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Jéricho prend datte

Un ouvrier agricole pose sur l'une des plantations de dattes de l'entreprise Nakheel, à Jéricho. © Sandra Mehl

Malgré la pression des colons, l’oasis millénaire, portée par l’agriculture et le tourisme vit un renouveau.

«Jericho first » : c’était, en 1994, une fière devise. Réputée plus vieille ville du monde, ses traces remontant à 10 000 ans avant Jésus-Christ, la plus basse aussi, à 258 mètres au-dessous du niveau de la mer, l’une des plus brûlantes, les températures dépassant les 40° plusieurs mois par an, Jéricho tire de la Lune son nom cananéen, Yarikh. Dans le cadre des accords d’Oslo, la villégiature du roi Hérode imprimait à nouveau sa légende sur la marche du monde et se mit à se rêver en Moon City. Bourgade de 20 000 habitants, Jéricho fut cette année-là la première ville de Cisjordanie à connaître une forme d’autonomie, avec la bande de Gaza. Elle est restée depuis en zone A, c’est-à-dire sous le contrôle de l’autorité palestinienne, comme 20 % de la Cisjordanie, dont les principales villes. Arafat s’y installa dans un modeste bâtiment, devenu le siège du Gouvernorat, l’équivalent de notre préfecture.

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Un employé à l'entrée d'un parc d'attraction pose devant l'une des grandes roues. © Sandra Mehl

Majed al-Fityani, l’actuel gouverneur, nous fait visiter la chambre-bureau pieusement conservée du défunt leader, à proximité de son propre bureau. Lit king-size de style ottoman, chevalets portant d’innombrables photos d’une gloire fanée, fauteuils passés, la pièce est rafraîchie par d’ondulantes toiles beiges sur le plafond. Le rappel que Jéricho est au cœur d’une terre bédouine. Mais alentour, les vastes tentes ont depuis longtemps disparu, et les chameaux sont devenus des attractions touristiques. Alentour, c’est la vallée du Jourdain, enjeu d’une âpre guerre entre colons israéliens et paysans palestiniens pour la culture de la datte. Guerre pour la terre et pour l’eau. L’eau, miracle et magie des oasis, qu’elle berce de murmures vitaux.

L’eau, sévèrement menacée dans la région, car elle risque de manquer dans une trentaine d’années, c’est-à-dire demain. Jéricho a aujourd’hui de nouveau envie de sourire, de proclamer une fois encore Jericho first. En rencontrant en quelques jours des businesswomen pointues, ravissantes trentenaires transformant les feuilles sèches des oliviers en gélules de jouvence, des paysans souriants et fiers tout juste sortis d’une gracile adolescence bichonner les jeunes pousses de leurs palmiers, des restaurateurs au look aussi branché qu’à Miami Beach, des notables lucides préférant l’efficacité économique à la propagande mortifère, on se prend à espérer avec eux. La Palestine a besoin d’audace, et Jéricho n’en manque pas.

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20 ans de silence et d’angoisse

Pourtant, depuis 1994, la ville a connu bien des déconvenues. La deuxième Intifada entraîne sa réoccupation militaire par l’armée israélienne, à partir de 2002, et de nombreuses destructions. Mais son encerclement par les gigantesques colonies agricoles, la chute du tourisme, l’exode d’une partie de la jeunesse l’avaient auparavant affaiblie. Jéricho plonge vingt ans durant dans une morne somnolence. Vaille que vaille, malgré les contraintes d’une rude occupation, elle tente de maintenir ses liens avec le monde arabe, via le pont Allenby, tout proche, unique point de passage entre la Palestine et la Jordanie, exportant ainsi une partie de ses précieuses dattes Medjoul, considérées comme les meilleures du monde. « Vingt ans de silence et d’angoisse » résume Marwan Erikat, en charge de la culture et des relations publiques à la mairie.

Cessons le soutien aux colonies israéliennes : signez la pétition

Marwan Samarat, responsable des relations publiques et de la culture à la municipalité de Jéricho. 23 mars 2017. © Sandra Mehl

Ce quadragénaire, d’origine bédouine, connaît tout et tout le monde. De nature optimiste, Marwan habille Jéricho d’un voile de tendresse et d’ironie, et ses éclats de rires incarnent son renouveau. Depuis quelques années la ville se réveille grâce au dynamisme de la société économique et civile palestinienne, grâce également au retour, chaque fin de semaine, de familles palestiniennes venues de Naplouse, de Ramallah ou de Nazareth, qui envahissent les nombreux et joyeux parcs d’attractions, les vastes restaurants parfois aussi coûteux qu’à Tel Aviv et les deux hôtels quatre étoiles. Les plus fortunés des Palestiniens construisent même de vastes demeures, y installent femme et enfants. L’hiver, le climat est délicieux, les écoles de bon niveau – Terra Santa, dirigée par les bons pères, est fréquentée par les rejetons de l’élite musulmane – et Jérusalem se trouve à trente minutes par l’autoroute numéro un. Des centaines de maisons ont été construites et

les prix de la terre ont augmenté de 60 % en dix ans

Khalil Walajeh, professeur d’auto-école et traducteur.

La Russie et le Japon à la rescousse

La renaissance de Jéricho a aussi bénéficié du concours d’amoureux devenus de surprenants parents, en tout cas des alliés, pris d’une onéreuse passion pour elle.

Par exemple Dimitri Medvedev est venu deux fois, d’abord en 2011 comme président de la Fédération de Russie inaugurer un imposant pavillon sans objet clairement identifié, un peu musée, un peu salle des fêtes. De style russo-pompier, le bâtiment est entouré d’un ravissant jardin où les jeunes époux viennent poser le jour des noces, pour ces photos chromos qu’affectionnent les Moyen-Orientaux. Puis comme Premier ministre pour dévoiler la plaque d’un boulevard à son nom. L’aide économique russe n’a pas suivi, mais en politique étrangère, les symboles sont forts. Cet attachement du numéro deux russe à l’antique Jéricho est une forme de bouclier à distance face à l’armée et aux colons israéliens actifs dans la proche vallée du Jourdain.

Le Japon, aussi surprenant que cela puisse paraître, est l’autre grand ami de Jéricho. La Japan International Cooperation Agency (Jica) y a des bureaux, dirigés par le Dr Makky, un ingénieur palestinien hyperactif disposant de solides lignes de crédit. Le Japon investit à Jéricho pour édifier une zone agro-industrielle en périphérie. Là on va recycler l’eau et produire de l’électricité solaire pour gagner en autonomie par rapport à l’occupant. La Jica du Dr Makky investit ailleurs dans la vallée du Jourdain, dans le cadre d’un ambitieux projet baptisé « Corridor de la paix ».

Pour les Palestiniens, la vallée du Jourdain est aussi importante que Jérusalem. Il faut comprendre pourquoi les Israéliens y investissent tellement et construire une alternative de développement stratégique. Quand nous aurons un État, plus tard, on en aura besoin. Il faut des entreprises, mais aussi des écoles, des hôpitaux, des stades…

Dr Makky, un ingénieur palestinien

En attendant, le Japon transfère de la technologie et du savoir-faire à des ingénieurs et à des paysans palestiniens.

Années d’espoir après celles de désespoir. Pour l’heure fermé, le casino qu’avait voulu Arafat, en est le vaniteux symbole. Ouvert en 1998, fermé en 2006 dans le fracas des bombes qui pilonnaient Jéricho, il garde portes closes officiellement pour cause de désaccords entre les actionnaires israéliens – majoritaires à 52 % – et palestiniens. Peut-être aussi parce que le Hamas ne verrait pas d’un bon œil la réouverture de ce temple du vice. Jéricho se veut certes, se proclame même une ville tolérante, chacun de mes interlocuteurs prendra grand soin de le préciser.

La synagogue désertée est protégée par la police palestinienne et Jéricho sait composer dans cet Orient compliqué dont elle connaît toutes les facettes. Oasis de légende, Jéricho fut longtemps une auberge espagnole, ouverte à toutes les influences, et on en trouve les traces étincelantes dans son riche patrimoine archéologique. « À Jéricho, les religieux musulmans fument parfois la shisha avec des prêtres », assure Marwan Erikat. « Nous sommes proches les uns des autres, il n’y a qu’un Dieu », poursuit Khalil Walajeh. « Jéricho est unique, ajoute le gouverneur al-Fityani. On a des mosquées et des églises, orthodoxe, latine, copte, et même arménienne. Tous ceux qui croient en Dieu ont leur place ici ».

L’eau, enjeu agricole et politique

Abu Islam Ghrouf, 58 ans, un des gardiens de l'unique source d'eau de la ville de Jéricho. © Sandra Mehl

Dieu ou pas, il ne pleut pas souvent sur l’oasis, mais l’eau reste sa richesse, et l’enjeu de féroces batailles avec les colonies qui l’entourent, toutes à vocation agricole. Sur la rive ouest du Jourdain, non loin de la mer Morte, l’eau transforme le paysage tourmenté, pierreux, parsemé de misérables cahutes bédouines et de gris fortins de l’armée israélienne. Plaines fertiles, vallons aux allures toscanes, jardins d’agrumes odorants, champs de légumes en pleine terre, denses plantations de dattiers et de bananiers, l’eau contribue au visage avenant de Jéricho.

Mais là où les paysans palestiniens ont recours à un astucieux – et millénaire – système de canalisations au débit parcimonieux complété par des bassins d’irrigation, là où la source de Tel es Sultan, la principale de la ville au centre de Jéricho, est confiée à un garde méfiant philosophant tel un sage, les colons israéliens pompent à tout va, cherchent l’eau toujours plus profond. Israël a annexé des milliers d’hectares. 9 000 colons vivent dans les 37 colonies dans la vallée du Jourdain, et 60 000 y travaillent. Israël a investi plus de 600 millions de dollars dans la région, et les plus grandes firmes agricoles du pays y exploitent des terres. Immenses et denses palmeraies, serres gigantesques d’où sortent des fleurs, des légumes et des herbes aromatiques, et même une ferme d’élevage de crocodiles, dont la précieuse peau vaut de l’or : les colonies agricoles puisent toujours plus d’eau, aberration dans cette région désertique. Les chiffres sont là, et illustrent l’ampleur du problème :

Quand un Palestinien consomme en moyenne 40 litres d’eau par jour et par habitant, un colon de la vallée du Jourdain en consomme 800 litres.

Kazem Muaket, directeur de la Chambre de commerce et d’agriculture.

« 85 % de l’eau est sous contrôle israélien », précise le gouverneur Majed al-Fityani.

Maraîchage palestinien à Jéricho dans un champ de courgettes. © Sandra Mehl

Lina Fattom, chercheuse au récent bureau d’Amnesty International de Jérusalem-Est souligne que « la question de l’eau est centrale, car elle seule permettra aux Palestiniens de continuer à exporter leurs produits agricoles ».

Grâce à l’eau, la vallée du Jourdain et Jéricho fournissent « le panier de légumes de la Palestine », explique le patron de la Chambre de commerce et d’agriculture. 85 % de la population y vit de l’agriculture. 30 % de la production palestinienne de légumes, 100 % de celles de dattes Medjoul et de bananes viennent de la région. À elle seule la datte emploie 3 500 personnes et fait vivre des milliers de familles palestiniennes. Une des plus grosses sociétés de la filière, Nakheel Palestine, exporte via le pont Allenby vers la Turquie et les pays arabes.

Elle exploite 56 000 palmiers dans la zone A, et emploie 70 salariés, 100 fermiers sur ses plantations, et 100 saisonniers pour la récolte et l’expédition. La firme achète en outre les dattes de centaines de petits producteurs indépendants.

D’autres s’organisent en coopératives, mais ont plus de mal à accéder au marché international. D’autant que la datte palestinienne se heurte à la concurrence de celles des plantations israéliennes, clôturées de grillages, de barbelés, et parfois de miradors. Sur le marché français, par exemple, il est beaucoup plus facile de trouver des dattes Medjoul israéliennes, en réalité en provenance des colonies, que palestiniennes. Les Israéliens produisent dans la région environ 30 000 tonnes de dattes par an, contre 4 000 pour les Palestiniens. Grâce à la vallée du Jourdain, Israël « tient » 50 % du marché mondial de la Medjoul.

Souvent vendues sur nos marchés à plus de 20 euros le kilo, elles rapportent beaucoup, d’autant que ses conditions de culture plus intensives, en raison notamment de l’irrigation massive pratiquée dans les plantations des colonies font qu’elles reviennent quatre fois moins cher que la datte palestinienne, respectueuse elle de l’éco-système…

Employée de l'une des entreprises de la zone agro-industrielle de Jéricho, financée par la coopération japonaise. On y produit des pilules de jouvence à partir des feuilles d'oliviers. Mars 2017 © Sandra Mehl

Le réveil de la belle endormie

Autrefois dominée par trois grandes familles et peuplée de paysans, Jéricho avait vu sa structure de population bouleversée en 1948, avec l’arrivée de milliers de réfugiés, et la création de deux camps : Aqbat Jaber au sud de la ville et Ein as Sultan au nord. Mais sa géographie et son mode de vie ont encore été plus profondément modifiés depuis les années 1990, avec la poussée de la colonisation agricole sous l’autorité des administrations civiles et militaires israéliennes. L’objectif est simple : « ne plus laisser de place aux Palestiniens », résume Lina Fattom.

Ce qui se traduit par des villages et des campements bédouins détruits, l’extension des territoires des colonies, la fermeture de zones pour des entraînements militaires, la multiplication des checkpoints pour réduire le plus possible l’espace des habitants palestiniens de la vallée du Jourdain.

C’est un harcèlement quotidien. Les Israéliens multiplient les pressions pour faire partir les gens en leur faisant des promesses de terres, d’argent, pour diviser les communautés. Quand les gens partent, c’est toute une solidarité de voisinage qui s’évanouit. La colonisation a beaucoup de conséquences pour les modes de vie, en particulier pour les femmes . On prépare la région à l’annexion pure et simple, puisque bientôt il n’y aura plus de Palestiniens.

Lina Fattom, chercheuse au bureau d’Amnesty International de Jérusalem-Est

Les entrepreneurs de Jéricho s’accrochent aux atouts de leur belle oasis pour démentir ce sombre pronostic. Ali S. Erakat, le brillant directeur du parc agro-industriel, formé par une business-school de New York, a de séduisants propos pour convaincre de la pertinence de l’investissement à Jéricho. Il se prépare, si tout va bien, à créer des milliers d’emplois. Le soutien du Japon est un atout considérable et un bouclier diplomatique.

« Mais on a besoin d’Israël pour l’eau, pour l’électricité, pour nos importations de matériel et nos exportations de produits, car nous sommes sous occupation », estime Ali S. Erakat. Autant de contraintes chronophages. « Quand ils nous disent non, on doit se débrouiller ce qui n’est pas toujours simple, Israël nous combat aussi pour protéger ses marchés ». Rien n’est gagné d’avance, ni systématique. Tout est politique. « On doit demander la permission à Israël pour tout. À chacune de nos questions aux Israéliens, ajoute Majed al-Fityani. On a droit à des demi-réponses, et ils nous en posent des centaines en retour ». Pour cette troisième génération à vivre sous occupation, la situation est ubuesque. « Cela parfois nous rend fous, complète Marwan Erikat. Je risque sans cesse d’être contrôlé si je sors de la ville, je ne peux bouger qu’en Jordanie, je ne peux même pas aller à Jérusalem. Mais même si les Israéliens bloquent des projets, on essaye de réinventer nos vies. On a besoin de relever la tête ».

Amnesty s’installe à Jérusalem-Est

Ouvert depuis le 1er janvier dernier, le nouveau bureau d’Amnesty International à Jérusalem entend poursuivre et approfondir le travail mené depuis des années par l’organisation en Israël et en Palestine. Il s’agit de documenter les violations des droits humains dans les Territoires occupés et à Gaza, qu’elles soient du fait des autorités israéliennes comme palestiniennes. Mais Amnesty compte bien étudier l’impact de la colonisation sur les droits humains, « comprendre comment les choses se passent sur le long terme », explique Lina Fattom, une des deux pionnières de ce nouveau bureau qui comptera à terme cinq personnes. Amnesty espère pouvoir ainsi mieux s’adresser à la population palestinienne, en produisant des textes en arabe, en menant des campagnes spécifiques. « Il nous faut pousser l’avantage de la "marque Amnesty", construire une nouvelle logique, ne pas laisser les Palestiniens à l’écart ».

Le timide retour des touristes occidentaux

À l'entrée de l'un des parcs d'attractions. © Sandra Mehl

« Le printemps que connaît cette région », selon le mot de Lina Fattom, dépendra beaucoup de l’eau que les colons israéliens pompent.

La crise de l’eau est générale dans la région, sauf à Jéricho, car nous avons la source, et cela pour toujours.

Khalil Walajeh

À deux pas de la source, dans une maison d’hôtes aux paisibles rites communautaires, Auberg’inn, deux trentenaires, Viviana Valerio et Ashraf Bakri, font partie de ces pionniers qui réinventent Jéricho.

Depuis les balcons des chambres à l’étage, on découvre l’antique monastère du Mont des Tentations, accroché au flanc de la montagne. Et puis un peu plus haut, le fortin militaire israélien de Khirbet Na’aran, qui menace la ville de ses antennes géantes. Il fait certes bon vivre à Jéricho, ce n’est pas un trompe l’œil, mais nul ne sait de quoi demain sera fait. Pendant que le gouvernement israélien s’acharne à « nous présenter comme des animaux sauvages, ce qui ne permet pas de préparer la réconciliation », déplore le gouverneur Majed al-Fityani, Lina Fattom dénonce, au nom d’Amnesty International, la torture couramment pratiquée dans la prison palestinienne de Jéricho.

En attendant, timidement, quelques touristes allemands, italiens, français partent à la découverte de la ville et de ses joyaux antiques. Dans le petit bâtiment de l’office du tourisme, sur la place principale, des employés enjôleurs les accueillent comme la reine de Saba. Les peuples des oasis ont toujours eu le sens de l’hospitalité.

- Jean Stern pour La Chronique d'Amnesty International

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