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Le philosophe-romancier Tristan Garcia © Romain Etienne / Collectif Item

Le philosophe-romancier Tristan Garcia © Romain Etienne / Collectif Item

Tristan Garcia : « La routine de la modernité est un piège »

Le philosophe-romancier se penche sur le militantisme, entre le « nous » et le « je ».

Amnesty International : Certains de vos essais et de vos romans reviennent sur la question de l’engagement. Que représente-t-elle pour vous ?

Tristan Garcia : Je viens d’une famille de gens engagés depuis plusieurs générations, de diverses manières. Ils m’ont transmis le fait de réfléchir sans cesse à leurs engagements, et à leurs erreurs. J’hérite d’une sorte d’autocritique familiale permanente, je suis sensible à ceux qui ont une lucidité sur ce qu’ils espéraient et ce qu’ils ont finalement obtenu. Comme je viens d’une famille pied-noir, la génération de mes grands-parents a pu être tentée par l’OAS. Et par mes origines espagnoles, je viens de gens qui se sont auparavant déchirés sur la guerre d’Espagne. De fait, quatre parents m’ont élevé. Mes deux pères ont été l’un tenté par le maoïsme, l’autre est resté longtemps dans le mouvement trotskiste, et puis lié au militantisme anti-raciste, au Mrap. Très sensibles à l’après-68, ils en ont connu également le reflux dans les années 1980. La victoire du néolibéralisme a été vécue par ma famille comme un moment de repli, il n’y avait plus de camaraderie. De retour d’Algérie où mes parents étaient pieds-rouges1, on est arrivé en France dans des villes où nous ne connaissions personne. La défaite de l’engagement était aussi une défaite sociale. J’admire beaucoup, chez mes parents, le fait que cela ait produit une forme de mélancolie, qui n’a jamais été ni du cynisme ni de l’amertume. Ma mère me disait « tu sais en général les méchants gagnent, mais cela n’empêche pas qu’ils sont méchants et qu’il faut les combattre ». Pour moi c’est cela l’engagement : on aura probablement tort, mais cela n’empêche pas de vouloir être juste.

Dans La vie intense, vous opposez la routine à l’engagement, tout en précisant que choisir le changement, c’est aussi une forme de routine.

L’une de mes obsessions est de vouloir être fidèle à la modernité contre elle-même. Petit à petit, quelque part au XVIIIe siècle, on se met à valoriser le changement. Le nouveau, l’inédit, la disruption, l’événement sont différentes figures qui semblent tourner autour du concept d’intensité. Le paradoxe que j’ai essayé d’affronter, c’est que la modernité est aussi un piège, parce qu’il y a toujours un moment où y être fidèle, c’est la trahir. Quand on repère en politique, en esthétique, une volonté de changer, on finit par la fixer en tradition. Vouloir continuer à répéter la grande geste des avant-gardes, la transgression, la subversion, « le pas de plus » dirait Rimbaud, devient une norme. Si on continue à changer on est fidèle à la lettre mais on trahit l’esprit, puisque du coup on réinvente une tradition, la tradition du moderne, du changement. Il faut être fidèle à l’impulsion originelle de la modernité mais en comprenant que proclamer le changement finit par le détruire. Il faut trouver une ruse. Je suis très attentif à cette idée de ruse. L’Histoire est aussi un jeu, avec une série de coups. Et le mauvais moderne pour moi, c’est celui qui veut rejouer le même coup. Le propre du coup, c’est de ne marcher qu’une fois. Au moment de le rejouer, vous l’éventez. Mon travail consiste à s’interroger sur comment on peut rejouer le coup de la modernité, mais pas bêtement, en ne répétant pas comme un mantra le geste de la modernité.

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Il semble, en vous lisant, que l’intensité d’une émotion finit par créer son contraire, la routine, l’habitude, la résignation. Comment en sortir ?

Le libertin du XVIIIe siècle est le premier modèle de l’intensité. Il a voulu régler sa vie sur une sorte d’économie des intensités, de la force de la libido, des désirs, des sensations. Pour lui, l’adversaire absolu c’est la routine, c’est l’adversaire le plus bête auquel une intelligence peut être confrontée. Le sentiment de perte d’intensité qui hante la perte de libido chez le libertin est le prix à payer pour la modernité. Pour connaître rationnellement le monde, il faut en faire l’expérience. Plus quelque chose se répète, mieux on le connaît mais ce qui renforce la connaissance diminue le sentiment. Le défi de l’homme moderne est de soutenir l’intensité d’une vie alors que la condition même pour mieux connaître les choses et le monde est qu’elles se répètent. Or, plus je connais le monde, plus je m’ennuie. Il faut trouver des stratégies pour contrer cet effet de routine.

Comment vous définiriez ces stratégies, et comment les mettre en œuvre ?

Il y en a plusieurs mais pour la plus belle, je parle de primaverisme, au sens italien de la première fois. La fétichisation de la première fois naît avec le romantisme. Pour conserver l’intensité d’une vie, je vais me rapprocher de l’idée que rien n’est plus intense que la première fois. C’est pour cette raison que le moderne devient mélancolie. Je comprends ainsi la fin de l’Éducation sentimentale de Flaubert et la dernière phrase de Frédéric, « c’est là ce que nous avons eu de meilleur ». Au terme d’un processus où il a cru à des choses en politique comme en amour, Frédéric se rend compte que rien n’était plus fort que la première fois. La vie est peut-être une forme de routine, mais il est possible de préserver la puissance de la première fois. Cela permet d’expliquer, au début du XXe siècle, la fétichisation par les surréalistes de l’art brut, l’art des fous, l’art des enfants, l’art des peuples premiers. C’est une fétichisation du premier geste artistique. Comme philosophe, je cherche autre chose que des intensités, c’est-à-dire le désir, la tentation, la variation. Mon problème est de trouver un point d’appui hors de tout l’héritage moderne, sans être réactionnaire. Je ne veux pas faire de pas en arrière, je veux autre chose. Pour rester sensible aux variations du désir, il ne faut pas croire qu’il n’y a que du désir. Il faut être capable de trouver hors du désir autre chose, une quête de vérité par exemple. Le piège, c’est qu’en fétichisant le désir, la variation, la modernité tardive les a épuisés.

Tristan Garcia © Romain Etienne / Collectif Item

Vous vous intéressez au militantisme, en particulier celui de la cause animale. Pourquoi a-t-il pris tant d’importance ces dernières années, est-ce en raison du sujet ou de la façon dont il a été mené ?

Je pense que c’est les deux. La sensibilité à la cause animale a longtemps été considérée comme réactionnaire, et j’ai vécu comme une révélation le fait de sortir de cette erreur. Politiquement, j’ai appris une chose : quand on est lucide sur des formes de domination à un endroit, on reste aveugle à d’autres. Il n’y a pas d’omni-lucidité en la matière. L’humaniste pouvait fonder la validité de ses combats sur l’Homme. Puis, quelqu’un lui a dit : « tu sais, tu es progressiste mais tu ne vois pas sur quel tas de cadavres tu es assis. Tu es assis sur l’élevage industriel, tu es assis sur la viande, tu es assis sur ce que tu fais aux espèces animales, et donc toi aussi, progressiste-humaniste, sans le savoir tu es un salaud ». On peut ainsi se réveiller un matin et découvrir quelqu’un qui, dans votre dos, découvre votre point aveugle en politique et inverse le sens de votre combat. « L’homo-nationalisme » en est un exemple frappant : la récupération de la lutte pour les droits des minorités sexuelles par l’extrême droite est l’un des faits majeurs des dernières années en Europe. Pym Fortuyn2 et Marine Le Pen embrigadent, dans un héritage occidental, la défense du droit des femmes, la défense du droit des minorités sexuelles pour évidemment culpabiliser les populations non occidentales, les traiter d’homophobes, donc de barbares, etc. Cette instrumentalisation fait que le militant du Front national se réveille un matin persuadé d’être homophobe et on lui explique que non, stratégiquement, il faut qu’il soit désormais du côté de la lutte pour les droits des minorités. Ce retournement existe dans tous les camps.

Les droits humains sont au centre des combats d’Amnesty International depuis plus de cinquante ans avec, pour reprendre votre terme, des intensités très variables, des victoires et des échecs. Cette question du droit est-elle centrale ?

La réflexion sur la cause animale m’amène à penser que cette question du droit ne suffit pas. Le droit peut être pensé comme un moyen un peu hypocrite, formel, de régler la culpabilité. On pourrait très bien accorder des droits aux animaux, cela ne réglerait pas la question que nous ne sommes plus capables de vivre avec eux, cela ne règle pas la question de la coexistence. L’autre question est celle des mœurs. Je suis fasciné par les modes d’échanges entre l’espèce humaine et les espèces animales. Le chien d’aveugle en est l’un des plus beaux exemples. Il ne s’agit pas de droits mais d’échange de compétences. De ce point de vue, la question du droit est un peu louche, elle empêche de s’interroger de façon concrète sur la coexistence avec d’autres hommes. Il ne faut pas seulement se poser la question du droit des migrants, mais aussi celle du vivre ensemble, ce que l’on peut donner et ce que l’on peut prendre. Le droit peut tout à fait reconnaître la dignité des migrants, dire qu’ils ont droit à ceci ou à cela. Je crains toujours que cette question vienne éclipser celle de la coexistence.

Placer le droit au centre de tout est pourtant une posture de tradition française.

La question juridique est une question essentielle, mais au fond c’est un préalable. Il faut bien sûr se battre sur des droits, mais une fois que l’on a gagné des droits, je ne suis pas sûr qu’on ait gagné grand-chose. On a gagné une condition, mais pas une manière de vivre. Notre manière de vivre il faut l’inventer, parce que sinon, le droit sera creux, restera vide. Je me suis toujours battu pour le droit de vote des immigrés en France, mais ce n’est qu’un droit, une condition. La vraie question c’est le mode d’existence, le vivre-ensemble. On peut se battre pour le droit des prisonniers, mais cela ne doit nous empêcher de nous battre sur la question concrète de l’existence des prisons. La question du droit ne doit pas prendre toute l’énergie politique.

Dans votre dernier livre, Nous, vous semblez opposer le « nous » reçu, notre patrimoine culturel, au « nous » volontaire dans la construction d’une identité citoyenne. Lequel vous semble le plus essentiel et pourquoi les opposer ?

Ce qui m’intéresse, c’est de comprendre notre condition, d’arriver à savoir où nous en sommes. J’ai été très marqué par la lecture du linguiste Benveniste. Le « nous » à ses yeux n’est jamais un agglomérat de plusieurs « je ». La première personne du pluriel n’est pas une somme de plusieurs premières personnes du singulier. J’essaye de penser le fait que l’identité collective n’est pas une somme d’identités individuelles. Quand on dit « nous », on n’engage pas son « je ». Je crois que l’on est « je » dans un tout autre espace que celui dans lequel on est « nous ». Quand on est « nous », on en fait un usage dilaté. On englobe bien au-delà de soi des corps, des usages, des manières. Quand on surprend une conversation dans un bistro, quelqu’un qui va dire nous hommes, nous Noirs, nous Juifs, nous communistes, nous patriotes, on en apprend énormément sur la manière dont cette personne étend, contracte ou rétracte sa personne, la conception qu’il a des adversaires, ceux qu’il appelle « eux » ? Évidemment « eux » c’est l’adversaire, qu’on ne reconnaît même pas comme un autre « nous », il y a un monde entier et plein dans lequel on est « nous », et cette forme mouvante est en fait la subjectivité politique. Et dans le même monde, mais découpé différemment, on fait usage du « je ». En disant « je », on parle de son enfance, on parle de sa généalogie, de ses amours, de son corps. Dans le monde du « je », il y a aussi un « toi », il y a aussi un « nous », mais c’est autre chose.

Dans ce dispositif-là, « vous » est l’Autre, si j’en réfère au philosophe Martin Buber.

Je crois qu’il y a deux Autres différents, et qu’il ne faut pas les confondre. L’Autre du monde du « je », on peut le désirer, il vous manque, alors que dans le monde du « nous » quoi qu’on fasse, l’Autre est un peu l’ennemi. L’Autre nous permet de savoir qui nous sommes. C’est toujours un échec de penser à l’Autre sans le « nous ».

Vous semblez penser que la modernité est dans une impasse éthique, morale et aussi pratique. Est-ce que la modernité est une sorte de course de vitesse, qui ne s’arrête pas et nous emmène dans le mur ?

Le caractère finissant de la modernité ne nous emmènera jamais dans le mur. Il va nous amener dans la fatigue et l’ennui d’une vitesse toujours plus grande à laquelle on s’habitue. Dans la modernité, il y a une promesse de vitesse, d’accélération, la voiture, l’avion, les télécommunications, mais en même temps la modernité est toujours la neutralisation de ce sentiment de vitesse. Au bout d’un moment, si vous courez toujours à la même vitesse, vous avez l’impression de faire du surplace donc il faut courir encore plus vite, il faut produire une modernité qui est hyperbolique. Dans ce cadre, la routine est une règle de changement et du coup l’esprit s’ennuie, car la règle produit un effet de routine de l’esprit. Donc la modernité ne nous emmènera jamais dans le mur, car il n’y aura pas de mur. L’effet d’accélération infinie et indéfinie va produire de l’ennui, du dégoût, et surtout le désir du contraire. Le problème de la modernité tardive, c’est qu’elle produit le désir d’être réactionnaire. Il y aura toujours un moment où l’extrême valorisation de la transgression va rendre désirable la norme, la conformité.

Cela veut dire qu’on n’y est pas encore.

C’est une comédie qu’on commence à rejouer. Mon souci c’est que la modernité ne finisse pas par seulement produire le désir de son contraire. Il faut donc trouver quelque chose à lui opposer, pour la rendre de nouveau efficace et sensible.

Que peut-on lui opposer ?

Je peux le résumer par une sorte de slogan, une formule magique pour se délivrer du sortilège de la modernité, égal mais distant, distant mais égal. C’est une manière de répondre aux lamentos des réactionnaires pour qui tout est confus, qui estiment que pour pouvoir distinguer les choses il faut remettre de l’ordre. Et inversement, la réponse des modernes et des post-modernes, qui consiste à dire nous sommes pour l’égalité et étant pour l’égalité, on va combattre les réactionnaires en refusant de distinguer des ordres, n’est pas satisfaisante. Il est toujours possible de penser également mais distinctement. Par exemple, j’écris sur la bande dessinée, et je pense que la bande dessinée est égale à l’art pictural, mais distincte. Ce n’est pas la même chose, mais ce n’est pas inégal. Il n’y a pas de majeur et de mineur et pour autant il y a des choses distinctes. Je pense profondément que les êtres sont égaux, je crois profondément à l’égalité. C’est la boussole de ma pensée. Mon but c’est d’arriver à distinguer les choses sans les hiérarchiser. Je le fais même personnellement, en faisant de la philo et en écrivant des romans. Ce n’est pas la même chose pour moi, je ne veux pas être un philosophe littérateur, ou un romancier philosophant.

Dans votre essai sur la série Six Feet Under, vous parlez de la représentation du quotidien d’une famille. Qu’est-ce que pour vous représente le quotidien ?

Pour le coup, je vais prendre la voix du romancier. J’ai une fascination extrême pour tout ce qui échappe à la pensée et j’ai une passion pour le très singulier, qui échappe complétement aux concepts, les gestes, les sourires, les odeurs. La pensée philosophique est une forme un peu folle, une forme de délire, et j’aime dans le roman la restitution patiente qui ralentit la perception. Conrad dit que le problème de l’écriture est qu’elle est toujours plus lente que la perception. C’est très juste. Dans ce café, je vois plusieurs dizaines de tables, la lumière un peu filtrée et en même temps j’entends la musique en fond et en même temps je vous regarde, en quoi ? Une seconde à peine. Le temps d’écrire cela, de le restituer sur deux pages, trois pages, fera mentir sur une sensation quasi instantanée. Il faut trouver une solution à ce dilemme, ralentir l’écriture. La restitution patiente de l’ordinaire, c’est ce moment où je trouve dans l’écriture la formule qui ne ralentit pas trop ma perception du monde. Restituer la richesse de la sensation, en la ralentissant mais pas trop.

- Propos recueillis par Jean Stern pour la Chronique d'Amnesty International

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