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Abdelkader et Houria Yettou
Abdelkader et Houria Yettou © Daikha Dridi

Abdelkader et Houria Yettou © Daikha Dridi

Visages du Hirak algérien

Soulèvement pacifique et populaire, le Hirak a marqué un tournant en Algérie. Rencontres avec des manifestants.

Le soir du 11 avril 2019, Houria Yettou s’est couchée l’esprit tranquille. Elle avait réussi, pensait-elle, à convaincre son fils Ramzi de ne pas se rendre le lendemain à la manifestation hebdomadaire d'Alger. « J’étais inquiète. Le vendredi d’avant, on avait entendu parler d’affrontements. Ramzi adorait aller aux manifestations, il aimait l’ambiance, il aimait rire, il aimait se mêler de tout. Je lui ai demandé de se priver de la manifestation pour me tranquilliser et il m’a promis qu’il n’irait pas ». Mais le lendemain, lorsque ses copains sont passés le chercher, il n’a pas hésité, « c’était plus fort que lui, c’est la mort qui l’a appelé », confie Houria.

Ramzi Yettou n’avait jamais raté une manifestation du vendredi depuis celle du 22 février 2019. Il venait pourtant de Laabaziz, village agricole situé à 35 kilomètres au sud d’Alger. Ce vendredi 12 avril, il est hospitalisé dans la soirée dans un état comateux. Gravement blessé par des coups reçus à la tête, il succombera à ses blessures le 19 avril. Selon le père, Abdelkader Yettou, 67 ans, et l’avocat de la famille, Me Messaoudene, huit témoins ont affirmé à la police et au juge d’instruction que Ramzi avait été violemment battu par des policiers. Une enquête pour « homicide contre X » est ouverte au tribunal de Sidi Mhamed d’Alger-centre. Dix mois plus tard, la famille attend toujours les conclusions et le père craint que « la lenteur de la justice soit une manière de faire oublier ce qui est arrivé à Ramzi ».

« Lève ton pied, tu écrases mes rêves »

Ramzi avait quitté l’école à 12 ans, accompli son service militaire à 19 ans et travaillait dans une pizzeria non loin de la maison familiale à Laabaziz. Jamais il ne s’était intéressé à la politique avant l’avènement du Hirak. Dans un post Facebook, il dit à son pays : « Avec ta permission Algérie, lève ton pied, tu écrases tous mes rêves ».

Dans le contexte du Hirak (nom associé à ce mouvement contestataire), Ramzi Yettou est le seul manifestant à avoir perdu la vie à la suite de brutalités physiques directes. Trois autres manifestants sont morts de crise cardiaque durant les protestations à Alger. Une quatrième victime, Ouamara Mohamed, 48 ans, est décédée dans la ville des Issers, le 13 décembre, à la suite de complications respiratoires dues à l’inhalation de gaz lacrymogène.

Pour Hania Chabane, Algéroise de 25 ans : « C’est tout un peuple qui est dehors aujourd’hui, les vieux, les jeunes, tout le monde pense qu’il a son mot à dire et c’est magnifique. Ils considèrent qu’ils peuvent tous contribuer à construire, pourquoi les en priver ? ». Elle explique ainsi le fait qu’un mouvement de cette ampleur, qui dure depuis un an, demeure sans représentants. Le 22 février 2019, partie tôt manifester, Hania est immédiatement embarquée par la police : « J’étais sortie pour moi, je m’en foutais qu’il y ait du monde ou pas, c’était devenu un besoin pour moi ». La jeune fille, titulaire d’un diplôme d’architecture, travaille comme productrice de contenus publicitaires et d’émissions de télévision. Sa participation assidue aux manifestations du Hirak lui vaut une deuxième interpellation, le 13 avril 2019. C’est le choc.  Avec trois autres manifestantes, elle est intégralement déshabillée par des policières qui leur font subir une fouille des plus humiliantes. L’information divulguée sur les réseaux sociaux suscite l’indignation. Les Algériens considèrent que la police veut faire peur aux femmes, massivement présentes dans les manifestations. Hania Chabane prend le risque de témoigner dans une vidéo, à visage découvert, afin d’empêcher que ce genre d’exaction se reproduise.

C’est un profond désir de justice qui l’anime. Son père, policier, a été tué, pendant les sanglantes années 1990, dans une embuscade tendue par le Groupe islamique armé (GIA) alors qu’elle n’avait que 3 ans. Les officiers de police qui ont ordonné le traitement humiliant contre elle et ses camarades ne savaient certainement pas qu’ils s’en prenaient à la fille d’un des leurs, assassiné pendant la guerre civile. « Le jour où Bouteflika a démissionné, j’ai pensé à celui où la loi sur la réconciliation nationale de ce même Bouteflika est passée. J’étais jeune mais j’ai compris qu’on pardonnait à ceux qui ont tué mon père ».

Les racines de son engagement dans le Hirak sont, selon elle, à chercher du côté des années 1990. « Chacun de nous a des raisons personnelles et d’autres communes qui poussent à participer aux manifestations. Focalisons-nous sur les raisons communes pour l’instant, dit-elle, nous sommes tous différents et on veut essayer de vivre ensemble ». Depuis, elle a sauté le pas et milite dans le parti Mouvement démocratique et social (MDS), « le seul parti que j’ai vu défendre les victimes du terrorisme des année 1990. Avec moi, on en revient souvent à la décennie noire ».

« L’activisme politique, c'est tout ce qui me tient à cœur maintenant »

Le 21 juin 2019, Messaoud Leftissi, 35 ans, a quitté sa ville natale, Skikda (en bord de mer à 500 km à l’Est d’Alger), pour aller manifester dans la capitale où il a été arrêté parce qu’il portait le drapeau amazigh1. Il a passé six mois dans une salle du pénitencier d’El Harrach à Alger, qu’il partageait avec 80 détenus de droit commun. « Je n’avais pas du tout peur, au contraire j’étais même très fier de moi ». La prison l’a cependant marqué. « Je me sens souvent perdu, je suis ailleurs. Avant la prison j’aimais beaucoup tisser des relations sociales, maintenant je préfère être seul ».

Entre 200 à 300 Algériens sont passés par la case prison pour leur participation ou implication dans le Hirak. Certains ont été libérés après avoir purgé leur peine. Un groupe de 76 détenus politiques a été libéré le 2 janvier 2020, dans plusieurs villes, soit trois semaines après l’élection présidentielle, largement boycottée, du 12 décembre 2019 qui a vu Abdelmadjid Tebboune accéder au poste de chef de l’État. Ce jour-là, la télévision publique algérienne, qui n’avait auparavant jamais fait mention de prisonniers d’opinion, annonce en fanfare la remise en liberté de fournées de « prisonniers du Hirak ». L’espoir de la libération de tous les détenus d’opinion est pourtant vite retombé. Certains attendent depuis des mois leur procès ou leur libération et les arrestations continuent.

Ingénieur dans l’automatisme industriel, Messaoud Leftissi s’est impliqué contre l’autoritarisme du régime d’Abdelaziz Bouteflika. Étudiant, il avait tenté une campagne contre un troisième mandat du président en 2008, à l’université de Skikda. « Je me suis retrouvé seul… De rage, j’ai tagué des slogans anti-Bouteflika sur les murs de ma classe et j’ai eu des problèmes avec les agents de sécurité de l’université », se souvient-il. « Je ne faisais partie d’aucune organisation politique, pour moi c’était un principe fondamental de la République qui était bafoué, l’alternance au pouvoir ». Après cet échec cuisant, il devient militant écologiste et rejoint une association qui promeut les énergies renouvelables. Il sera poussé à la démission, à la veille du 22 février 2019, à cause de ses publications sur Facebook contre le cinquième mandat de Bouteflika. Aujourd’hui, Messaoud Leftissi a perdu son travail. Son employeur, un industriel privé algérien, a décidé de le licencier pour « six mois d’absence » alors qu’il était incarcéré.  Sans emploi, sans parti politique, l’âme éprouvée par ces mois passés en prison, Messaoud Leftissi affirme pourtant avec force : « l’activisme politique, c’est tout ce qui me tient à cœur maintenant, c’est là où je me sens le plus à l’aise ».  Le jeune ingénieur mais aussi Hania Chabane et des centaines de jeunes de la même trempe font probablement partie de la nouvelle classe de leaders politiques que beaucoup d'Algériens espèrent voir émerger rapidement.

« Le Hirak, une thérapie, une catharsis »

Fadela Chitour

Fadéla Boumendjel-Chitour © Daikha Dridi

Hirakiste de la première heure, Fadéla Boumendjel-Chitour est l'une des rares personnalités de l'ancienne génération à avoir conservé un fort capital de légitimité. Née avant que n’éclate la Guerre de libération nationale, en 1942 à Larbaa, dans la Mitidja agricole, Fadéla est fille d’un avocat du FLN et nièce d’un « héros » de la guerre de libération. Elle est surtout médecin. Une profession qui lui a permis de découvrir l’ampleur du dénuement des Algériens, à l’origine de son militantisme en faveur des droits de l’homme. Elle s’engage lorsque les émeutes d’octobre 1988 sont réprimées dans le sang. Avec d’autres féministes médecins, juristes ou psychologues, elle participera à la création, en 1997, du Réseau Wassila de réflexion et d’action en faveur des femmes et des enfants victimes de violences. Au fil des manifestations des vendredis, sa silhouette altière est devenue un repère dans le « carré féministe » à Alger.

Le Hirak, lui donne le sentiment « d’une thérapie, une catharsis, une extraordinaire harmonie sociale », notamment après le terrorisme qui, souligne-t-elle, « a fait craquer douloureusement tous les liens sociaux. Le Hirak est arrivé comme une nécessité vitale ».

La dénomination de « Révolution du sourire » irrite parfois la militante politique. Pourtant, elle reconnaît que, dans cette année 2019 marquée par des soulèvements dans le monde entier souvent accompagnés de violences, « cet espèce de point lumineux en Algérie a créé la surprise. C’est quelque chose que plus jamais on ne nous enlèvera, un trésor précieux. On ne peut pas dire qu’il a été éphémère, il a duré un an et j’espère qu’il continuera ». La militante n’oublie pas cependant que les maux profonds de la société algérienne ne sont pas effacés. « Je vois à l’intérieur du beau cercle, qui nous entoure presque affectueusement depuis des mois, comme des îlots d’Algériens qui n’ont pas encore réussi à installer des passerelles ».

Malgré les arrestations et les intimidations, les manifestants du Hirak maintiennent leur revendication principale : « madaniya machi askariya », un État civil et non militaire. Ils invitent ainsi pacifiquement l’armée qui détient encore la réalité du pouvoir à sortir de la vie politique du pays par la grande porte. 

— Correspondance à Alger de Daikha Dridi pour La Chronique

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