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Donatella Rovera, chercheuse pour Amnesty International, recueille des preuves des frappes aériennes de la coalition dirigée par les États-Unis sur des quartiers civils de Raqqa, en Syrie, lors de l'offensive visant à chasser l'"État islamique" entre juin et octobre 2017.

Donatella Rovera, chercheuse pour Amnesty International, recueille des preuves des frappes aériennes de la coalition dirigée par les États-Unis sur des quartiers civils de Raqqa, en Syrie, lors de l'offensive visant à chasser l'"État islamique" entre juin et octobre 2017.

Conflits armés et protection des civils

Guerre en Ukraine : "L’objectif principal de notre travail, c’est d’établir les faits"

Algérie, Sud-Soudan, Côte d’Ivoire, Libye, Syrie, Somalie, Centrafrique… Depuis plus de vingt ans, Donatella Rovera est chercheuse sur les situations de crise et de conflit au siège d'Amnesty International. Elle enquête sur les crimes de guerre partout dans le monde et se trouve aujourd’hui en Ukraine, où elle a rejoint nos équipes de recherche sur le terrain.

Depuis quand êtes-vous en Ukraine ?   

Je suis arrivée en Ukraine il y a quatre semaines. J’ai travaillé à distance plusieurs semaines avant de me rendre sur le terrain. Depuis mon arrivée, j’ai enquêté dans la région au nord de Kiev, dans les villes de Boutcha, Borodianka, et dans plusieurs villages alentours. Je me suis également rendue à Kharkiv, une ville située au nord-est de l’Ukraine.   

Dans le dernier rapport que vous avez dirigé, He’s Not Coming Back’ : War Crimes in Northwest Areas of Kyiv Oblast, vous apportez de nouvelles preuves des crimes de guerre commis par les forces russes dans la région au nord-ouest de Kiev. Quels faits avez-vous pu mettre en évidence ?   

Dans la ville de Borodianka, j’ai enquêté sur des bombardements aériens qui ont ciblé de grands bâtiments résidentiels. Ces bâtiments se trouvaient à proximité d’une route empruntée par les convois militaires russes arrivant du nord pour rejoindre la capitale ou d’autres villes plus au sud. Dans ce contexte, des affrontements armés assez intenses ont eu lieu et une série de bombardements a ciblé ces bâtiments et les a détruits. Entre le 1er et le 2 mars, il y a eu trois séries de frappes. A chaque fois, c’est dans le premier bâtiment frappé que l’on a enregistré le plus de dégâts et de victimes. En tout, plus de 40 personnes ont été tuées. Ces attaques étaient disproportionnées et indiscriminées ; ce qui constitue des crimes de guerre. 

A lire aussi : En Ukraine, les crimes de guerre des forces russes dans la région de Kiev

Les personnes tuées dans les bombardements sont restées parce qu’elles n’avaient nulle part où aller ou qu’elles craignaient trop de sortir dehors. La plupart des victimes se trouvaient dans des sous-sols, où elles s’étaient réfugiées pour se protéger des bombardements. Elles pensaient être à l’abri…   

Lorsqu’on raconte aux gens que des bâtiments ont été bombardés, il est parfois difficile de comprendre ce que ça veut dire pour les civils qui y habitaient. C’est pour cela que nous avons réalisé une plateforme immersive à 360 degrés. Au-delà de ceux qui sont morts, il y a plus de 600 familles qui ont perdu leur maison. C’est énorme.  

VISUALISEZ LES PREUVES À 360 DEGRÉS

Pour en savoir plus sur les attaques contre les immeubles d'habitation à Borodianka, l'ampleur des dégâts causés par les frappes aériennes et découvrir les preuves par vous-même, nous vous proposons une expérience immersive à 360 degrés. Cliquez ici.

Comment se déroulent vos enquêtes sur le terrain ?   

Chaque situation est différente, mais notre manière de travailler elle, ne change pas. La méthodologie est toujours la même. A Borodianka, j’ai fait du porte-à-porte pour trouver les survivants et les familles des victimes, afin d’établir qui étaient les personnes décédées. J’ai interviewé beaucoup de témoins, des survivants, mais aussi des personnes d’autres bâtiments alentours qui ont vu ce qui s’est passé. On utilise également des images satellitaires et tout le matériel disponible en open source : vidéos, photos, etc.   

Le but est de comprendre comment l’attaque et les bombardements aériens se sont passés, qui sont les victimes, mais aussi et surtout de déterminer dans quelles circonstances se sont déroulées les frappes. C’est essentiel pour établir s’il y a eu, ou non, violation du droit international humanitaire et déterminer le type de violation dont il est question. S’agit-il d’une frappe délibérée contre les civils ? D’une attaque disproportionnée ou indiscriminée ? Pour faire la différence, il faut connaître les circonstances précises dans lesquelles se sont déroulés les événements.    

Aller plus loin : Comment nous enquêtons sur la guerre en Ukraine

Dans ce cas précis, comment différencier une frappe indiscriminée ou disproportionnée d’un bombardement délibéré ?  

Dans le cas de Borodianka, nous savions déjà que les bâtiments bombardés se trouvaient à proximité de la route principale où passaient des convois russes, et que ces derniers étaient parfois ciblés par des combattants ukrainiens. Nous cherchions donc à savoir si des combattants ukrainiens se trouvaient dans/ou à proximité des bâtiments. Parfois, c’était effectivement le cas. Avant de mourir, l’une des personnes qui a perdu la vie lors du bombardement a envoyé des messages à sa famille. Elle expliquait que des gens tiraient du toit et de l’arrière du bâtiment où elle se trouvait. Nous avons pu prendre connaissance de ses messages et déterminer la présence de combattants ukrainiens à l’intérieur ou à l’arrière de certains bâtiments. Ce type de comportement de la part des combattants met clairement en danger les civils. Ce sont tous ces détails-là qu’il faut chasser.  

Quel(s) autre(s) type(s) de violation de droits humains avez-vous pu documenter ?  

Des exécutions sommaires dans plusieurs villes et villages au nord-ouest de Kiev, notamment à Boutcha, Andriivka, Zdvyjivka et Vorzel. Des morts absolument horribles. Des personnes ont été enlevées et tuées de manière sommaire. On a retrouvé des corps présentant des traces de torture… Dans un ou deux cas, j’ai trouvé des douilles particulièrement intéressantes qui nous ont permis de remonter jusqu’à des unités ou des forces particulières au sein de l’armée russe, les seules à utiliser ce type de balles ou les armes qui leur sont associées.  

Pour documenter ces cas, on a recueilli de nombreux témoignages et à différentes étapes. Certains témoins ont vu des personnes être enlevées ou prises à part. D’autres ont trouvé les corps. Il a fallu rechercher les certificats de décès. Parfois, les familles avaient des photos des corps au moment où ils ont été retrouvés : ils avaient été enterrés très rapidement après leur mort. Par la suite, des corps ont été exhumés. Ils sont passés par la morgue et ont été examinés par des médecins légistes. Leur famille, qui a tout perdu, se retrouve aujourd’hui à devoir affronter des traumatismes terribles alors que la guerre se poursuit.  

Est-ce que des crimes de guerre ont été clairement établis en Ukraine ?  

Il y a un certain nombre de cas où on peut effectivement dire que ce sont des crimes de guerre, mais nous sommes encore en train d’enquêter. Nous ne sommes qu’au début de ce voyage juridique.  

Photo prise à Borodianka. Crédit : Amnesty International.

Quels sont vos interlocuteurs sur le terrain, comment les choisissez-vous ?   

Je récolte un maximum de témoignages. Mais un témoignage est toujours et seulement un témoignage. Ce n’est qu’une composante de l’enquête, on ne peut pas se reposer dessus. On doit vérifier, confronter les témoignages des uns avec celui des autres, mais aussi avec les images satellitaires, en open source et la réalité du terrain. Les lieux ont beaucoup de choses à nous dire eux aussi. Est-ce qu’ils racontent la même histoire que celle des témoignages ? Parce qu’il y a des impacts de balle, ou parce qu’il n’en a pas ; parce qu’il y a des signes qu’une grenade a bien explosé, ou parce qu’il n’y en a pas ; parce qu'il y a des restes de munitions ou…  

Comment éviter les risques de manipulation lorsqu’on enquête sur un terrain de guerre comme l’Ukraine, à une époque où la guerre de l’information et de la désinformation fait rage ?  

La guerre d’information, de désinformation, la propagande… je crois que je n’ai jamais travaillé dans une guerre où ça n’existait pas. Le risque de manipulation existe toujours. Face à ça, il faut s’en tenir à la méthodologie. Si on n’a pas pu vérifier une information, on ne l’utilise pas. C’est simple, même si ça peut être frustrant. Quant aux pressions du type « pourquoi vous n’avez pas fait des rapports sur tel et tel cas ou tel et tel sujets ? », il faut tout simplement y résister. Les seules informations que l’on doit publier sont celles qui ont pu être vérifiées, au niveau exigé par notre déontologie.  

Quelle différence existe-t-il selon vous entre votre métier et celui des journalistes qui enquêtent actuellement en Ukraine ? Quelles relations observez-vous avec eux ?  

Notre métier a toujours été différent. Chez Amnesty International, nous sommes des enquêteurs. L’objectif principal de notre travail n’est pas la publication, c’est d’établir les faits. Nous devons récolter un maximum d’informations et enquêter sur un grand nombre de cas. C’est un travail de longue haleine.  

Récemment, il y a eu une frappe sur Kiev… En tant que chercheuse pour Amnesty International, vous sentez-vous visé par le pouvoir russe ?   

A Kiev, il y a eu des frappes extrêmement ciblées. Dans ce cas particulier, les informations sont qu’une première frappe a visé une usine d’armes et une seconde, simultanée, a touché un bâtiment en face qui était apparemment vide. Il y a eu une victime qui était de passage. Mais c’était un événement isolé.   

J’ai enquêté sur de nombreux terrains de conflits (Syrie, Yémen, Irak…) ces trente dernières années. Pour moi, il n’y a pas de problème de sécurité aujourd’hui à Kiev. Il y a deux semaines, il y avait encore près de 1 000 journalistes à Kiev et personne n’a été ciblé à ma connaissance. Donc non, je ne me sens pas visé.   

En revanche, j’ai travaillé dans la ville de Kharkiv, où il y a actuellement beaucoup de frappes indiscriminées à l’extérieur du centre-ville, en banlieue. Les forces russes utilisent des bombes à sous munitions interdites au niveau international. De même que des roquettes Grad, qui ne sont pas interdites mais qui sont extrêmement imprécises - c’est un genre de munitions qu’il ne faudrait jamais utiliser dans des quartiers résidentiels où il y a des civils. Dans ce contexte, les forces ukrainiennes tiraient depuis des quartiers résidentiels et les civils se trouvaient littéralement pris au piège entre les deux feux. C’est un comportement inacceptable du point de vue du droit international humanitaire : cela met tout le monde en danger.   

Et il faut rappeler que nous n’avons pas accès à l’autre côté. Nous ne pouvons pas aller dans les endroits qui sont actuellement contrôlés par les forces russes. Nous ne pouvons donc pas savoir ce qui se passe pour les civils qui habitent là-bas. Lorsque des roquettes Grad tombent de ce côté-ci, nous pouvons enquêter et voir les dégâts qu'elles causent sur les civils, et c’est grave. Mais nous voyons les mêmes roquettes qui sont tirées à partir d’ici et nous n’avons pas la possibilité d’aller enquêter de l’autre côté, parce que la Russie ne nous le permet pas. 

À quoi servent les éléments de preuve que vous documentez ? Y a-t-il un espoir de voir les coupables de crimes internationaux commis en Ukraine être réellement traduits en justice un jour ?   

On documente les faits parce qu’il faut qu’on en soit témoin, que ça se sache. En rendant publique nos informations, on peut contribuer à ce qu’un jour, les responsables de ces crimes internationaux soient traduits en justice et mis face à leurs actes et leurs responsabilités. Cela est vrai pour tous les conflits.   

Aujourd’hui on parle beaucoup de crimes de guerre, d’enquêtes… Et il y a beaucoup de déclarations hâtives sur les crimes de guerre dans cette guerre ! Mais on sait très bien que ce travail doit être rigoureux et demande beaucoup de temps. Les procès n’auront pas lieu de sitôt… C’est comme ça pour toutes les guerres. En Libye, on a eu un mandat de la CPI (Cour  pénale internationale) en 2011. Nous sommes en 2022 et on attend toujours que les procès aient lieu... 

Mais il est important de récolter l’information le plus rapidement possible avant qu’elle soit détruite et que les gens oublient.   

Vous avez enquêté en Syrie, au Yémen, en Libye, en Éthiopie… Qu’est-ce qui vous frappe particulièrement en Ukraine ?   

Le fait que ça intéresse les gens comme aucun autre conflit ! Peut-être parce que c’est très accessible, peut-être parce que c’est aux frontières de l’Europe... 

On le voit avec le traitement réservé aux réfugiés ukrainiens : on n’a pas vu le même traitement pour les gens qui fuient le Yémen, le Sud Soudan, la République centre-africaine, le Congo, la Syrie ou l’Irak. 

Actuellement, il y a plus de journalistes en Ukraine que je n’en ai jamais croisés dans aucune autre guerre. Et cela fait plus de vingt ans que je couvre les zones de conflits partout dans le monde… Cette présence médiatique, c’est du jamais vu !  

Pour aller plus loin et voir toutes nos publications sur la guerre en Ukraine, retrouvez notre dossier complet ici.

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