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Kaïs Saïed photographié à son QG de campagne en 2019 avec le drapeau tunisien.

Kaïs Saïed photographié à son QG de campagne en 2019 avec le drapeau tunisien.

Tunisie : l’ombre de la dictature

À l'approche d'un referendum crucial sur une nouvelle constitution et des prochaines élections législatives, la révolution semble bien loin. Avec une police décomplexée et sûre de son impunité, le nouvel homme fort de Tunis, Kaïs Saïed, cumule tous les pouvoirs. Il peut compter sur ce bras armé pour mater les voix dissidentes. Un reportage à retrouver dans notre magazine d'enquêtes et de reportages "La Chronique".

À l’extérieur du tribunal, les policiers tunisiens forment une haie presque infranchissable. Dans le prétoire, ils brillent par leur absence. En ce 17 février 2022, ils sont quatorze à être poursuivis pour homicide involontaire et non-assistance à personne en danger devant la juridiction de Ben Arous, une banlieue de Tunis. Appelés à comparaître, ils devraient être assis sur les bancs de la cinquième chambre correctionnelle, avec les autres prévenus du jour. Une fois encore, pas un des leurs n’a répondu à la convocation du juge.

À l’inverse, le long de l’avenue, six fourgons grillagés bloquent le portail. Pour atteindre les marches du palais, il faut se faufiler entre deux rangées de métal. Autour, des membres des brigades d’intervention et des agents de la sûreté montent la garde. Sur le trottoir opposé, des hommes en civil déambulent avec leurs talkies-walkies qui grésillent.

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Dans quel but ? Pour garantir le bon fonctionnement de la justice ou l’entraver ? Leurs collègues doivent répondre de la mort par noyade d’Omar Laabidi, 19 ans, à l’issue d’un match de foot, au stade de Radès, le 31 mars 2018. La victime faisait partie d’un groupe de supporters habitués à en découdre avec les forces de l’ordre. À la suite d’une bagarre, le garçon a été pris en chasse par une patrouille. Ses poursuivants l’ont coincé au bord d’un oued. L’un d’eux l’a frappé et précipité dans la rivière. Quand il a crié à l’aide en se débattant dans l’eau, l’agent lui aurait rétorqué : « Apprends à nager ! » Son cadavre a été repêché le lendemain.

Devenu viral, le hashtag "Ta’lam oum" (« Apprends à nager » en arabe) symbolise une violence policière hors de tout contrôle. Deux amis d’Omar ont assisté à la scène. Un mois après, le premier a été arrêté et accusé de vol. Le second a préféré fuir en France. Depuis, l’affaire végète. « C’est un déni de justice, s’insurge Me Toumi Ben Farhat, défenseur de la famille Laabidi. Dès qu’un policier est accusé, des pressions sont exercées sur les témoins et les magistrats ».

Devant la salle d’audience, l’inquiétude gagne. « Il y a plein de flics, j’aime pas trop ça », s’alarme un avocat. Chacun se souvient de leur précédente démonstration de force. En février 2018, des agents avaient investi le tribunal avec leurs armes afin d’exiger la libération de cinq des leurs, accusés de torture par un détenu. « Ils ont retrouvé leurs vieilles habitudes et font ce qu’ils veulent », poursuit l’homme en robe noire. Un policier qui m’a vu prendre des notes m’interpelle : « Vous êtes journaliste ? Vous parlez aux avocats. C’est interdit ! » Il confisque mes papiers. Son supérieur me les restitue dix minutes plus tard en m’ordonnant de quitter le tribunal.

Dans la rue, le père d’Omar, Nourredine Laabidi, manifeste au milieu des voitures. « Auparavant, mon fils n’avait jamais eu d’histoire. Sa seule passion, c’était le foot », assure cet homme aux cheveux gris, employé dans une pharmacie. Il dit ne rien attendre d’un procès qui va être une fois de plus reporté. « Non à l’impunité », proclame sa banderole frappée des portraits d’Omar et de onze autres Tunisiens tués par la police ou morts en détention.

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LES ACQUIS DE LA RÉVOLUTION AUX OUBLIETTES

La Tunisie est-elle redevenue un État policier ? On peut se le demander au vu des coups de force successifs de son président, Kaïs Saïed. Élu à la tête du pays en 2019, l’ancien chargé de cours à la faculté de droit s’est mué en un leader populiste et illibéral. Le 25 juillet 2021, après des mois de paralysie politique, il a instauré l’état d’exception, ordonné la fermeture du Parlement, levé l’immunité des députés et suspendu la Constitution. Depuis, il gouverne seul ou presque, à coup de décrets et en s’appuyant sur son appareil sécuritaire. Le 30 mars 2022, il démettait les députés de leur fonction sans s’engager sur la tenue d’élections législatives anticipées, comme le prévoit pourtant la Constitution.

Pour justifier ses mesures, il dit vouloir restaurer la souveraineté du peuple et lutter contre une corruption généralisée. Dans des discours virulents, souvent décousus, il fustige les « insectes », « termites » qui « corrompent » la nation. « Le gars est dans une sorte de délire. Il décrit les partis politiques comme un cartel de narcotrafiquants. Il se voit en sauveur de la patrie et n’admet aucune contradiction », s’alarme un ancien ministre qui préfère garder l’anonymat.

Kaïs Saïed détruit, une par une, toutes les institutions créées après la chute, en 2011, du président Ben Ali. Le 5 février dernier, la veille de la date anniversaire de l’assassinat d’un militant de gauche, Chokri Belaïd, il dénonce, en pleine nuit, la duplicité du juge d’instruction qui, en neuf ans, n’a pas élucidé l’affaire. Puis, déclare que le Conseil supérieur de la magistrature, l’un des acquis de la révolution, appartient « au passé ». Dans la foulée, il s’arroge une partie de ses prérogatives. Il peut révoquer les juges et, indirectement, les nommer. L’homme concentre désormais tous les pouvoirs.

C’est depuis le ministère de l’Intérieur que Kaïs Saïed a dissout l'organe qui est le garant de l’indépendance de la justice. « Une façon de nous signifier que nous sommes maintenant sous les ordres de la police », analyse Rawdha Karafi. À la tête de l’Association des magistrats tunisiens, elle organise la résistance de la profession. Les juges ont observé deux jours de grève alors que le nouveau décret le leur interdit. « On se croirait revenu à la situation qui prévalait sous Ben Ali, déclare cette éminente juriste qui siège à la Cour de cassation. On sait que certains d’entre nous risquent d’être limogés afin de faire taire les autres ». La rencontre se déroule dans un café. « Le Conseil supérieur de la magistrature n’était pas exempt de reproches, reconnaît-elle, mais c’était une immense conquête. Même mes confrères français étaient jaloux de son autonomie ». Soudain, elle regarde par-dessus mon épaule. « Je vais vous proposer de changer de table, murmure-t-elle. Un homme s’est assis derrière vous, et je pense qu’il enregistre notre conversation avec son portable ». Comment l’a-t-elle remarqué ? « Même en civil, nous reconnaissons les agents tout de suite ». À quoi ? « À leur allure, un regard ». Est-elle surveillée ? La magistrate réfléchit : « C’est peut-être vous qui êtes suivi ».

Lire aussi : « Tous les risques de la dictature sont réunis »

LA REVANCHE DES VAINCUS DE LA RÉVOLUTION

Il règne dans le pays un climat de peur larvée. L’inquiétude est perceptible dès la descente de l’avion. « Avant le 25 juillet, on embêtait les barbus. Maintenant, ce sont des fonctionnaires, des politiques… Le spectre s’est élargi », explique Lamine Benghazi d’Avocats sans frontières. Le dirigeant d’un parti confie n’avoir pas quitté la Tunisie depuis l’été par crainte d’être « humilié à l’aéroport ».

Au cours des derniers mois, un animateur télé, deux députés et un célèbre blogueur ont été traduits devant des cours militaires au prétexte qu’ils critiquaient Kaïs Saïed, « chef des armées ». Des procès, des assignations à résidence, des fermetures, des tracasseries diverses... Rien de spectaculaire. L’unique démocratie du monde arabe s’éteint lentement, sans faire de bruit. « On est loin de la répression féroce exercée sous Ben Ali. On jouit encore de la liberté d’expression. On n’a pas des milliers de prisonniers d’opinion, comme en Égypte, mais les bases d’un pouvoir absolu sont là », souligne Anna Guellali, d’Amnesty International

Le président tunisien menace maintenant la société civile. Il veut interdire aux associations de recevoir des fonds de l’étranger et à ses membres de remplir une quelconque activité politique.

Dans ce champ de ruines, la police règne en maître. C’est elle qui a empêché les membres du Conseil supérieur de la magistrature d’accéder à leurs bureaux. Elle détient depuis les dossiers de carrière de tous les juges. Elle occupe aussi le siège de l’Instance nationale de lutte contre la corruption, autre organe indépendant suspendu. Au passage, elle aurait récupéré les déclarations de patrimoine de 150 000 Tunisiens. Élus, juges, journalistes, syndicalistes, responsables d’association ou de partis étaient soumis à cette obligation. « Il y a la crainte que ces données personnelles soient utilisées de manière arbitraire pour éliminer des opposants », prévient Lamine Benghazi.

Malgré leur implication dans la dictature, les policiers ont été parmi les premiers à profiter de la démocratie. En une décennie, leurs effectifs ont doublé, passant de 50 000 à 98 000 agents et leurs salaires ont été multipliés par quatre. Et depuis l’instauration de l’état d’urgence, le sort du pays repose entre leurs mains. « Ils se sentent plus forts que jamais », assure Audrey Pluta qui prépare une thèse à Sciences Po Aix sur l’appareil sécuritaire en Tunisie. Une revanche pour ces vaincus de la révolution.

Le 14 janvier 2011 au matin, une marée humaine assiège le ministère de l’Intérieur. Quelques heures plus tard, Zine ail -Abidine Ben Ali, poussé dehors par ses propres généraux, s’exile avec sa famille. Plus que tout autre endroit en Tunisie, le bâtiment gris à l’architecture soviétique symbolise l’ancien régime et le soulèvement qui l’a balayé. Depuis des années, ses abords ne sont plus accessibles. Devant les barricades qui bloquent une partie de l’avenue Bourguiba, un mot clignote : « Change ». Le panneau qui signale la présence sur le même trottoir d’un marchand de devises fait sourire.

« S’il y a bien une administration qui n’a pas changé, c’est celle-là ! s’écrie Thameur Mekki, rédacteur en chef de Nawaat, un média tunisien d’investigation. Leur ADN est resté le même, estime un diplomate. Ils n’ont pas subi de purge ni modifié leur mode de recrutement. Si pendant dix ans, ils ont renoncé à certaines méthodes, ils sentent maintenant que la donne a changé. Le naturel est en train de revenir ».  

Durant les premiers mois de l’insurrection, les policiers se font discrets. « Certains étaient agressés dans la rue ou à leur domicile. Ils n’osaient plus sortir en uniforme et cachaient leur carte de service. Ç’a été pour eux un traumatisme », raconte Audrey Pluta. Très vite, ils profitent de la liberté nouvelle pour s’organiser. « Ils se sont constitués en plusieurs syndicats, poursuit-elle. Le but était de se protéger et de favoriser une forme d’impunité ».

Car ils doivent rendre des comptes. À partir de 2014, une commission indépendante enquête sur les violations des droits humains sous la dictature. Cette instance, baptisée Vérité et dignité, va renvoyer 1 700 policiers devant la justice. Depuis trois ans, des chambres spécialisées se réunissent, mais les accusés ne viennent pas. Aucun verdict n’a été prononcé. Quelques tortionnaires ont été condamnés, mais devant des cours ordinaires et pour des faits mineurs, requalifiés en coups et blessures ou négligence.

« Les syndicats de police ont appelé publiquement leurs adhérents à ne pas répondre aux convocations des juges », explique Sihem Bensedrine, ex-présidente de l’instance vérité et dignité. Ils ne sont pas les seuls à saboter la justice transitionnelle. « Les politiques, quel que soit leur bord, ont tout fait pour que ces gens ne soient pas jugés », dénonce-t-elle. Y compris, les principales victimes de la répression sous Ben Ali, les islamistes d’Ennahda, qui vont être associés au pouvoir pendant près de dix ans. Selon Sihem Bensedrine, « Ils ont fait le choix de s’accommoder avec l’ancien système afin de le mettre à son service ». Aujourd’hui, « les policiers n’ont plus peur de rien, affirme-t-elle. Kaïs Saïed leur a laissé les pleins pouvoirs. » Anna Guellali renchérit : « L’absence totale de contre-pouvoir ne peut que renforcer ce sentiment d’impunité et encourager les violences policières ».

En tant qu’activiste du mouvement LGBT, Badr Baabou se trouve en première ligne. Il me donne rendez-vous dans un café de l’avenue Bourguiba. Il préfère les lieux publics. Il dit être « constamment suivi » par des agents. Il préside Damj (« Inclusion » en arabe), une association qui milite pour l’égalité des droits. « Nous apportons une aide juridique et sociale à la communauté. Nous sommes aussi les premiers à nous mobiliser contre les lois sécuritaires. Pourquoi ? Parce que nous en sommes les premières victimes ». Quand ils manifestent, les policiers les filment et postent leurs portraits et leurs noms sur Facebook. Il montre une quinzaine de photos de jeunes gens sur la page « du syndicat de la police, section de Gafsa », suivis d’une légende : « Ceux-là sont des bâtards, des putes, des pédés, des pervers qui portent atteinte aux protecteurs de la patrie ».

Le 21 octobre 2021, il marchait vers 21 heures, non loin du ministère de l’Intérieur, quand deux hommes, l’un en uniforme, l’autre en civil, l’ont abordé. « Alors tu insultes la police et tu portes plainte contre nous ? » lui lancent-ils. Ils le traînent dans une ruelle et commencent à le frapper. Méthodiquement. Au visage. Sur le corps. À coups de poing et de bottes cerclées de métal. Ils lui dérobent son portefeuille, son ordinateur, son téléphone. Lorsqu’un passant tente d’intervenir, ils ne cherchent pas à se cacher. Ils crient haut et fort : « Police ! »

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