste ferme : « La peur ne nous fera pas renoncer à nos valeurs ».

Les valeurs des dockers ont fait obstacle au Bahri Yanbu. Celui-ci a repris sa route à travers les mers sans ce qu’il était venu chercher. Deux jours après son départ du Havre, il faisait néanmoins escale à Santander au nord de l’Espagne où la mobilisation n’a pas suffi à empêcher le chargement de deux containers d’armes. Une semaine plus tard, une grève des dockers de Gênes en Italie permettait en revanche de mettre en échec un nouveau chargement. Sans pouvoir accoster au port et embarquer le moindre container, le Bahri Yanbu est reparti en direction de l’Égypte. La mobilisation du Havre avait fait des émules…

Depuis le boulevard Clémenceau, juste devant les anciens chantiers navals Augustin Normand où étaient notamment construits des sous-marins militaires jusque dans les années 1950, on devine au loin les minuscules silhouettes d’une dizaine de bateaux immobiles découpant l’horizon. Peut-être certains de ces cargos convoient-ils des armes de guerre qui seront utilisées contre des civils dans les mois à venir au Yémen, en Syrie ou ailleurs. Mais le 9 mai 2019, grâce à la mobilisation collective associative et syndicale, 16 canons Caesar n’ont pu être acheminés du port vers le cargo censé les livrer en Arabie saoudite. C’est ce que veut retenir Marie-Claude Jegaden du Mouvement de la paix : « Ce que nous avons réussi peut paraître dérisoire à l’échelle des quantités d’armes vendues dans le monde. Mais c’est victoire après victoire qu’on peut obtenir des changements de taille ». Et René Bodineau de conclure : « On a bien réussi à interdire l’utilisation de mines anti-personnelles dans les années 1990 alors que ça nous paraissait une montagne infranchissable… Parfois, le pot de terre l’emporte contre le pot de fer. »

Chronologie

9 mai 2019

Les dockers du port du Havre refusent de charger le Bahri Yanbu. Le navire reprend sa route sans les armes qu’il était venu chercher.

13 mai 2019

Il fait escale à Santander, au nord de l’Espagne, où la mobilisation citoyenne n'a pas pu empêcher le chargement de deux containers d’armes.

20 mai 2019

Une grève des dockers de Gênes en Italie permet, en revanche, de mettre en échec un nouveau chargement et le Bahri Yanbu prend la direction de l’Égypte.

6 février 2020

Une manifestation de militants et de syndicalistes forme un « comité d'accueil » pour l'arrivée du cargo saoudien au port de Cherbourg.

11 février 2020

Le tribunal administratif de Paris rejette le recours en justice déposé par des associations contre le cargo saoudien. Le combat continue.

La Chronique novembre 2020

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