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Des femmes recoltent des carottes à Er-Webhia dans la région de Sidi Bouzid, pour un salaire de 13 dinars par jour (3.85 euros). Novembre 2018 © Augustin Le Gall / Haythan-REA

Des femmes recoltent des carottes à Er-Webhia dans la région de Sidi Bouzid, pour un salaire de 13 dinars par jour (3.85 euros). Novembre 2018 © Augustin Le Gall / Haythan-REA

Tunisie : l’héritage de la discorde

En Tunisie, un projet de loi prévoit une réforme de l’héritage. Salué par les féministes, il ébranle les traditions.

Depuis son palais de Carthage, le 13 août dernier, le chef de l’État, Beji Caïd Essebsi, fait une annonce détonante : il déposera un projet de loi en faveur de l’égalité successorale entre hommes et femmes devant l’Assemblée des représentants du peuple.

Le discours est salué par les féministes du pays qui, depuis longtemps, appelaient de leurs vœux ce changement. Le projet de loi est déposé à l’Assemblée le 28 novembre. Mi-février, il attendait encore d’être inscrit à l’ordre du jour.

Le sujet est ultra sensible puisqu’il propose de s’éloigner d’une tradition et d’une prescription coranique qui réservent aux femmes la moitié de la part des héritiers mâles de même rang (sauf dans des cas très particuliers). Des préceptes religieux qui sacralisent une organisation patriarcale de la société.

Les règles extrêmement complexes qui régissent l’héritage sont en effet conçues pour protéger les intérêts de l’agnat, la lignée patrilinéaire. Tout est ainsi mis en œuvre pour conserver le patrimoine au sein de l’agnat — notamment la terre, la maison familiale — et pour minimiser la part que les filles emporteront dans la famille de leur époux.

Le projet de loi déposé fin novembre ne bouleverse pas cette logique. Il modifie simplement, dans la plupart des cas, le calcul des parts accordées aux femmes. Il laisse également la possibilité d’opter par testament pour le régime actuel (deux-tiers des parts réservées aux héritiers mâles).

J’aurais préféré que la loi ne crée pas deux systèmes juridiques portant ainsi atteinte à l’égalité et qu’on inclue la lignée maternelle dans les successions, voire d’autres formes de famille, les enfants nés hors mariage, les mères célibataires.

Hafidha Chekir, juriste et militante féministe.

Bien que la proposition ne soit pas si révolutionnaire, elle a suscité un débat enflammé : en août dernier, deux manifestations, l’une en faveur de la réforme, l’autre contre, rassemblaient quelque milliers de personnes à Tunis.

Inégalités sociales face à la succession

Les opposants invoquent le respect de la loi islamique dans leur grande majorité. Or cette répartition inégalitaire sacralisée est certes liée à l’ordre patriarcal, mais aussi à une économie familiale fragile.

Modifier les règles de la gestion du patrimoine des familles n’a pas les mêmes effets pour tous. Si les femmes de milieux aisés sont plus autonomes dans la gestion de leur patrimoine, il en va autrement dans les milieux modestes et, en particulier, dans le monde rural.

Une femme transporte du bois sec pour préparer un feu. Région du Sidi Bouzid. Novembre 2018 © Augustin Le Gall / Haythan-REA

« Qu’avons-nous à partager à part des dettes ? C’est ce que nous ont répondu des ouvrières agricoles lors d’un séminaire », raconte Khawla Omri, Secrétaire générale de l’association Voix d’Ève à Regueb, au cœur de la principale région agricole, au centre du pays.

Militante progressiste, convaincue de la nécessité de promouvoir l’autonomie économique des femmes et engagée auprès des ouvrières agricoles, elle reconnaît que « ces femmes ne sont pas demandeuses. Le sujet est traité de manière beaucoup trop élitiste, à partir de positions de principe. Il faut prendre en compte la situation sur le terrain. Hériter d’une terre, ce n’est pas suffisant. Pour la rentabiliser, il faut beaucoup investir et plus les surfaces sont petites, plus il est difficile d’obtenir des prêts ou de les rembourser, et donc de conserver les terres. Il faudrait que l’État soutienne davantage l’agriculture familiale si l’on veut que les femmes héritent ».

Géographe, spécialiste des questions agricoles, Habib Ayeb voit dans la destruction des modes traditionnels, collectifs, de gestion de la terre et le morcellement des parcelles, la raison de l’appauvrissement des paysans et la justification économique des stratégies de contournement de la loi.

« Pour éviter la fragmentation excessive, la terre est souvent confiée uniquement au garçon, plus rarement à la fille, restée vivre dans le village. Ce fonctionnement vise d’abord à protéger l’intégrité du capital familial » s'inquiète-t-il.

Sans mesure d’accompagnement, l’égalité de ­l’héritage n’évitera pas les conflits ni la fragmentation de la terre agricole qui connaîtra une accélération dramatique et finira par ruiner définitivement l’agriculture familiale paysanne.

Habib Ayeb, géographe, spécialiste des questions agricoles.

Mais, dans cette gestion des biens familiaux par les hommes, les femmes sont dépendantes de leur prise en charge par la fratrie ou par leur mari. Protégées, en un sens, mais vulnérables.

L’égalité successorale instrumentalisée

Avec le double scrutin, présidentiel et législatif, qui se profile fin 2019, la réforme de l’héritage sera inévitablement tributaire des calculs tactiques des partis.

Quand en 2017, le chef de l’État lance le débat sur l’égalité successorale, c’est dans l’idée de ressouder autour de lui le camp séculariste, troublé par l’alliance avec le parti islamo-conservateur Ennahda. Mais, depuis l’été 2018, cette alliance est rompue. Dans la rivalité qui oppose au sein du même parti, le président et son Premier ministre Youssef Chahed, Ennahda a en effet pris parti pour le chef du gouvernement.

Des femmes plus autonomes

Si dans l’ordre patriarcal, il est mal vu qu’une sœur « vole la part de son frère » en réclamant sa part ­d’héritage, « les mentalités évoluent, se félicite Khawla Omri. Il y a quinze ans, les femmes n’héritaient pas du tout, aujourd’hui, c’est moins tabou. Elles osent davantage réclamer. Certains pères recommandent même à leurs enfants que les filles reçoivent bien leur part ».

Une évolution directement liée à la transformation progressive du rôle économique des femmes : elles travaillent davantage et contribuent à hauteur de 45 % des dépenses courantes du ménage, sans compter, bien sûr, le travail « invisible » qu’elles fournissent pour faire vivre la famille ou effectuer un travail agricole non-rémunéré.

Plus une femme dispose d’un capital, plus son pouvoir dans la famille augmente.

Khawla Omri, Secrétaire générale de l’association Voix d’Ève à Regueb.

« Les femmes, dotées de ressources financières accrues […] réduiraient leur vulnérabilité aux conflits et à la violence conjugale, elles participeraient plus au marché du travail ; et contribueraient efficacement à un meilleur usage des ressources familiales », conclut l’étude du collectif 95 Maghreb égalité Tunisie.

Transformations juridiques, sociales et culturelles sont liées : « instaurer l’égalité par la loi dès maintenant agirait sur les mentalités, plaide Khawla Omri. Mais je sais que nous travaillons à un horizon de trente ou quarante ans ».

— Thierry Brésillon, correspondant à Tunis pour La Chronique d'Amnesty International

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